Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 26 janvier 2023, n° 20/05292

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Bayaderes (SAS)

Défendeur :

Marignan (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Prigent

Conseillers :

Mme Renard, Mme Soudry

Avocats :

Me de Maria, Me Galistin

T. com. Paris, du 2 mars 2020, n° 201906…

2 mars 2020

Faits et procédure :

La société BDP Marignan a pour activité la promotion immobilière. Elle a été absorbée par la société Marignan lors d'une opération de fusion-absorption du 31 décembre 2017.

La société Bayadères est une société de communication.

La société Marignan a confié à la société Bayadères des missions de prestation de services pour les besoins de sa communication.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 16 janvier 2017, la société Bayadères s'est plainte auprès de la société Marignan d'une rupture brutale de leurs relations commerciales.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 27 janvier 2017, la société Marignan a dénié toute rupture des relations commerciales avec la société Bayadères.

Par acte du 28 juillet 2017, la société Bayadères a assigné la société Marignan devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de voir engager sa responsabilité sur le fondement de l'article L.442-6, I, 5° du code de commerce et indemniser les préjudices en résultant.

 

Par jugement du 23 septembre 2019, le tribunal de commerce de Paris a:

 Condamné la société Marignan à payer à la société Bayadères la somme de 42 081 euros correspondant à 4 mois de préavis pour rupture brutale de relations commerciales établies ;

Débouté la société Bayadères de ses demandes au titre du coût des licenciements ;

Condamné la société Marignan à payer à la société Bayadères la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;

Débouté les parties de leurs autres demandes, fins et conclusions ;

Ordonné d'office l'exécution provisoire.

 Par une requête du 18 novembre 2019, la société Bayadères a saisi le tribunal de commerce de Paris d'une demande de rectification d'une erreur matérielle affectant le jugement du 23 septembre 2019.

Par jugement du 2 mars 2020, le tribunal de commerce de Paris a dit la société Bayadères mal fondée en sa requête formée en application de l'article 462 du code de procédure civile et condamné la société Bayadères aux dépens.

Par déclaration du 13 mars 2020, la société Bayadères a interjeté appel des deux jugements rendus par le tribunal de commerce de Paris le 23 septembre 2019 et le 2 mars 2020 en ce qu'ils ont :

 Débouté la société Bayadères de ses demandes au titre du coût des licenciements ;

Débouté la société Bayadères de ses autres demandes, fins et conclusions, et notamment de l'indemnité accordée au titre de la rupture brutale pour le montant non reconnu au-delà des 42 081 euros accordés par le jugement à ce titre, et au titre du montant alloué sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

 

Prétentions et moyens des parties

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 15 février 2021, la société Bayadères demande à la cour de:

- confirmer le jugement rendu le 23 septembre 2019 en ce qui concerne le principe de la faute et de la responsabilité de la société Marignan et du droit à réparation de la société Bayadères,

- l'infirmant sur le montant et statuant à nouveau,

À titre principal

- condamner la société Marignan à verser à la société Bayadères la somme de 377 368 euros à titre d'indemnisation du préjudice résultant de cette rupture brutale,

À titre subsidiaire,

- condamner la société Marignan à verser à la société Bayadères la somme de 85.926 euros correspondant à 4 mois de préavis pour rupture brutale de relations commerciales établies,

En toute hypothèse,

- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 23 septembre 2019 s'agissant exclusivement des données retenues pour calculer le préjudice de la société Bayadères ;

- condamner la société Marignan à verser à la société bayadères la somme de 21 173 euros à titre d'indemnisation du préjudice résultant du coût des ruptures conventionnelles consécutives à la rupture brutale ainsi qu'à la prise en charge des coûts de mise en activité partielle de 3 salariés pour un montant de 4 950,36 euros, montant à parfaire au jour de la décision ;

- rejeter l'ensemble des demandes en ce compris son appel incident de la société Marignan ;

- condamner la société Marignan à verser à la société Bayadères la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 29 août 2022, la société Marignan venant aux droits de la société BDP Marignan demande à la cour de:

