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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 30 octobre 2009, n° 08/07715

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Martinière Group (SA)

Défendeur :

Vezin (Epoux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Girardet

Conseillers :

Mme Darbois, Mme Saint-Schroeder

Avoués :

SCP Garnier, SCP Fisselier - Chiloux - Boulay

Avocats :

Me Amblard, Me Berrih, Me Toledano

TGI Paris, du 9 avr. 2008, n° 05/09300

9 avril 2008

Madame Annette VEZIN et Monsieur Luc VEZIN sont les auteurs d'un ouvrage illustré intitulé LES EGERIES et consacré aux créateurs du XXème siècle. Ils ont cédé, par contrats séparés du 25 juin 2001 rédigés en des termes identiques, les droits de reproduction de leur oeuvre à la société EDITIONS DE LA MARTINIERE, dont l'universalité du patrimoine a été transmise à la société LA MARTINIERE GROUPE, et ont cédé à celle-ci par contrats du même jour leurs droits d'adaptation audiovisuelle de l'oeuvre. Un à-valoir de 25 000 francs était versé à chacun des auteurs.

La société LA MARTINIERE GROUPE a proposé, par courrier électronique du 20 novembre 2002, de porter les droits à 0,4 euros par exemplaire pour l'édition ABRAMS (tous pays langue anglaise) pour 6000 exemplaires ainsi que pour l'édition KNESEBECK (pays de langue allemande) pour 5000 exemplaires, ce qui fut refusé par les auteurs. Ces derniers ayant constaté lors de la reddition de comptes arrêtés au 31 décembre 2003 que les relevés concernant les cessions aux sociétés ABRAMS et KNESEBECK ne correspondaient pas aux dispositions de l'article II-4 de leurs contrats respectifs, ils s'en sont plaints auprès de leur éditeur qui leur a fait savoir qu'il était fait application dans ce cas de l'article III §2 au titre des marchés spéciaux. Après avoir pris connaissance des contrats signés par la société EDITIONS DE LA MARTINIERE avec ces deux sociétés étrangères et considérant qu'ils auraient dû percevoir chacun 20 000 euros, ils ont fait assigner leur éditeur devant le tribunal de grande instance de Paris en résiliation de leurs contrats et en payement de dommages-intérêts.

Le tribunal, après avoir ordonné la réouverture des débats aux fins de production par l'éditeur de tous éléments permettant de connaître les usages de la profession en matière de « marchés spéciaux » a, par jugement du 9 avril 2008, prononcé la résiliation judiciaire aux torts exclusifs de la société LA MARTINIERE GROUPE des contrats d'auteur et des contrats audiovisuels conclus le 25 juin 2001 par les parties, condamné cette société à payer à chacun des demandeurs la somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts outre celle de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et prononcé une mesure d'interdiction.

Aux termes de ses dernières écritures du 30 juillet 2009, la société LA MARTINIERE GROUPE, appelante, conclut à l'infirmation du jugement entrepris, sollicite le rejet des prétentions de Monsieur et Madame VEZIN et, subsidiairement, demande à la cour de dire n'y avoir lieu à résiliation du contrat ni à interdiction sous astreinte de commercialiser le livre dont s'agit et de ramener les prétentions des intimés à de plus justes proportions. Elle réclame la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles.

Monsieur et Madame VEZIN sollicitent, dans leurs dernières conclusions du 24 juin 2009, la confirmation de la décision déférée, que soit constatée l'absence de commercialisation des droits d'adaptation audiovisuelle et que leur soit allouée à chacun la somme de 30 000 euros (20 000 euros est-il indiqué dans le corps des écritures) à titre de dommages-intérêts supplémentaires outre celle de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Il est renvoyé aux dernières conclusions précitées des parties en date des 24 juin et 30 juillet 2009 pour plus ample exposé de leurs moyens et prétentions et ce, conformément aux dispositions des articles 455 et 753 du Code de procédure civile.

SUR CE

Considérant que les parties s'opposent tant sur la rémunération applicable aux ventes effectuées à l'étranger par les sociétés filiales de la société LA MARTINIERE GROUPE, les sociétés ABRAMS et KNESEBECK, que sur la conformité aux dispositions de l'article L. 132-13 du Code de la propriété intellectuelle de la reddition de comptes et l'absence d'exploitation des droits audiovisuels.

Sur la rémunération applicable aux ventes effectuées par les sociétés ABRAMS et KNESEBECK

Considérant que la société LA MARTINIERE GROUPE fait grief aux premiers juges d'avoir exclu du bénéfice de l'article III-2 des contrats signés le 25 juin 2001 les ventes par les sociétés ABRAMS et KNESEBECK au motif que celles-ci sont ses filiales.

