Livv
Décisions

Cass. crim., 8 avril 2021, n° 19-87.844

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Soulard

Rapporteur :

M. d'Huy

Avocat général :

M. Petitprez

Avocats :

SAS Cabinet Colin - Stoclet, SCP Gadiou et Chevallier, SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol

Saint-Denis de la Réunion, du 7 nov. 201…

7 novembre 2019

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Dans le cadre d'un important projet immobilier à Saint-Denis de la Réunion, le Groupe SOBEFI et la société Les bâtisseurs de Bourbon (LBB), sociétés de promotion immobilière, se sont associés à parts égales dans la SCCV Les Glorieuses, le gérant de la SCCV étant la société LBB.

3. En mars 2010, la SCCV Les Glorieuses a proposé à la société Dyonisienne d'aménagement et de construction (SODIAC), société d'économie mixte intervenant dans le développement du territoire urbain et présidée depuis le 2 juin 2008 par M. R... C..., adjoint aux finances de la commune de Saint-Denis principal actionnaire de la société, l'acquisition d'un terrain non bâti au prix de 3 500 000 euros avec un projet de construction de 175 logements sociaux et parkings, d'une crèche, d'une maison de quartier et de 4 400 m2 de bureaux et de commerces, les négociations s'étant déroulées du 23 mars 2010 au 22 novembre 2010 et la société SODIAC ayant dressé un descriptif du projet et proposé un prix d'acquisition de 29 622 290 euros HT.

4. Ces négociations ont abouti à la signature, le 5 avril 2012, d'un contrat de réservation portant sur la résidence « Le Mercurial », entre la SCCV Les Glorieuses et la société SODIAC, réservataire.

5. Par ce contrat, la SCCV Les Glorieuses s'est engagée à réaliser un projet immobilier portant sur la construction d'un immeuble d'habitation de 183 logements et autant de places de parking, et à en réserver la vente à la SODIAC au prix de 30 492 600 euros HT.

6. Les 3 et 6 mai 2013, les parties ont signé un second contrat de réservation portant sur la réalisation et l'acquisition de huit logements et de huit places de parking supplémentaires au prix de 1 305 508 euros HT.

7. Dans le même temps, les sociétés SODIAC et SCCV Les Glorieuses ont régularisé un avenant au contrat du 5 avril 2012 prenant acte de la modification du permis de construire augmentant le nombre de logements et de places de parking et prorogeant le délai de réalisation au 31 décembre 2013.

8. Par avenants des 21 et 22 novembre 2013, le contrat de réservation a été à nouveau prorogé au 30 juin 2014.

9. Parallèlement, M. C... a créé, le 3 janvier 2011, la société 2A Conseil, dont il était le gérant et l'unique associé et qui avait pour objet le conseil et l'assistance opérationnelle aux entreprises.

10. Le jour même de sa création, la société 2A Conseil a conclu avec la société Groupe SOBEFI un contrat de mission d'assistance.

11. Les prestations réalisées par 2A Conseil pour le Groupe SOBEFI ont été facturées sous la forme d'un forfait mensuel de 3 500 euros hors taxe, dont cette dernière s'est acquittée de janvier 2011 à juin 2012, la dernière facture émise ayant été réglée en août 2012.

12. Par courrier du 26 mai 2015, le maire de la commune de Saint-Denis a dénoncé au procureur de la République des faits susceptibles de constituer une prise illégale d'intérêts commis par M. C... qui avait, alors qu'il était adjoint aux finances de la commune de Saint-Denis et président directeur général de la SODIAC, créé la société 2A Conseil et conclu le 3 janvier 2011 avec la société Groupe SOBEFI un contrat de mission d'assistance cette société étant, par l'intermédiaire de la société SCCV Les Glorieuses dont elle était actionnaire, en relation d'affaires avec la SODIAC.

