CJUE, 5e ch., 19 janvier 2023, n° C-680/20
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Unilever Italia Mkt. Operations Srl
Défendeur :
Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato, La Bomba Snc
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Regan
Juges :
M. Gratsias, M. Ilešič, M. Jarukaitis, M. Csehi
Avocat général :
M. Rantos
Avocats :
Me Bitonto, Me Borocci, Me Lembo, Me Perfetti, Me Tesauro, Me Thomas
LA COUR (cinquième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 101 et 102 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Unilever Italia Mkt. Operations Srl (ci-après « Unilever ») à l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (autorité garante de la concurrence et du marché, Italie) (ci-après l’« AGCM ») au sujet d’une sanction infligée par cette autorité à ladite société pour abus de position dominante sur le marché italien de la distribution de glaces en conditionnements individuels à certains types de commerces, tels que les établissements balnéaires et les bars.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
3 Unilever a pour activité la fabrication et la commercialisation de produits de grande consommation, dont des glaces confectionnées, commercialisées sous les marques Algida et Carte d’Or. En Italie, Unilever distribue des glaces en conditionnements individuels destinées à être consommées « à l’extérieur », à savoir hors du domicile des consommateurs, dans des bars, des cafés, des clubs de sport, des piscines ou d’autres lieux de loisirs (ci-après les « points de vente »), au moyen d’un réseau de 150 distributeurs.
4 Le 3 avril 2013, une société concurrente a saisi l’AGCM d’une plainte pour abus de position dominante de la part d’Unilever sur le marché des glaces en conditionnements individuels. L’AGCM a ouvert une enquête.
5 Au cours de son instruction, l’AGCM a notamment estimé qu’elle n’était pas obligée d’analyser les études économiques produites par Unilever afin de démontrer que les pratiques objets de l’enquête n’avaient pas d’effet d’éviction à l’encontre de ses concurrents au moins aussi efficaces, au motif que ces études étaient totalement dénuées de pertinence en présence de clauses d’exclusivité, l’emploi de telles clauses par une entreprise occupant une position dominante étant suffisant pour caractériser un usage abusif de cette position.
6 Par décision du 31 octobre 2017, l’AGCM a considéré qu’Unilever avait abusé de sa position dominante sur le marché de la commercialisation des glaces en conditionnements individuels destinées à être consommées à l’extérieur, en violation de l’article 102 TFUE.
7 Il ressort de cette décision qu’Unilever a mené, sur le marché en cause, une stratégie d’exclusion susceptible d’entraver la croissance de ses concurrents. Cette stratégie a reposé principalement sur l’imposition, par les distributeurs d’Unilever, de clauses d’exclusivité aux exploitants des points de vente, les obligeant à s’approvisionner exclusivement auprès d’Unilever pour la totalité de leurs besoins en glaces en conditionnements individuels. En contrepartie, ces exploitants bénéficiaient d’un large éventail de remises et de commissions, dont l’attribution était subordonnée à des conditions de chiffre d’affaires ou de commercialisation d’une gamme déterminée de produits d’Unilever. Ces remises et ces commissions, qui s’appliquaient, selon des combinaisons et des modalités variables, à la quasi-totalité des clients d’Unilever, auraient visé à inciter ceux-ci à continuer de s’approvisionner exclusivement auprès de cette entreprise, en les décourageant de résilier leur contrat pour s’approvisionner auprès de concurrents d’Unilever.
8 Deux aspects de la décision de l’AGCM, du 31 octobre 2017, sont plus particulièrement pertinents aux fins du présent renvoi préjudiciel.
9 D’une part, bien que les agissements abusifs aient été matériellement commis non pas par Unilever, mais par ses distributeurs, l’AGCM a considéré que ces agissements devaient être imputés uniquement à Unilever au motif que cette dernière et ses distributeurs formaient une seule et même entité économique. En effet, Unilever pratiquerait un certain degré d’interférence dans la politique commerciale des distributeurs de sorte que ces derniers n’auraient pas agi de manière indépendante lorsqu’ils ont imposé des clauses d’exclusivité aux exploitants des points de vente.
