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Décisions

CA Paris, 16e ch. A, 7 février 2007, n° 99/24425

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

UGC Ciné Cité (SA)

Défendeur :

Boisset (ès qual.), Cible Activites (SA), Meille (ès qual.), Cible Financière (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Duclaud

Conseillers :

Mme Imbaud-Content, M. Zavaro

Avoués :

Me Huyghe, SCP Menard - Scelle-Millet

Avocats :

Me Doucet, Me Eskenazi

T. com. Paris, du 18 oct. 1999, n° 19975…

18 octobre 1999

Exposé des faits

*

Par acte du 12 novembre 1995, la SFFVH, aux droits de laquelle se trouve aujourd'hui la société Cible financière, a consenti à la société UGC ciné cité un bail commercial de 12 années sur un local destiné à exploiter un centre cinématographique dans un ensemble commercial situé à Saint Herblain (Loire atlantique), au premier étage d'un bâtiment dont le rez de chaussée est loué à la société Decathlon.

Se trouvant dans l'impossibilité d'apposer, sur le bâtiment en cause, des enseignes signalant sa présence du fait d'une exclusivité concédée à la société Decathlon, la société UGC a saisi le tribunal de commerce de Paris, qui, par jugement du 18 octobre 1999, relevant le fait qu'U. était un professionnel du cinéma et qu'il lui appartenait de faire préciser au bailleur ses obligations au regard des conditions futures d'exploitation des salles notamment en matière d'apposition d'enseignes, a débouté la société UGC de ses demandes.

Le tribunal ordonnait également une expertise confiée à M. G., remplacé par M. P., sur un point qui n'est plus en litige. Toutefois la mission de ce dernier était étendue à l'estimation des conséquences dommageables résultant de l'impossibilité d'apposer des enseignes commerciales sur le bâtiment qu'elle occupe par arrêt de cette cour en date du 21 mai 2003. M. P. a déposé son rapport le 31 janvier 2006.

La société UGC ciné cité relève appel du jugement du 18 octobre 1999. Elle soutient que le bailleur a manqué à son obligation de renseignement et de conseil; qu'il a fait preuve de réticence dolosive en s'abstenant, lors de la signature du bail, d'informer son cocontractant de l'exclusivité d'apposition d'enseigne sur le bâtiment en cause consenti à la société Decathlon; et qu'il n'a pas rempli son obligation de délivrance. Elle sollicite la condamnation de la société FFVH à lui payer :

La somme de 2 417 000 E au titre des pertes d'exploitation au 30 juin 2006,

La somme de 1 399 000 E au titre de la perte de valeur du fonds de commerce,

La somme de 140 000 E au titre des frais de remploi,

La somme de 121 000 E au titre du trouble commercial,

Soit au total la somme de 4 077 000 E sauf à parfaire et à actualiser.

A titre subsidiaire, elle sollicite une somme globale de 1 383 750 E sauf à parfaire et à actualiser, en homologation du rapport de M. P., soit 1 156 750 E au titre des pertes d'exploitation au 30 juin 2006 et 227 000 E au titre du préjudice patrimonial..

Elle demande enfin l'allocation d'une somme de 100 000 E sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Cible financière conclut à la confirmation de la décision déférée. Elle soutient en effet n'avoir commis aucune faute et invoque l'obligation pour la société UGC, en sa qualité de professionnel, de négocier l'insertion d'une clause relative à l'enseigne dans le bail. Elle conteste s'être rendue coupable de réticence dolosive et affirme avoir parfaitement informé, dès la signature du bail, la société UGC de l'exclusivité accordée à la société Decathlon pour ce qui concerne l'apposition d'enseigne sur la périphérie extérieure du bâtiment. A titre subsidiaire, elle conclut à l'absence de lien de causalité entre la prétendue faute, le fait dommageable et le préjudice subi. A titre très subsidiaire, elle soutient que le préjudice total ne saurait excéder la somme de 867 563 E et que le préjudice résultant du défaut de signalétique n'atteint qu'un montant maximum de 69 405 E.

Elle sollicite également une somme de 50 000 par application de l’article 700 du nouveau code de procédure civile.