13. Le procureur de la République a ouvert une enquête préliminaire sur ces faits, le 17 juin 2015.

14. Au terme de l'enquête, M. C... a été cité devant le tribunal correctionnel pour avoir « à Saint-Denis, du 3 janvier 2011 au 15 avril 2014, étant investi d'un mandat public, en l'espèce adjoint au maire de Saint-Denis et président de la Société Dionysienne d'aménagement et de construction (SODIAC), société d'économie mixte dont la commune de Saint-Denis était actionnaire majoritaire, pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont il avait, au moment de l'acte, en tout ou en partie, la charge d'assurer la surveillance ou l'administration, en l'espèce en ayant, par l'intermédiaire de sa société 2A Conseil, effectué des missions d'assistance et de réorganisation de la société Groupe SOBEFI, propriétaire par moitié de la SCCV Les Glorieuses avec laquelle la SODIAC a passé contrat d'achat d'immeubles, pour un montant total de 66 456,25 euros ».

15. Par jugement du 8 février 2019, le tribunal correctionnel de Saint-Denis a relaxé M. C....

16. Le procureur de la République ainsi que la société SODIAC et la mairie de Saint-Denis, parties civiles, ont relevé appel de cette décision.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

17. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Mais sur le deuxième moyen et le troisième moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé des moyens

18. Le deuxième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a écarté l'exception de prescription soulevée par M. C..., alors :

« 1°/ que pour écarter l'exception de prescription soulevée par le prévenu, et considérer que le délai de prescription commençait à courir à compter de la cessation de la situation illicite dès lors que l'intérêt pris par l'intéressé résultait de la création d'une situation permanente, la cour d'appel affirme que la tentative d'éviction de la société SOBEFI du capital social de la SCCV Les Glorieuses ne saurait être confondue avec un retrait volontaire de la société SOBEFI du capital de la SCCV Les Glorieuses, et qu'il en résulte que la société SOBEFI est demeurée au capital social de la SCCV Les Glorieuses durant toute la période de prévention depuis janvier 2011 et notamment lors du contrat de réservation du 5 avril 2012 et des avenants de 2013 ; qu'en prononçant ainsi quand il résultait tant des éléments de la procédure que de ses propres constatations que la vente forcée des parts sociales de la SOBEFI était bien intervenue le 2 septembre 2011 après autorisation de l'assemblée générale extraordinaire de la SCCV Les Glorieuses du 28 juin 2011, avant d'être annulée par un jugement du 5 février 2014 frappé d'appel, devenu définitif par une décision de la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion du 3 avril 2015, soit postérieurement aux faits visés à la prévention, la cour d'appel a statué par des motifs inopérants et contradictoires privant sa décision de toute base légale, en violation des articles 8, 591 et 593 du code de procédure pénale, 432-12 du code pénal ;

2°/ que pour écarter définitivement toute prescription de l'action publique, la cour d'appel a ajouté qu'au surplus, le prévenu n'a pas contesté être l'ami de M. O..., gérant du groupe SOBEFI, et avoir toujours conservé son amitié, ce qui caractérise la situation permanente dont M. C... a tiré bénéfice ; que pour autant, seule la conservation d'un intérêt dans l'entreprise dont le prévenu avait la charge d'assurer la surveillance peut conférer à l'infraction un caractère continu ; qu'à partir du moment où il résulte des éléments de la procédure tels que rappelés par les juges du fond que la SOBEFI n'était plus associée de la SCCV à compter du 2 septembre 2011 et jusqu'à la fin de la période de prévention, le simple constat de la conservation d'un lien d'amitié entre M. C... et le gérant de la SOFEBI était parfaitement inopérant à justifier du caractère continu du délit de prise illégale d'intérêts reproché au prévenu ; qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel n'a pas davantage justifié sa décision, et méconnu les articles 8, 591 et 593 du code de procédure pénale, et 432-12 du code pénal. »

19. Le troisième moyen, pris en ses première et deuxième branches, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. C... coupable du délit de prise illégale d'intérêts, alors :