- Déclarer recevable et fondé l'appel incident de la société Marignan,

Y faisant droit,

- Infirmer la décision entreprise et, statuant à nouveau ;

- Décharger la société Marignan des condamnations prononcées contre elle en principal, intérêts, frais et accessoires ;

- Ordonner le remboursement des sommes qui auront pu être versées en vertu de l'exécution provisoire de la décision entreprise, en principal, intérêts, frais et accessoires, avec intérêts au taux légal à compter de leur versement et, ce, au besoin à titre de dommages-intérêts,

Subsidiairement,

- Rejeter les prétentions de la société Bayadères et les dire mal fondées et en tout cas excessives, les rapporter à des plus justes proportions ;

- Condamner la société Bayadères au paiement de la somme de 10.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Bayadères à tous les dépens qui pourront être recouvrés par Me Emmanuel Galistin, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 29 septembre 2022.

 MOTIFS

Sur la rupture brutale des relations commerciales

La société Bayadères reproche à la société Marignan d'avoir cessé brutalement toute nouvelle commande à compter du mois de septembre 2015. Elle prétend que le flux d'affaires qui a subsisté concernait d'anciennes commandes ou des travaux très ponctuels. Elle se prévaut d'une ancienneté de relations de 12 années en affirmant avoir succédé à la société Lonsdale et avoir poursuivi la relation établie par la société Marignan avec elle depuis 2003. Elle invoque également sa dépendance économique à l'égard de la société Marigan en faisant valoir que la déontologie et les usages entre clients et agences de communication lui interdisaient de démarcher d'autres clients du même secteur que la société Marignan. Elle ajoute que la relation avec cette société représentait 26 à 50% de son chiffre d'affaires et 39 à 51 % de sa marge brute. Elle fait valoir un contrat type prévoyant un préavis minimal de six mois et considère qu'eu égard à l'ancienneté de sa relation et à sa dépendance économique, un préavis de seize mois aurait dû être respecté.

La société Marignan dénie toute rupture brutale des relations commerciales avec la société Bayadères. Elle prétend tout d'abord que les relations commerciales avec cette société ont perduré au-delà du 1er septembre 2015 et que c'est la société Bayadères qui a fait le choix de ne pas répondre à ses appels d'offres. Elle considère que tout au plus, seule une rupture partielle portant sur les prestations digitales est intervenue et fait valoir que cette rupture ne lui est pas imputable dès lors que la société Bayadères n'a pas souhaité se positionner sur ses besoins changeants et répondre à ses appels d'offres. Elle estime en tout état de cause que l'ancienneté des relations remonte à 2008 et non à 2003 et que rien n'empêchait la société Bayadères de rechercher d'autres partenaires commerciaux de sorte qu'un préavis de quatre mois était suffisant.

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (') A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée.

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Il sera par ailleurs précisé que le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

En outre, le texte susvisé vise à la fois la rupture brutale totale des relations commerciales et la rupture partielle. La notion de rupture partielle peut s'entendre soit de la rupture des relations concernant seulement certains produits, soit de la simple diminution des commandes.

En l'espèce, il résulte des devis acceptés ainsi que de l'attestation d'expert-comptable produits aux débats par la société Bayadères que celle-ci a entretenu une relation établie avec la société Marignan ayant généré un chiffre d'affaires de 299 653 euros en 2009, 234 268 euros en 2010, 335 378 euros en 2011, 356 656 euros en 2012, 378 476 euros en 2013 et 369 545 euros en 2014.

Il ressort de la même attestation de l'expert-comptable que le volume d'affaires entre les deux sociétés s'est réduit à 162.984 euros en 2015 et à 38.265 euros en 2016, soit une réduction de 56% et de 90% par rapport au volume d'affaires moyen réalisé entre 2012 et 2014.

Il n'est pas discuté qu'aucun préavis écrit n'a précédé la réduction des commandes passées par la société Marignan à la société Bayadères. La rupture brutale partielle des relations commerciales à l'initiative de la société Marignan à compter du 1er septembre 2015 est donc caractérisée.