10 D’autre part, l’AGCM a estimé que, compte tenu des caractéristiques spécifiques du marché en cause, et notamment du faible espace disponible dans les points de vente, ainsi que du rôle déterminant, dans les choix des consommateurs, de l’étendue de l’offre dans ces points de vente, Unilever avait, par son comportement, exclu, ou du moins limité, la possibilité pour les opérateurs concurrents de se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs produits.
11 En conséquence, par sa décision du 31 octobre 2017, l’AGCM a infligé à Unilever une amende de 60 668 580 euros pour avoir abusé de sa position dominante, en violation de l’article 102 TFUE.
12 Unilever a formé un recours contre cette décision devant le Tribunale Amministrativo Regionale per il Lazio (tribunal administratif régional pour le Latium, Italie) qui a rejeté ce recours dans son intégralité.
13 Unilever a fait appel de ce jugement devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie).
14 À l’appui de cet appel, Unilever soutient que le Tribunale Amministrativo Regionale per il Lazio (tribunal administratif régional pour le Latium) aurait dû constater l’existence de vices entachant prétendument la décision de l’AGCM, du 31 octobre 2017, en ce qui concerne, d’une part, l’imputabilité à elle-même des comportements mis en œuvre par ses distributeurs et, d’autre part, les effets des comportements en cause qui, selon elle, n’étaient pas susceptibles de fausser la concurrence.
15 La juridiction de renvoi indique éprouver des doutes quant à l’interprétation à donner au droit de l’Union pour répondre aux deux griefs précités. En particulier, s’agissant du premier grief, celle-ci fait état de ce qu’il lui est nécessaire de savoir si et à quelles conditions une coordination entre des opérateurs économiques formellement autonomes et indépendants est telle qu’elle équivaut à l’existence d’un centre de décision unique, avec pour corollaire que les agissements de l’un peuvent également être imputés à l’autre.
16 C’est dans ces conditions que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) En dehors des cas de contrôle des sociétés, quels sont les critères pertinents pour déterminer si la coordination contractuelle entre des opérateurs économiques formellement autonomes et indépendants donne lieu à une unité économique au sens des articles 101 et 102 TFUE [? E]n particulier, l’existence d’un certain degré d’ingérence dans les choix commerciaux d’une autre entreprise, qui caractérise habituellement les relations de collaboration commerciale entre producteurs et intermédiaires de distribution, peut-elle être considérée comme suffisante pour que l’on considère ces entités comme appartenant à la même unité économique [? O]u bien faut-il un lien “hiérarchique” entre les deux entreprises, pouvant être constaté en présence d’un contrat en vertu duquel plusieurs entreprises autonomes se “soumettent” à l’activité de direction et de coordination de l’une d’elles, de sorte que l’[a]utorité de concurrence [compétente] doit apporter la preuve d’une pluralité systématique et constante d’actes d’orientation susceptibles d’influer sur les décisions de gestion de l’entreprise, c’est-à-dire sur les choix stratégiques et opérationnels à caractère financier, industriel et commercial ?
2) Aux fins d’apprécier l’existence d’un abus de position dominante mis en œuvre au moyen de clauses d’exclusivité, faut-il interpréter l’article 102 TFUE en ce sens qu’il existe pour l’[a]utorité de concurrence [compétente] une obligation de vérifier si l’effet de ces clauses est d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces, et d’examiner de manière détaillée les analyses économiques produites par [une] partie quant à la capacité concrète des comportements en cause d’évincer du marché des concurrents aussi efficaces ? Ou bien, dans le cas de clauses d’exclusivité visant à évincer [des concurrents] ou de comportements caractérisés par une multitude de pratiques abusives (rabais de fidélité et clauses d’exclusivité), l’obligation juridique pour l’[a]utorité de concurrence [compétente] d’appliquer le critère du concurrent aussi efficace pour constater l’infraction au droit de la concurrence est-elle inexistante ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
Sur la recevabilité
17 L’AGCM et le gouvernement italien soutiennent que la première question est irrecevable, car la décision de renvoi serait dépourvue des précisions nécessaires. En outre, cette question ferait référence à l’article 101 TFUE, alors que cette disposition n’aurait pas été appliquée par l’AGCM.