Motifs

SUR CE,

Considérant que le bail consenti le 28 mars 1994 à la société Decathlon sur le local situé au rez de chaussée du bâtiment loué par le même bailleur à la société UGC le 21 novembre 1995 mentionne que le bailleur (Foncière et financière Victor H.) accorde au preneur (Decathlon) l exclusivité de l'apposition de toute signalisation, enseignes sur tout le pourtour du bâtiment et en toiture de celui-ci'; que la convention du 21 novembre 1995 ne comporte en revanche aucune disposition au sujet des enseignes;

#1 Considérant qu'il n'est pas contesté que la société UGC a été empêchée de signaler, sur le bâtiment en cause, sa présence; qu'elle invoque la réticence dolosive du bailleur ainsi que son manquement à l'obligation de délivrance;

Sur le dol :

#2 Considérant que le dol ne se présume pas; que la charge de la preuve de l'existence de manoeuvres dolosives, qui peuvent ne résider que dans le fait de retenir une information de nature à empêcher l'autre partie de contracter, incombe à celui qui s'en prévaut;

#3 Considérant que la société UGC affirme ne pas avoir été informée préalablement au contrat de l'exclusivité d'enseigne consentie à l'autre locataire; qu'elle soutient que la réticence dolosive se déduit du silence du contrat et conteste le témoignage de M. D'Amecourt, négociateur du bail pour la société Foncière et financière Victor H. auquel elle oppose le témoignage de M. B., directeur général de la société UGC ciné cité;

#4 Considérant que le seul silence du contrat ne suffit pas à établir la réticence dolosive et qu'en l'état des témoignages contradictoires apportés par des salariés ou mandataires des sociétés en cause il convient de retenir que la preuve du fait allégué n'est pas rapportée;

Sur le manquement à l'obligation de délivrance :

#5 Considérant que le fait pour le titulaire d'un bail commercial de pouvoir signaler sa présence à l'endroit où il exploite son commerce constitue un accessoire nécessaire du bail qui n'a donc pas à être mentionné au contrat;

#6 Considérant que ce droit n'est certes pas absolu et qu'il peut y être dérogé dès lors que des contraintes extérieures, qu'elles soient contractuelles, de réglementation ou relatives à un règlement de copropriété, s'opposent à son effectivité; mais qu'alors il appartient au bailleur d'apporter toutes précisions sur une situation de nature à restreindre la possibilité pour le commerçant titulaire du bail de signaler sa présence;

Considérant que le témoignage de M. D. déjà évoqué est insuffisant à établir que l'étendue de l'obligation de délivrance a été conventionnellement restreinte de par la volonté des parties en l'état de la contestation de ce témoignage ainsi que du silence du contrat;

#7 Considérant par ailleurs que le fait que le preneur a visité un local où la société Decathlon était déjà installée et dont les murs étaient entièrement aux couleurs de cette dernière n'induit pas davantage l'acceptation par le preneur d'une situation dont il ne pouvait connaître le fondement juridique alors même que le toit était libre de toute enseigne;

#8 Considérant qu'il convient d'en déduire que le bailleur a manqué à son obligation de délivrance;

Sur le préjudice et le lien de causalité :

#9 Considérant que le défaut de signalétique des salles relevant du complexe cinématographique U. a nécessairement entraîné une baisse de fréquentation attestée par les performances inférieures du complexe en cause au regard des autres complexes U. comparables qui ne s'explique par aucune autre cause;

#10 Considérant que le bailleur relève que cette méthode n'apporte aucune certitude, mais que l'existence d'un préjudice imputable au fait dommageable est suffisamment démontrée par la réalité de performances inférieures qu'aucun autre facteur ne vient expliquer;

Considérant que l'expert judiciaire propose d'évaluer en appliquant la méthode suivante :

- Recette par spectateur : 5,68 ;

- Taux de marge : 50,95%;

- Nombre d'entrées Europalace Saint Herblain : 984,1;

- Déficit moyen des performances U. au regard de celles du groupe Europalace : 6,6%;

- Entrées manquantes par fauteuil : 984, x 6,6% = 64,95;

- Nombre de spectateurs manquants 2000/2003 : 64,95 x 2462 fauteuils = 159 900;

- Recette manquante : 159 900 x 5,68 = 908 200 ;

- Marge manquante 2000/2003 : 908 200 x 50,95% = 462 700 ;

- Marge manquante annuelle moyenne : 462 700 / 4 = 115 675 ;