Contrairement à ce qu'elle prétend, l'évolution des besoins en communication de la société Marignan et son orientation vers la communication digitale ne sauraient justifier l'absence de tout préavis écrit. En outre, il apparaît que la société Bayadères avait réalisé par le passé des prestations de communications digitales et était à même de réaliser de telles prestations. Enfin la société Marignan ne démontre pas que la société Bayadères aurait refusé de répondre à « ses appels d'offres ». Le seul fait pour la société Bayadères d'avoir décliné la proposition de la société Marignan d'effectuer un devis pour la réalisation de cartes de vœux en 2015 ne saurait être analysé en un tel refus de participer à des appels d'offres.

La responsabilité de la société Marignan sera donc retenue au titre de la rupture brutale partielle des relations commerciales avec la société Bayadères.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

En l'espèce, l'ancienneté des relations est discutée.

Il appartient à la société Bayadères qui se prévaut d'une continuation de la relation établie entre la société Lonsdale et la société Marignan de rapporter la preuve d'une volonté formelle des parties de se situer dans la continuation des relations antérieures.

Or, ainsi que l'ont à juste titre relevé les premiers juges, le fait que Mme [J] [N], salariée de la société Lonsdale, ait été autorisée, dans le cadre d'une transaction conclue avec son employeur le 5 février 2008, à continuer à travailler pour la société Marignan ne permet pas de démontrer que c'est la même relation entretenue entre la société Lonsdale et la société Marignan qui s'est poursuivie entre la société Bayadères et la société Marignan, quand bien même Mme [N] serait devenue salariée de la société Bayadères. A cet égard, la société Bayadères ne produit aucun élément de nature à établir que la société Marignan aurait entendu poursuivre avec elle la relation précédemment entretenue avec la société Lonsdale, dans la continuité, sans interruption ni modification.

Dans ces conditions, le début des relations entre la société Bayadères et la société Marignan sera fixé à l'année 2008. En conséquence, la société Bayadères est fondée à se prévaloir d'une ancienneté de relations de huit années au moment de la rupture partielle.

Par ailleurs, si la société Bayadères soutient que la déontologie et les usages entre clients et agences de communication l'empêchait d'entretenir des relations avec d'autres clients exerçant dans le même secteur que la société Marignan, elle n'apporte aucune preuve de ses allégations qui sont contestées. La société Bayadères ne démontre ainsi aucunement qu'elle se trouvait dans l'impossibilité de diversifier sa clientèle et qu'elle se trouvait dans un état de dépendance économique subi à l'égard de la société Marignan.

Enfin il résulte de l'attestation de l'expert-comptable de la société Bayadères que le chiffre d'affaires de cette société s'est élevé à 916 017 euros en 2011, à 1 116 222 en 2012, à 919 618 en 2013 et à 836.227 en 2014. Ainsi le flux d'affaires réalisé par la société Bayadères avec la société Marignan a représenté 36,60% de son chiffre d'affaires en 2011, 32% en 2012, 41% en 2013 et à 44% en 2014.

Eu égard à l'ancienneté des relations, à la part représentée par la société Marignan dans le chiffre d'affaires de la société Bayadères mais également à l'absence de spécificité de la prestation réalisée, le préavis qui aurait dû être observé sera fixé à 6 mois.

Sur les préjudices

Sur le préjudice financier résultant du non-respect du préavis

La société Bayadères revendique le paiement d'une indemnité de 377.368 euros au titre du préjudice financier subi du fait de l'absence de préavis. Elle soutient à cet effet que la marge brute annuelle moyenne réalisée avec la société Marignan sur les trois dernières années s'élevait à 283.026 euros.

La société Marignan conteste le préjudice invoqué. Elle prétend que la société Bayadères n'a pas répondu à ses demandes de communication des données comptables sur la base desquelles elle a construit ses tableaux et n'a fourni aucune précision quant au calcul de la marge brute.

Le préjudice consécutif à la brutalité de la rupture est constitué du gain manqué pendant la période d'insuffisance du préavis et s'évalue donc en considération de la marge brute escomptée durant cette période.