18 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, désormais reflétée à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées. Ces exigences valent tout particulièrement dans le domaine de la concurrence, qui est caractérisé par des situations de fait et de droit complexes (arrêt du 5 mars 2019, Eesti Pagar, C‑349/17, EU:C:2019:172, point 49).
19 En outre, la Cour ne saurait statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale lorsqu’il apparaît manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou que le problème soulevé est de nature hypothétique (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, Baltijas Starptautiskā Akadēmija et Stockholm School of Economics in Riga, C‑164/21 et C‑318/21, EU:C:2022:785, point 33).
20 En l’occurrence, comme l’a relevé M. l’avocat général au point 19 de ses conclusions, d’une part, les informations contenues dans la décision de renvoi, bien que succinctes, sont suffisantes pour expliquer l’hypothèse factuelle sur laquelle repose la première question. D’autre part, la circonstance que la juridiction de renvoi mentionne, dans la première question, non seulement l’article 102 TFUE, mais également l’article 101 TFUE n’est pas de nature à remettre en cause la recevabilité de la première question dans son ensemble.
21 En revanche, dès lors qu’il ressort des motifs de la décision de renvoi que l’article 101 TFUE n’a pas été appliqué par l’AGCM dans l’affaire en cause au principal, et même si la notion d’ « entreprise » est commune aux articles 101 et 102 TFUE, la première question, en ce qu’elle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE, doit être considérée comme étant hypothétique et donc irrecevable.
22 Par conséquent, la première question est recevable uniquement en ce qu’elle porte sur l’interprétation de l’article 102 TFUE.
Sur le fond
23 Il ressort de la demande de la décision préjudicielle que, s’agissant des agissements abusifs commis par les distributeurs, l’AGCM a uniquement sanctionné Unilever, et ce au motif qu’elle avait commis un abus de position dominante. Dans ce contexte,, par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir dans quelles conditions les agissements d’opérateurs économiques formellement autonomes et indépendants, à savoir des distributeurs, peuvent être imputés à un autre opérateur économique autonome et indépendant, à savoir le producteur des produits distribués par ceux-ci.
24 Dans ces conditions, il convient de considérer que, par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que les agissements adoptés par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution d’un producteur en position dominante peuvent être imputés à ce dernier et, le cas échéant, à quelles conditions.
25 En particulier, ladite juridiction s’interroge sur le point de savoir si l’existence d’une coordination contractuelle entre un producteur, autour duquel cette coordination contractuelle est organisée, et différents distributeurs juridiquement autonomes est suffisante pour permettre une telle imputation ou s’il faut, en outre, constater que ledit producteur a la capacité d’exercer une influence déterminante sur les décisions commerciales, financières et industrielles que les distributeurs sont susceptibles de prendre en lien avec l’activité concernée, allant au-delà de celle qui caractérise habituellement les relations de collaboration entre les producteurs et les intermédiaires de distribution.
26 À cet égard, il est certes vrai que, dans la mesure où leur mise en œuvre implique leur acceptation au moins tacite par toutes les parties, les décisions prises dans le cadre d’une coordination contractuelle, tel un accord de distribution, ne relèvent pas, en principe, d’un comportement unilatéral, mais s’insèrent dans les relations que les parties à cette coordination entretiennent entre elles (voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 1985, Ford-Werke et Ford of Europe/Commission, 25/84 et 26/84, EU:C:1985:340, points 20 et 21). De telles décisions relèvent donc, en principe, du droit des ententes visé à l’article 101 TFUE.