Considérant que l'article litigieux stipule que pour les exemplaires vendus dans le cadre d'un marché spécial en langue française ou étrangère, en édition complète ou en édition abrégée, hors du circuit libraires France traditionnel, telle une vente directe par l'Editeur, ou conclu à un taux de remise supérieur à 55% (cinquante cinq pour cent) sur le prix public, le taux de droits sera réduit au prorata du prix de cession obtenu pour ce marché par rapport au prix public.

Considérant que les contrats de licence d'édition conclus les 10 et 13 janvier 2003 par la société appelante et ses filiales KNESEBECK et ABRAMS portent sur la cession à ces sociétés du droit de traduire l'ouvrage dont s'agit respectivement en langue allemande et en langue anglaise ainsi que sur le droit exclusif de le publier sous forme de livre relié conforme à l'édition française et de le vendre en ces langues, pour la première dans les territoires de langue allemande et, pour la seconde, dans les territoires de langue anglaise ; que le prix de cession, comprenant les droits, le papier, le façonnage, l'emballage sous cellophane à l'unité et le transport, s'élevait à 8 euros l'exemplaire pour la société américaine ABRAMS (pour un tirage minimum de la première édition de 6000 exemplaires) et à 6,40 euros l'exemplaire pour la société allemande (pour un tirage minimum de la première édition de 5000 exemplaires) ;

qu'il ressort de la lecture de ces contrats que les ouvrages étaient en fait livrés à ces deux sociétés de sorte qu'il ne s'agit pas d'une cession du droit de traduction, les ouvrages livrés par la société LA MARTINIERE GROUPE étant déjà traduits et imprimés, seuls les frais de photogravure de la jaquette étant à la charge des sociétés ABRAMS et KNESEBECK.

Considérant que les parties sont en désaccord sur la définition du « marché spécial » et donc sur la nature des ventes intervenues entre la société LA MARTINIERE GROUPE et les sociétés ABRAMS et KNESEBECK ; qu'elles produisent chacune des attestations d'éditeurs qui se contredisent sur certains points ;

que l'appelante verse aux débats deux attestations d'éditeurs auxquelles vient s'ajouter celle de sa secrétaire générale, Madame HORION ; que ces attestations émanent, pour la première, de Monsieur Florent MASSOT, président des Editions Florent Massot, qui déclare que « les accords par lesquels l'éditeur livre, même à titre de co-édition des ouvrages qu'il traduit et fabrique sont considérés comme des marchés spéciaux dès lors qu'ils sont cédés avec une remise importante de l'ordre de 50 à 60% selon l'usage (hors circuit France réseau librairie traditionnelle) » ;

qu'est produit également l'attestation de Monsieur Jean-Charles GRUNSTEIN, responsable des ventes à l'exportation du Groupe GALLIMARD, qui déclare avoir vendu, sur les secteurs Maroc, Tunisie/Algérie, Proche Orient et Afrique, 4956 volumes de l'ouvrage « Partir » de Tahar Ben Jelloun au prix public de 7 euros cela en accord avec l'auteur, cette opération ayant été réalisée dans le cadre des marchés spéciaux avec une réduction de plus de 50% du prix public France ;

que Madame HORION confirme les propos de Monsieur MASSOT et de Monsieur GRUNSTEIN en attestant qu'on entend par marchés spéciaux tous les marchés où une réduction importante (en général plus de 50%) est consentie au revendeur et qu'il peut s'agir de ventes dites « club » ou de ventes en France ou hors de France.

Considérant que Monsieur et Madame VEZIN communiquent pour leur part l'attestation de Monsieur Charles Henri FLAMMARION qui a notamment dirigé le groupe Flammarion de 1979 à 2003 et qui définit les marchés spéciaux comme suit : « la cession par l'éditeur à des tiers d'ouvrages qui ne sont pas destinés à être commercialisés dans le circuit des librairies ou des clubs de livres » ; qu'il cite comme exemple l'achat d'ouvrages en nombre par une entreprise en vue de les offrir à ses collaborateurs ou à ses clients et précise que l'usage le plus courant consiste à verser à l'auteur sur ces ventes une rémunération réduite de 50% par rapport au taux consenti sur le prix de vente au public au titre de l'édition principale ;

qu'il ajoute que la co-édition obéit à un régime différent qui impose la fixation du montant de la rémunération proportionnelle due à l'auteur et qui ne peut en aucun cas être assimilée aux pratiques des marchés spéciaux ; qu'analysant les contrats conclus par la société LA MARTINIERE GROUPE et les sociétés ABRAMS et KNESEBECK, il affirme qu'il ne s'agit pas d'une co-édition ni d'un marché spécial.