En l'espèce, la société Bayadères verse aux débats une attestation de son expert-comptable qui explique que la marge brute a été calculée en déduisant du chiffre d'affaires hors taxes, les charges directes comptabilisées dans les comptes ayant une racine 60 comprenant principalement des achats d'études et prestations de services. La société Bayadères produit également l'ensemble de ses documents comptables pour les années 2011 à 2015. La société Marignan ne justifie d'aucun élément de preuve de nature à contredire l'attestation de l'expert comptable qui estime la marge brute annuelle moyenne réalisée par la société Bayadères avec la société Marignan à 288.112 euros, ce qui correspond à un taux de marge de 78%. Ce taux de marge apparaît en outre compatible avec la marge brute réalisée par les agences de communication s'agissant de prestations essentiellement intellectuelles.

Dans ces conditions, ce taux de marge sera retenu.

La moyenne annuelle du chiffre d'affaires réalisé par la société Bayadères avec la société Marignan s'est élevée à 368 225 euros sur les années 2012 à 2014. La marge brute qu'aurait dû réaliser la société Marignan pendant la période d'insuffisance de préavis peut être estimée à 143 607 euros ([368 225 euros x 78% /12 mois] x 6 mois dont il conviendra de déduire la marge brute réalisée avec la société Marignan postérieurement à la rupture calculée au vu des pièces produites, soit une somme de 29 846 (38 265 euros x 78%) au titre de la marge brute réalisée en 2016. En conséquence, l'indemnisation du préjudice financier résultant de l'absence de préavis doit être fixée à 113 760 euros (143 607 euros – 29 846).

Le jugement entrepris sera infirmé sur ce point et la société Marignan sera condamnée à payer cette indemnité à la société Bayadères.

Sur le préjudice financier résultant du coût des licenciements

La société Bayadères revendique l'indemnisation d'un préjudice financier résultant de la nécessité de se séparer conventionnellement de l'équipe dédiée à traiter les commandes de la société Marignan.

La société Marignan s'oppose à l'indemnisation de ce poste de préjudice en soutenant que la société Bayadères ne démontre pas que les licenciements aient été imposés par la brutalité de la rupture.

La société Bayadères ne produit aucun élément attestant des ruptures des contrats de travail allégués ni de leur coût financier. Il sera en effet relevé que la pièce n°10 qu'elle verse aux débats n'est qu'un tableau qu'elle a elle-même constitué et qui n'est étayé par aucune pièce justificative de sorte qu'il ne peut être retenu à titre de preuve. En outre, la société Bayadères ne démontre pas que lesdites ruptures conventionnelles ont été imposées par l'absence de préavis observé par la société Marignan.

Dans ces conditions, la demande d'indemnisation de ce chef ne peut être accueillie et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

La société Marignan succombe à l'instance d'appel. Les dispositions du jugement entrepris relatives aux dépens et aux frais irrépétibles seront confirmées. La société Marignan sera condamnée aux dépens d'appel ainsi qu'à payer à la société Bayadères une somme supplémentaire de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. La demande de la société Marignan au titre de ses frais irrépétibles sera rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour,

CONFIRME le jugement entrepris sauf en ce qu'il a condamné la société Marignan à payer à la société Bayadères la somme de 42 081 euros correspondant à 4 mois de préavis pour rupture brutale de relations commerciales établies ;

Statuant à nouveau de ce chef,

FIXE à six mois la durée du préavis qui aurait dû être respecté par la société Marignan préalablement à la rupture brutale partielle des relations commerciales établies entretenues avec la société Bayadères ;

CONDAMNE la société Marignan à payer à la société Bayadères la somme de 113 760 euros au titre de la perte de marge brute résultant de la brutalité de la rupture des relations commerciales ;

Y ajoutant,

CONDAMNE la société Marignan à payer à la société Bayadères une somme supplémentaire de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE la demande de la société Marignan sur ce fondement,

CONDAMNE la société Marignan aux dépens d'appel.