#11 Considérant toutefois que cette marge manquante annuelle est calculée par référence à la moyenne des années 2000 à 2003, alors que l'influence du défaut de signalétique tend à s'atténuer du fait de la notoriété acquise par le site et les habitudes prises par les spectateurs; que l'expert ne manque pas de souligner l'imprécision de la méthode utilisée, qui, bien que la seule susceptible d'être mise en oeuvre, laisse subsister une marge d'incertitude d'environ 20% du fait de l'obligation de se référer aux résultats du groupe de distribution cinématographique concurrent et à la moyenne des résultats d'autres complexes multisalles; qu'il convient en conséquence de retenir un préjudice annuelle moyen de 100 000 par année d’exploitation, découlant directement du fait dommageable;

#12 Considérant que le bailleur s'empare d'une observation de l'expert qui relève que moins de 8% des spectateurs peuvent constituer un potentiel de progrès si le fait dommageable n'existait pas' pour conclure que le préjudice ne saurait être supérieur à ce pourcentage du déficit constaté au regard des résultats des autres complexes;

#13 Mais considérant que ce mode de raisonnement ne rend pas compte de la pensée de l'expert qui n'envisage ce taux que comme valeur de recoupement de l'indice moyen du déficit de performance du complexe U. Saint Herbalin, retenu en définitive à hauteur de 6,6%; qu'il n'existe donc aucune justification logique à la demande tendant à assortir la somme correspondant au déficit d'exploitation évalué par la méthode détaillée ci-dessus, d'un tel pourcentage;

Considérant que la société UGC demande que son préjudice soit indemnisé jusqu'au 30 juin 2006;

Mais considérant que l'expert, dans son rapport conclu le 31 janvier 2006 mentionne qu'une nouvelle signalétique a été mise en place à la fin de l'année 2005, dont il n'a pu mesurer les effets; que la société UGC soutient que cette modification est mineure, mais qu'en l'absence de tout élément d'évaluation du préjudice réel dans la nouvelle situation créée par cette modification, il convient de retenir que le préjudice n'est établi que jusqu'au 31 décembre 2005, ce qui représente 9 années d'exploitation, soit une somme de 900 000 qu’il convient d’allouer à la société UGC;

#14 Considérant que le préjudice patrimonial correspond à la perte de valeur du fonds;

Mais considérant que ce préjudice n'est que potentiel tant que le fonds n'est pas mis en vente et ne peut être apprécié qu'au jour de la cession éventuelle; que l'expert souligne que la modification récente de la signalétique, si elle devait avoir un effet sur la fréquentation, serait de nature à faire disparaître complètement ce chef de préjudice;

Considérant dès lors que ce préjudice n'est pas certain, qu'il convient de rejeter la demande de ce chef;

#15 Considérant que la demande présentée au titre des frais de remploi est tributaire du sort fait au préjudice patrimonial;

#16 Considérant que la société UGC sollicite enfin une somme de 121 000 au titre du préjudice commercial; que ce préjudice, qui n'est pas retenu par le rapport d'expertise, est justifié par le demandeur compte tenu du temps passé pour obtenir réparation de son préjudice au détriment de son activité;

Considérant que ce chef de demande n'est pas autrement justifié dans son quantum; qu'il ne l'est pas davantage dans son principe même compte tenu de la méthode utilisée pour évaluer le préjudice pour perte d'activité dans la mesure où la comparaison des résultats induit la détermination d'une somme qui couvre l'ensemble des causes à l'origine de la baisse; que dans ces conditions la présente demande couvre un préjudice déjà indemnisé à titre principal;

Considérant en définitive que le préjudice indemnisable s'élève à la somme de 900.000 et qu il convient de condamner la société Cible financière à payer cette somme à la société UGC ciné cité;

Sur les frais irrépétibles :

#17 Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société UGC la totalité des frais non compris dans les dépens; qu'il convient de lui allouer à ce titre une somme de 30.000 ;

Dispositif

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement déféré,

Condamne la société Cible financière à payer à la société UGC ciné cité une somme de 900 000 , en réparation du préjudice causé par le manquement à l'obligation de délivrance, outre une somme de 30 000 au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile;

Rejette les autres demandes;

La condamne aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile par Maître Huyghe.