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Décisions

CJUE, 2e ch., 16 février 2023, n° C-312/21

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Tráficos Manuel Ferrer SL, Ignacio

Défendeur :

Daimler AG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Mme Prechal

Juges :

Mme Arastey Sahún, M. Biltgen, M. Wahl (rapporteur), M. Passer

Avocat général :

Mme Kokott

Avocats :

Me Zanón Reyes, Me de Félix Parrondo, Me Macías Castaño, Me López Ridruejo, Me Pérez Carrillo, Me von Köckritz, Me Weiß

CJUE n° C-312/21

15 février 2023

LA COUR (deuxième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE, en particulier quant à l’exigence de réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel qui en découle, ainsi que de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant deux entreprises de transport routier de marchandises, Tráficos Manuel Ferrer SL et D. Ignacio, à Daimler AG au sujet d’un recours en dommages et intérêts intenté par ces deux premières entreprises et ayant pour objet la réparation du préjudice résultant d’une infraction à l’article 101 TFUE, constatée par la Commission européenne, laquelle a été commise par plusieurs constructeurs de camions, parmi lesquels figure Daimler.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Aux termes du considérant 6 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1) :

« Pour garantir des actions de mise en œuvre effective sur l’initiative de la sphère privée en vertu du droit civil et une mise en œuvre effective par la sphère publique à travers les autorités de concurrence, il est nécessaire que ces deux outils interagissent afin d’assurer une efficacité maximale des règles de concurrence. Il est nécessaire de régler la coordination de ces deux formes de mise en œuvre de façon cohérente, par exemple en ce qui concerne les modalités d’accès aux documents en possession des autorités de concurrence. Cette coordination au niveau de l’Union permettra également d’éviter toute divergence entre les règles applicables, laquelle pourrait compromettre le bon fonctionnement du marché intérieur. »

4 Le considérant 11 de cette directive énonce :

« En l’absence de dispositions dans le droit de l’Union, les actions en dommages et intérêts sont régies par les règles et procédures nationales des États membres. Selon la jurisprudence de la [Cour], toute personne est en droit de demander réparation d’un préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et une infraction au droit de la concurrence. Toutes les règles nationales régissant l’exercice du droit à réparation du préjudice causé par une infraction à l’article 101 ou 102 [TFUE], y compris celles concernant des aspects non traités dans la présente directive, tels que la notion de lien de causalité entre l’infraction et le préjudice, doivent respecter les principes d’effectivité et d’équivalence. Cela signifie qu’elles ne devraient pas être formulées ni appliquées de façon telle que l’exercice du droit à réparation garanti par le traité [FUE] en deviendrait excessivement difficile ou pratiquement impossible, ou qu’elles ne devraient pas être formulées ni appliquées de manière moins favorable que celles applicables à des actions nationales analogues. Lorsque les États membres prévoient, dans leur droit national, d’autres conditions applicables à la réparation, par exemple l’imputabilité, l’adéquation ou la culpabilité, ils devraient pouvoir maintenir de telles conditions, dès lors qu’elles sont conformes à la jurisprudence de la [Cour], aux principes d’effectivité et d’équivalence ainsi qu’à la présente directive. »

5 Le considérant 12 de ladite directive est ainsi rédigé :

« La présente directive réaffirme l’acquis communautaire en matière de droit à réparation du préjudice causé par les infractions au droit de la concurrence de l’Union, conféré par le droit de l’Union, en particulier en ce qui concerne la qualité pour agir et la définition du dommage, tel qu’il a été affirmé dans la jurisprudence de la [Cour], et ne préjuge pas de son évolution future. Toute personne ayant subi un préjudice causé par une telle infraction peut demander réparation du dommage réel (damnum emergens) et du manque à gagner (lucrum cessans), ainsi que le paiement d’intérêts, que ces catégories soient établies séparément ou conjointement dans le droit national. [...] »

6 Le considérant 14 de la même directive est libellé comme suit :

« Les actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence de l’Union ou au droit national de la concurrence requièrent habituellement une analyse factuelle et économique complexe. Dans bien des cas, les preuves nécessaires pour démontrer le bien-fondé d’une demande de dommages et intérêts sont détenues exclusivement par la partie adverse ou des tiers et ne sont pas suffisamment connues du demandeur, ou celui-ci n’y a pas accès. [...] »

7 Le considérant 15 de la directive 2014/104 énonce :

« Les preuves constituent un élément important lorsqu’il s’agit d’engager une action en dommages et intérêts pour infraction au droit national de la concurrence ou à celui de l’Union. Cependant, les litiges ayant trait au droit de la concurrence se caractérisant par une asymétrie de l’information, il y a lieu de veiller à ce que les demandeurs disposent du droit d’obtenir la production des preuves qui se rapportent à leur demande, sans avoir à désigner des éléments de preuve précis. [...] »

8 Aux termes du considérant 43 de cette directive :

« Les infractions au droit de la concurrence portent souvent sur les conditions et le prix auxquels les biens et les services sont vendus et causent un surcoût, parmi d’autres préjudices, pour les clients des auteurs de l’infraction. [...] »

9 Le considérant 45 de ladite directive énonce :

« Une partie lésée qui a prouvé qu’elle a subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence doit encore démontrer l’étendue de ce préjudice pour pouvoir obtenir des dommages et intérêts. La quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence est un processus qui repose sur un grand nombre de données factuelles et qui peut nécessiter l’application de modèles économiques complexes. Ce processus est souvent très coûteux, et les demandeurs ont des difficultés à obtenir les données nécessaires pour étayer leurs demandes. La quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence peut donc, en tant que telle, constituer un obstacle majeur à l’effectivité des demandes en réparation. »