27 Cette conclusion n’exclut toutefois pas qu’une entreprise en position dominante puisse se voir imputer le comportement adopté par les distributeurs de ses produits ou services avec lesquels elle n’entretient que des relations contractuelles et qu’il soit, par suite, constaté que cette entreprise a commis un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
28 En effet, il incombe, à toute entreprise qui détient une position dominante, une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 135 et jurisprudence citée).
29 Or, ainsi que l’a observé M. l’avocat général au point 48 de ses conclusions, une telle obligation vise à prévenir non seulement les atteintes à la concurrence occasionnées directement par le comportement de l’entreprise en position dominante, mais également celles engendrées par des comportements dont la mise en œuvre a été déléguée par cette entreprise à des entités juridiques indépendantes, tenues d’exécuter ses instructions. Ainsi, lorsque le comportement reproché à l’entreprise en position dominante est matériellement mis en œuvre par un intermédiaire faisant partie d’un réseau de distribution, ce comportement peut être imputé à cette entreprise s’il s’avère qu’il a été adopté conformément aux instructions spécifiques données par celle-ci et donc au titre de la mise en œuvre d’une politique décidée unilatéralement par ladite entreprise et à laquelle les distributeurs concernés étaient tenus de se conformer.
30 Dans une telle hypothèse, étant donné que le comportement reproché à l’entreprise en position dominante a été décidé unilatéralement, cette dernière peut être considérée comme en étant l’auteur et, donc, le cas échéant, comme en étant la seule responsable aux fins de l’application de l’article 102 TFUE. En effet, dans un tel cas de figure, les distributeurs et, par conséquent, le réseau de distribution que ces derniers forment avec cette entreprise doivent être considérés comme étant simplement un instrument de ramification territoriale de la politique commerciale de ladite entreprise et, à ce titre, comme étant l’instrument par lequel, le cas échéant, la pratique d’éviction en cause a été mise en œuvre.
31 Il en va ainsi, notamment, lorsqu’un tel comportement prend la forme de contrats-types, entièrement rédigés par un producteur en position dominante et contenant des clauses d’exclusivité au bénéfice de ses produits que les distributeurs de ce producteur sont tenus de faire signer aux exploitants de points de vente sans pouvoir les amender, sauf accord exprès dudit producteur. En effet, dans de telles circonstances, le même producteur ne peut raisonnablement ignorer que, eu égard aux liens juridiques et économiques l’unissant à ces distributeurs, ces derniers mettront en œuvre ses instructions et, par ce moyen, la politique arrêtée par lui. Un tel producteur doit, dès lors, être considéré comme étant prêt à assumer les risques d’un tel comportement.
32 Dans ce cas de figure, l’imputabilité à l’entreprise en position dominante du comportement mis en œuvre par les distributeurs faisant partie du réseau de distribution de ses produits ou services n’est conditionnée ni à la démonstration de ce que les distributeurs concernés font également partie de cette entreprise, au sens de l’article 102 TFUE, ni même à l’existence d’un lien « hiérarchique » résultant d’une pluralité systématique et constante d’actes d’orientation adressés à ces distributeurs susceptibles d’influer sur les décisions de gestion que ces derniers adoptent à l’égard de leurs activités respectives.
33 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre à la première question que l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que les agissements adoptés par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution des produits ou des services d’un producteur jouissant d’une position dominante peuvent être imputés à ce dernier s’il est établi que ces agissements n’ont pas été adoptés de manière indépendante par lesdits distributeurs, mais qu’ils font partie d’une politique décidée unilatéralement par ce producteur et mise en œuvre par l’intermédiaire desdits distributeurs.