Considérant qu'au regard de ces témoignages et des clauses contractuelles acceptées par Monsieur et Madame VEZIN, correspond à une vente conclue dans le cadre d'un marché spécial une vente qui intervient hors du circuit traditionnel des librairies en France à un taux de remise supérieur à 55% ; que rien ne permet d'exclure de ce cadre les ventes consenties à des filiales dès lors que ces ventes répondent à ces critères ;

que l'article II.4 du contrat signé par les intimés qui prévoit, en cas de cession à des tiers du droit d'exploiter l'oeuvre, une rémunération de 12,5% des sommes perçues au titre de la cession si celle-ci concerne le texte et les illustrations et 25% si la cession ne concerne que le texte, ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce dès lors que les ouvrages ont été livrés par la société LA MARTINIERE GROUPE aux sociétés ABRAMS et KNESEBECK traduits et imprimés et qu'ainsi n'ont pas été cédés les droits d'exploitation et de traduction ;

que c'est donc à tort que les premiers juges ont dit que l'éditeur avait commis une faute en ne versant pas aux auteurs la rémunération convenue.

Sur la reddition de comptes

Considérant que l'appelante demande à la cour d'infirmer la décision déférée en ce qu'elle a retenu qu'elle avait commis une faute en s'abstenant de procéder à une reddition de comptes pour les ventes à l'étranger, ce qui serait contraire à la réalité ;

que Monsieur et Madame VEZIN font valoir que les relevés de compte qui leur ont été adressés ne comportent ni la date et l'importance des tirages, ni le nombre d'exemplaires en stock ni le résultat des exploitations à l'étranger et ne leur ont donc pas permis de connaître les conditions dans lesquelles l'ouvrage était exploité à l'étranger.

Considérant que l'article L. 132-13 du Code de la propriété intellectuelle impose à l'éditeur de rendre compte ; qu'à défaut de modalités spéciales prévues au contrat, l'auteur peut exiger au moins une fois l'an la production d'un état mentionnant le nombre d'exemplaires fabriqués en cours d'exercice et précisant la date et l'importance des tirages et le nombre des exemplaires en stock ; que le texte dispose que sauf usage ou conventions contraires, cet état mentionnera également le nombre des exemplaires vendus par l'éditeur, celui des exemplaires inutilisables ou détruits par cas fortuits ou force majeure, ainsi que le montant des redevances dues ou versées à l'auteur.

Considérant que le contrat signé par les parties prévoit en son article III-3 que les comptes de l'ensemble des droits dus à l'auteur seront arrêtés une fois l'an, à la clôture de l'exercice social de l'éditeur et soumis et réglés à l'auteur dans les six mois de la clôture de l'exercice social ;

que le relevé de comptes pour l'année 2003 (étant rappelé que les contrats ABRAMS et KNESEBECK ont été conclus au mois de janvier 2003) précise le nombre d'exemplaires vendus à l'étranger, soit 6143 et 5054 correspondant à la première édition, ainsi que le montant des redevances versées à l'auteur ;

que les relevés afférents aux années 2004 et 2005 ne font pas état de ventes à l'étranger ; que l'omission de cette information dans le relevé constitue un manquement aux obligations de l'éditeur ;

que ce manquement à une obligation essentielle de l'éditeur justifie le prononcé de la résiliation du contrat aux torts de celui-ci ainsi que l'allocation à chacun des intimés de la somme de 1 000 euros en réparation du préjudice subi de ce chef.

Sur le contrat de cession des droits d'adaptation audiovisuelle

Considérant que la société LA MARTINIERE GROUPE conclut à l'infirmation du jugement entrepris qui a prononcé la résiliation du contrat portant sur les droits d'adaptation audiovisuelle en faisant valoir que ne pèse sur elle aucune obligation d'exploiter.

Mais considérant qu'aux termes de l'article L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle, le bénéficiaire de la cession s'engage par ce contrat à rechercher une exploitation du droit cédé conformément aux usages de la profession ;

que le cessionnaire est ainsi astreint à une obligation de moyens ; qu'en l'espèce, la société LA MARTINIERE GROUPE ne justifie d'aucune démarche en vue de parvenir à une exploitation se bornant à affirmer qu'elle n'est pas tenue « de faire » ni « de conserver dans ses archives 9 années » sans même citer les démarches entreprises par elle durant ces neuf années ;

que cette inertie fautive a causé un préjudice à Monsieur et Madame VEZIN lequel consiste dans la perte de chance de voir adapter leur oeuvre et d'en tirer profit ; que la gravité de la faute commise par l'appelante justifie la résiliation du contrat aux torts de cette dernière et l'allocation à chacun des auteurs de la somme de 1 500 euros à titre de dommages-intérêts.

Sur l'article 700 du Code de procédure civile

Considérant que l'équité commande d'allouer à chacun des intimés la somme de 3 000 euros au titre de leurs frais irrépétibles d'appel.

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts alloués,

Statuant à nouveau,

Condamne la société LA MARTINIERE GROUPE à verser à Madame Annette VEZIN et Monsieur Luc VEZIN chacun la somme de 2 500 euros à titre de dommages-intérêts.

Condamne la société LA MARTINIERE GROUPE à verser à chacun des intimés la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

La condamne aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile par la SCP FISSELIER CHILOUX BOULAY, avoué.