« 1°/ que d'une part la constitution d'un délit doit être appréciée au jour de la commission des faits visés à la prévention ; que pour établir l'élément matériel du délit de prise illégale d'intérêts reproché à M. C..., la cour d'appel reprend son analyse selon laquelle la société SOBEFI est demeurée dans le capital social de la SCCV Les Glorieuses, nonobstant la tentative d'éviction du capital social de la SCCV Les Glorieuses dont elle a fait l'objet ; qu'une telle analyse repose sur la décision du tribunal de grande instance de Saint-Denis de la Réunion du 5 février 2014, devenu définitif à la suite du désistement d'appel constaté par décision de la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion du 3 avril 2015, ayant décidé d'annuler la vente aux enchères publique des parts de la société SOBEFI intervenue le 2 septembre 2011, après autorisation de l'assemblée générale extraordinaire de la SOBEFI du 28 juin 2011 ; qu'en justifiant la constitution du délit sur l'annulation rétroactive de la vente forcée des parts de la SOBEFI intervenue postérieurement à la période de la prévention, la cour d'appel a méconnu les articles 112-1 et 432-12 du code pénal, ensemble les articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;

2°/ qu'en retenant que M. C... avait sciemment pris et conservé un intérêt dans une opération dont il avait la surveillance, après avoir expressément relevé qu'il lui avait été confirmé, par M. W..., directeur général de LBB, que le groupe SOBEFI avait été écarté de l'actionnariat de la SCCV Les Glorieuses par une action en justice, la cour d'appel a statué par des motifs contradictoires en violation de l'article 593 du code de procédure pénale, dans la mesure où l'exclusion de la société SOBEFI de l'actionnariat de la SCCV Les Glorieuses, excluait nécessairement toute conservation intentionnelle d'un intérêt de M. C... dans une opération dont il avait la surveillance. »

Réponse de la Cour

20. Les moyens sont réunis.

Vu l'article 593 du code de procédure pénale :

21. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

22. Pour écarter la prescription de l'action publique soulevée par le prévenu aux motifs que la SOBEFI, au moment de l'acte du 5 avril 2012, n'était plus associée dans la SCCV Les Glorieuses, ce qui retirait l'élément matériel du délit à cette date et ne pouvait donc pas lui conférer de caractère continu, l'arrêt attaqué énonce notamment qu'en principe, l'infraction est instantanée de sorte que le délai de prescription ne commence à courir qu'à compter de la date de sa commission ou de sa tentative mais que lorsque l'intérêt pris par l'intéressé se traduit par la création d'une situation permanente dont celui-ci tire régulièrement des bénéfices, le délai de prescription commence à courir à compter de la cessation de la situation illicite.

23. L'arrêt indique que le prévenu est poursuivi sur la période de prévention du 2 janvier 2011 au 15 avril 2014 pour avoir eu un pouvoir de contrôle et de surveillance, dans le cadre de l'opération immobilière entre la SODIAC et la SCCV Les Glorieuses, alors qu'il était en relation d'affaires depuis janvier 2011 avec le Groupe SOBEFI, associé de la SCCV Les Glorieuses, et ami de longue date de M. O..., gérant du Groupe SOBEFI.

24. Les juges relèvent que, dans le cadre de cette opération immobilière, plusieurs contrats se sont succédé : le contrat de réservation du 5 avril 2012, l'avenant des 3 et 6 mai 2013 et l'avenant des 21 et 23 novembre 2013, qui ont tous concouru à la même et unique opération, le dernier acte étant celui du 23 novembre 2013.