Sur la seconde question
34 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, en présence de clauses d’exclusivité figurant dans des contrats de distribution, l’autorité de concurrence compétente est tenue, pour constater un abus de position dominante, d’établir que ces clauses ont pour effet d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que l’entreprise en position dominante et si, en tout état de cause, en présence d’une pluralité de pratiques litigieuses, cette autorité est tenue d’examiner de manière détaillée les analyses économiques produites, le cas échéant, par l’entreprise concernée, notamment lorsqu’elles sont fondées sur un test dit du « concurrent aussi efficace ».
35 À cet égard, il convient de rappeler que l’article 102 TFUE prévoit qu’est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre les États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
36 Cette notion vise ainsi à sanctionner les comportements d’une entreprise en position dominante qui, sur un marché où, à la suite de la présence de l’entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, ont pour effet de porter atteinte au maintien d’une structure de concurrence effective (arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 68 ainsi que jurisprudence citée).
37 Cela étant, l’article 102 TFUE n’a pas pour but d’empêcher une entreprise de conquérir, par ses propres mérites, et notamment en raison de ses compétences et de ses capacités, une position dominante sur un marché, ni d’assurer que des concurrents moins efficaces qu’une entreprise occupant une telle position restent sur le marché. En effet, tout effet d’éviction ne porte pas nécessairement atteinte au jeu de la concurrence, puisque, par définition, la concurrence par les mérites peut conduire à la disparition du marché ou à la marginalisation des concurrents moins efficaces, et donc moins intéressants, pour les consommateurs du point de vue notamment des prix, du choix, de la qualité ou de l’innovation (arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 73 ainsi que jurisprudence citée).
38 En revanche, il incombe aux entreprises en position dominante, indépendamment des causes d’une telle position, de ne pas porter atteinte, par leur comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur (voir, notamment, arrêts du 9 novembre 1983, Nederlandsche Banden-Industrie-Michelin/Commission, 322/81, EU:C:1983:313, point 57, et du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 135).
39 Ainsi, un abus de position dominante pourra notamment être établi lorsque le comportement reproché a produit des effets d’éviction à l’égard de concurrents aussi efficaces que l’auteur de ce comportement en termes de structure de coûts, de capacité d’innovation ou de qualité ou encore lorsque ledit comportement reposait sur l’utilisation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence « normale », c’est‑à-dire fondée sur les mérites (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, points 69, 71, 75 et 76 ainsi que jurisprudence citée).
40 À cet égard, il appartient aux autorités de concurrence de démontrer le caractère abusif d’un comportement au regard de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes entourant le comportement en cause (arrêts du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C‑549/10 P, EU:C:2012:221, point 18, ainsi que du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 72), ce qui inclut celles mises en exergue par les éléments de preuve avancés en défense par l’entreprise en position dominante.
41 Certes, pour établir le caractère abusif d’un comportement, une autorité de concurrence ne doit pas nécessairement démontrer que ce comportement a effectivement produit des effets anticoncurrentiels. En effet, l’article 102 TFUE vise à sanctionner le fait, pour une ou plusieurs entreprises, d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci, indépendamment de savoir si une telle exploitation s’est avérée ou non fructueuse (arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 53 ainsi que jurisprudence citée). Dès lors, une autorité de concurrence peut constater une violation de l’article 102 TFUE en établissant que, durant la période pendant laquelle le comportement en cause a été mis en œuvre, celui-ci avait, dans les circonstances de l’espèce, la capacité de restreindre la concurrence par les mérites malgré son absence d’effet.
42 Toutefois, cette démonstration doit, en principe, être fondée sur des éléments de preuve tangibles, qui démontrent, en allant au-delà de la simple hypothèse, la capacité effective de la pratique en cause à produire de tels effets, l’existence d’un doute à cet égard devant bénéficier à l’entreprise ayant recours à une telle pratique (voir, en ce sens, arrêts du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal/Commission, 27/76, EU:C:1978:22, point 265, ainsi que du 31 mars 1993, Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission, C‑89/85, C‑104/85, C‑114/85, C‑116/85, C‑117/85 et C‑125/85 à C‑129/85, EU:C:1993:120, point 126).
43 En conséquence, une pratique ne saurait être qualifiée d’abusive si elle est restée à l’état de projet. En outre, une autorité de concurrence ne saurait s’appuyer sur les effets que cette pratique pourrait ou aurait pu produire si certaines circonstances particulières, qui n’étaient pas celles prévalant sur le marché lors de sa mise en œuvre et dont la réalisation apparaissait, alors, peu probable, s’étaient réalisées.
44 Par ailleurs, si aux fins d’apprécier la capacité du comportement d’une entreprise à restreindre la concurrence effective sur un marché, une autorité de concurrence peut s’appuyer sur les enseignements des sciences économiques, confirmés par des études empiriques ou comportementales, la prise en considération de ces enseignements ne saurait cependant être suffisante. D’autres éléments propres aux circonstances de l’espèce, tels que l’ampleur dudit comportement sur le marché, les contraintes de capacités pesant sur les fournisseurs de matières premières ou le fait que l’entreprise en position dominante soit, au moins, pour une partie de la demande un partenaire inévitable, doivent être pris en compte pour déterminer si, eu égard à ces enseignements, le comportement en cause doit être regardé comme ayant eu, au moins durant une partie de la période pendant laquelle il a été mis en œuvre, la capacité de produire des effets d’éviction sur le marché concerné.
45 Une démarche similaire doit d’ailleurs être suivie s’agissant de la preuve d’une intention anticoncurrentielle de l’entreprise en position dominante. En effet, cette intention constitue un indice de la nature et des objectifs poursuivis par la stratégie menée par ladite entreprise et, à ce titre, peut être prise en compte. L’existence d’une intention anticoncurrentielle peut également être pertinente aux fins du calcul de l’amende. Toutefois, la démonstration de l’existence d’une telle intention n’est ni requise ni suffisante, à elle seule, pour établir l’existence d’un abus de position dominante dès lors que la notion d’« exploitation abusive », au sens de l’article 102 TFUE, est fondée sur une appréciation objective du comportement en cause (voir, en ce sens, arrêts du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C‑549/10 P, EU:C:2012:221, points 19 et 21, ainsi que du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, points 61 et 62).
46 Dans ce contexte, s’agissant plus spécifiquement de clauses d’exclusivité, la Cour a certes jugé que les clauses par lesquelles des cocontractants se sont engagés à s’approvisionner pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins auprès d’une entreprise en position dominante, même non assorties de rabais, constituaient, par nature, une exploitation d’une position dominante et qu’il en allait de même pour les rabais de fidélité accordés par une telle entreprise (arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85/76, EU:C:1979:36, point 89).
47 Toutefois, dans l’arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 138), la Cour a précisé, en premier lieu, cette jurisprudence dans le cas où une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, en produisant des éléments de preuve à l’appui de ses allégations, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction reprochés.
48 À cet effet, la Cour a indiqué que, dans cette situation, l’autorité de concurrence est non seulement tenue d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais elle est également tenue d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 139).
49 La Cour a ajouté, en second lieu, que l’analyse de la capacité d’éviction est également pertinente pour l’appréciation du point de savoir si un système de rabais relevant en principe de l’interdiction de l’article 102 TFUE peut être objectivement justifié. En outre, l’effet d’éviction qui résulte d’un système de rabais, désavantageux pour la concurrence, peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur. Or, une telle mise en balance des effets, favorables et défavorables pour la concurrence, de la pratique contestée ne peut être opérée qu’à la suite d’une analyse de la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante, inhérente à la pratique en cause (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 140).
50 Certes, en apportant cette seconde précision, la Cour a mentionné uniquement les systèmes de rabais. Toutefois, dès lors que tant les pratiques de rabais que les clauses d’exclusivité sont susceptibles d’être objectivement justifiées ou de voir les désavantages qu’elles génèrent contrebalancés, voire surpassés, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur, une telle précision doit être comprise comme valant tant pour l’une ou que pour l’autre de ces pratiques.