25. Les juges soulignent que c'est à la suite d'un différend financier entre les associés SOBEFI et LBB que la vente forcée des parts sociales de la société SOBEFI a été votée, en toute illégalité, le 28 juin 2011 par l'assemblée générale extraordinaire de la SCCV Les Glorieuses, ce qu'a immédiatement contesté le Groupe SOBEFI par une assignation du 18 août 2011 ayant abouti à I'annulation de cette autorisation de vente par une décision du tribunal de grande instance de Saint-Denis du 5 février 2014. Ils précisent en outre que la société LBB s'est désistée de son appel pour obtenir un nouvel appel de fonds de son associé et mener à bien le projet immobilier.

26. Ils retiennent qu'en contestant immédiatement l'autorisation de vente forcée de ses parts, le dirigeant de la société SOBEFI n'a donc jamais entendu renoncer au projet immobilier pour lequel il s'était associé dans la SCCV Les Glorieuses.

27. Ils ajoutent enfin que la tentative d'éviction de la société SOBEFI du capital social de la SCCV Les Glorieuses ne saurait être confondu avec un retrait volontaire de la première du capital de la seconde et de l'opération immobilière ayant abouti au contrat de réservation du 5 avril 2012 et aux avenants des 3 et 6 mai 2013 et 21 et 23 novembre 2013.

28. De l'ensemble de ces éléments, les juges déduisent qu'en réalité la société SOBEFI est bien demeurée au capital social de la SCCV Les Glorieuses durant toute la période de prévention de janvier 2011 au 15 avril 2014 et notamment lors du contrat de réservation du 5 avril 2012 et des avenants de 2013.

29. Relevant que le dernier versement de la société SOBEFI, en paiement de la facture émise par la société 2A Conseil fin juin 2012, est intervenu courant août 2012 soit postérieurement au 17 juin 2012 et que le premier acte interruptif de prescription est le soit transmis pour enquête du procureur de la République en date du 17 juin 2015, la cour d'appel en conclut que l'action publique n'est pas prescrite.

30. Puis, pour dire établi le délit de prise illégale d'intérêt, l'arrêt énonce qu'il est constant et non contesté devant la cour que M. C... était chargé d'une mission de service public en sa qualité d'adjoint au maire et de président directeur général de la SODIAC, société d'économie mixte dont la commune de Saint-Denis est l'actionnaire majoritaire, et que M. E..., directeur général, a signé, pour le compte de la SODIAC, les différents contrats d'engagement avec la SCCV Les Glorieuses.

31. L'arrêt ajoute que M. C..., en sa qualité de président directeur général de la SODIAC, disposait d'un pouvoir de contrôle et de surveillance sur l'opération litigieuse qui représentait pour la SODIAC un engagement financier de plusieurs millions d'euros et qu'il avait lui-même reconnu avoir été chargé de vérifier la rentabilité de l'opération.

32. Sur l'élément matériel de l'infraction, les juges relèvent que la société SOBEFI étant demeurée dans le capital social de la SCCV Les Glorieuses malgré une tentative d'éviction, était cliente de la société 2A Conseil, créée par M. C... le 3 janvier 2011, suivant un contrat de «mission d'assistance dans la réorganisation de la société Groupe SOBEFI et de ses filiales», signé le même jour.

33. La cour d'appel conclut que M. C... a sciemment pris et conservé un intérêt dans une opération dont il avait la surveillance.

34. En l'état de ces énonciations, dont il résulte que lors de la signature entre le prévenu, en qualité de président de la SODIAC, et la SCCV Les Glorieuses, du contrat du 5 avril 2012 et des avenants de 2013, les parts sociales de la société SOBEFI dans la SCCV Les Glorieuses avaient fait l'objet d'une vente forcée et d'une adjudication en septembre 2011, la cour d'appel, qui n'a pas recherché si à la suite de cette adjudication, la société SOBEFI avait été remboursée de la valeur de ses droits sociaux et avait ainsi perdu sa qualité d'associée de la SCCV Les Glorieuses entre la date de l'adjudication et celle de l'annulation de la vente forcée, situation pouvant faire disparaître l'élément matériel du délit de prise illégale d'intérêt, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.

35. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion, en date du 7 novembre 2019, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.