51 Au demeurant, outre qu’une telle interprétation apparaît cohérente avec la première précision apportée par la Cour dans ledit arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 139), il convient de constater que, si les clauses d’exclusivité suscitent, en raison de leur nature, des préoccupations légitimes de concurrence, leur capacité à évincer les concurrents n’est pas automatique, ainsi d’ailleurs que l’illustre la communication de la Commission intitulée « Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article [102 TFUE] aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes » (JO 2009, C 45, p. 7, paragraphe 36).
52 Il s’ensuit que, d’une part, lorsqu’une autorité de concurrence suspecte qu’une entreprise a violé l’article 102 TFUE en ayant recours à des clauses d’exclusivité et que cette dernière conteste, au cours de la procédure, la capacité concrète desdites clauses d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces, éléments de preuve à l’appui, cette autorité doit s’assurer, au stade de la caractérisation de l’infraction, que ces clauses avaient, dans les circonstances de l’espèce, la capacité effective d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que cette entreprise.
53 D’autre part, l’autorité de concurrence ayant ouvert cette procédure est également tenue d’apprécier, de manière concrète, la capacité de ces clauses de restreindre la concurrence, lorsque, au cours de la procédure administrative l’entreprise suspectée, sans contester formellement que son comportement avait la capacité de restreindre la concurrence, soutient qu’il existe des justifications à sa conduite.
54 En tout état de cause, la présentation en cours de procédure de preuves susceptibles de démontrer l’absence de capacité à produire des effets restrictifs fait naître l’obligation pour ladite autorité de concurrence de les examiner. En effet, le respect du droit d’être entendu, lequel, selon une jurisprudence constante, constitue un principe général du droit de l’Union, requiert des autorités de concurrence qu’elles entendent l’entreprise en position dominante, ce qui implique qu’elles prêtent toute l’attention requise aux observations soumises par celle-ci et examinent, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et, notamment, les preuves soumises par ladite entreprise (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 52).
55 Il s’ensuit que, lorsque l’entreprise en position dominante a produit une étude économique afin de démontrer que la pratique qui lui est reprochée n’était pas susceptible d’évincer des concurrents, l’autorité de concurrence compétente ne saurait exclure la pertinence de cette étude sans exposer les raisons pour lesquelles elle estime que celle-ci ne permet pas de contribuer à la démonstration de l’incapacité des pratiques mises en cause à porter atteinte à la concurrence effective sur le marché concerné et, par suite, sans mettre en mesure ladite entreprise de déterminer l’offre de preuve qui pourrait lui être substituée.
56 S’agissant du test du concurrent aussi efficace et auquel la juridiction de renvoi a fait expressément mention dans sa demande, il convient de rappeler que cette notion fait référence à différents tests ayant en commun de viser à apprécier la capacité d’une pratique à produire des effets d’éviction anticoncurrentiels en se référant à l’aptitude d’un hypothétique concurrent de l’entreprise en position dominante aussi efficace qu’elle en termes de structure de coûts, à proposer aux clients un tarif suffisamment avantageux pour les inciter à changer de fournisseur, malgré les désavantages générés, sans que cela aboutisse à ce que ce concurrent subisse des pertes. Cette aptitude est généralement déterminée au regard de la structure de coût de l’entreprise en position dominante elle-même.
57 Or, un test de cette nature peut être inapproprié en présence notamment de certaines pratiques non tarifaires, tel un refus de livrer, ou lorsque le marché en cause est protégé par d’importantes barrières. Au demeurant, un tel test n’est qu’une méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction, laquelle méthode ne prend d’ailleurs en considération que la concurrence par les prix. Notamment, l’utilisation, par une entreprise en position dominante, de ressources autres que celles gouvernant la concurrence par les mérites peut suffire, dans certaines circonstances, à caractériser l’existence d’un tel abus (voir, également en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C‑377/20, EU:C:2022:379, point 78).
58 Par conséquent, les autorités de concurrence ne sauraient avoir l’obligation juridique d’avoir recours au test du concurrent aussi efficace pour constater le caractère abusif d’une pratique (voir, en ce sens, arrêts du 6 octobre 2015, Post Danmark, C‑23/14, EU:C:2015:651, point 57).
59 Pour autant, même en présence de pratiques non-tarifaires, la pertinence d’un tel test ne saurait être exclue. En effet, un test de ce type peut s’avérer utile dès lors que les conséquences de la pratique en cause peuvent être quantifiées. Notamment, dans le cas de clauses d’exclusivité, un tel test peut théoriquement servir à déterminer si un hypothétique concurrent ayant une structure de coûts analogue à celle de l’entreprise en position dominante serait en mesure de proposer ses produits ou ses prestations autrement qu’à perte ou avec une marge insuffisante s’il devait prendre à sa charge les indemnités que les distributeurs auraient à payer afin de changer de fournisseur ou les pertes qu’ils devraient subir après un tel changement suite au retrait des remises antérieurement consenties (voir, par analogie, arrêt du 25 mars 2021, Slovak Telekom/Commission, C‑165/19 P, EU:C:2021:239, point 110).
60 En conséquence, lorsqu’une entreprise en position dominante suspectée de pratique abusive fournit à une autorité de concurrence une analyse fondée sur un test du concurrent aussi efficace, ladite autorité ne saurait écarter cette preuve sans même en examiner la valeur probante.
61 Cette circonstance n’est pas remise en cause par l’existence d’une pluralité de pratiques litigieuses. En effet, à supposer même que les effets cumulés de ces pratiques ne puissent pas être appréhendés par un tel test, il n’en demeure pas moins que le résultat d’un test de cette nature peut néanmoins constituer un indice des effets de certaines desdites pratiques et, ainsi, être pertinent afin de déterminer si certaines qualifications peuvent être retenues à l’égard des pratiques en cause.
62 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, en présence de clauses d’exclusivité figurant dans des contrats de distribution, une autorité de concurrence est tenue, pour constater un abus de position dominante, d’établir, au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes et compte tenu, notamment, des analyses économiques produites, le cas échéant, par l’entreprise en position dominante quant à l’absence de capacité des comportements en cause d’évincer du marché les concurrents aussi efficaces qu’elle, que ces clauses ont la capacité de restreindre la concurrence. Le recours à un test du concurrent aussi efficace présente un caractère facultatif. Toutefois, si les résultats d’un tel test sont présentés par l’entreprise concernée au cours de la procédure administrative, l’autorité de concurrence est tenue d’en examiner la valeur probante.
Sur les dépens
63 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :
1) L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que les agissements adoptés par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution des produits ou des services d’un producteur jouissant d’une position dominante peuvent être imputés à ce dernier s’il est établi que ces agissements n’ont pas été adoptés de manière indépendante par lesdits distributeurs, mais qu’ils font partie d’une politique décidée unilatéralement par ce producteur et mise en œuvre par l’intermédiaire desdits distributeurs.
2) L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, en présence de clauses d’exclusivité figurant dans des contrats de distribution, une autorité de concurrence est tenue, pour constater un abus de position dominante, d’établir, au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes et compte tenu, notamment, des analyses économiques produites, le cas échéant, par l’entreprise en position dominante quant à l’absence de capacité des comportements en cause d’évincer du marché les concurrents aussi efficaces qu’elle, que ces clauses ont la capacité de restreindre la concurrence. Le recours à un test dit « du concurrent aussi efficace » présente un caractère facultatif. Toutefois, si les résultats d’un tel test sont présentés par l’entreprise concernée au cours de la procédure administrative, l’autorité de concurrence est tenue d’en examiner la valeur probante.