10 Le considérant 46 de la même directive est libellé comme suit :

« À défaut de règles de l’Union relatives à la quantification du préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de déterminer ses propres règles en matière de quantification du préjudice, et il appartient aux États membres et aux juridictions nationales de déterminer les exigences auxquelles le demandeur doit satisfaire lorsqu’il apporte la preuve du montant du préjudice subi, les méthodes autorisées pour quantifier le montant et les conséquences de l’incapacité de respecter pleinement ces exigences. Les exigences du droit national relatives à la quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence ne devraient cependant pas être moins favorables que celles qui régissent les actions nationales similaires (principe de l’équivalence), ni rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit, conféré par l’Union, à des dommages et intérêts (principe d’effectivité). Il convient de tenir compte de toute asymétrie de l’information entre les parties et du fait que la quantification du préjudice nécessite d’évaluer la manière dont aurait évolué le marché concerné en l’absence d’infraction. Cette évaluation suppose une comparaison avec une situation qui est hypothétique par définition et ne peut donc jamais être absolument exacte. Il convient donc de veiller à ce que les juridictions nationales aient le pouvoir d’évaluer le montant du préjudice causé par l’infraction au droit de la concurrence. Les États membres devraient veiller à ce que, lorsque la demande en est faite, les autorités nationales de concurrence fournissent des orientations concernant le quantum. En vue d’assurer la cohérence et la prévisibilité, la Commission devrait fournir des orientations générales au niveau de l’Union. »

11 Aux termes du considérant 47 de la directive 2014/104 :

« Pour remédier à l’asymétrie de l’information et à certaines difficultés liées à la quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence, et pour garantir l’effectivité des actions en dommages et intérêts, il convient de présumer que les infractions sous forme d’entente causent un préjudice, en particulier en générant un effet sur les prix. En fonction des éléments factuels de l’affaire, les ententes entraînent une hausse des prix ou empêchent une baisse des prix qui se serait produite si l’entente n’avait pas existé. Cette présomption ne devrait pas porter sur le montant réel du préjudice. Les auteurs de l’infraction devraient avoir le droit de renverser la présomption. Il convient de limiter cette présomption réfragable aux ententes, compte tenu de leur nature secrète, qui accroît l’asymétrie de l’information et rend plus difficile pour les demandeurs l’obtention des preuves nécessaires pour démontrer l’existence d’un préjudice. »

12 L’article 3, intitulé « Droit à réparation intégrale », de cette directive dispose :

« 1. Les États membres veillent à ce que toute personne physique ou morale ayant subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence soit en mesure de demander et d’obtenir réparation intégrale de ce préjudice.

2. La réparation intégrale du préjudice consiste à replacer une personne ayant subi un tel préjudice dans la situation où elle aurait été si l’infraction au droit de la concurrence n’avait pas été commise. Elle couvre dès lors le droit à une réparation du dommage réel et du manque à gagner, ainsi que le paiement d’intérêts.

3. La réparation intégrale au sens de la présente directive n’entraîne pas de réparation excessive, que ce soit au moyen de dommages et intérêts punitifs ou multiples ou d’autres types de dommages et intérêts. »

13 L’article 5, intitulé « Production de preuves », de ladite directive prévoit :

« 1. Les États membres veillent à ce que, dans les procédures relatives aux actions en dommages et intérêts intentées dans l’Union à la requête d’un demandeur qui a présenté une justification motivée contenant des données factuelles et des preuves raisonnablement disponibles suffisantes pour étayer la plausibilité de sa demande de dommages et intérêts, les juridictions nationales soient en mesure d’enjoindre au défendeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes qui se trouvent en leur possession, sous réserve des conditions énoncées au présent chapitre. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales puissent, à la demande du défendeur, enjoindre au demandeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes.

[...]

2. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales puissent ordonner la production de certains éléments de preuves ou de catégories pertinentes de preuves, circonscrites de manière aussi précise et étroite que possible, sur la base de données factuelles raisonnablement disponibles dans la justification motivée.

3. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales limitent la production des preuves à ce qui est proportionné. [...] »

14 L’article 11, intitulé « Responsabilité solidaire », de la même directive dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres veillent à ce que les entreprises qui ont enfreint le droit de la concurrence par un comportement conjoint soient solidairement responsables du préjudice causé par l’infraction au droit de la concurrence ; cela a pour effet que chacune de ces entreprises est tenue d’indemniser le préjudice dans son intégralité et que la partie lésée a le droit d’exiger de chacune d’elles la réparation intégrale de ce préjudice jusqu’à ce qu’elle ait été totalement indemnisée. »

15 L’article 17, intitulé « Quantification du préjudice », de la directive 2014/104 énonce :

« 1. Les États membres veillent à ce que ni la charge ni le niveau de la preuve requis pour la quantification du préjudice ne rendent l’exercice du droit à des dommages et intérêts pratiquement impossible ou excessivement difficile. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales soient habilitées, conformément aux procédures nationales, à estimer le montant du préjudice, s’il est établi qu’un demandeur a subi un préjudice, mais qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles.

2. Il est présumé que les infractions commises dans le cadre d’une entente causent un préjudice. L’auteur de l’infraction a le droit de renverser cette présomption.

3. Les États membres veillent à ce que, dans le cadre d’une procédure relative à une action en dommages et intérêts, une autorité nationale de concurrence puisse, à la demande d’une juridiction nationale, aider ladite juridiction nationale en ce qui concerne la quantification du montant des dommages et intérêts lorsque cette autorité nationale de concurrence estime qu’une telle aide est appropriée. »

16 Aux termes de l’article 22, intitulé « Application temporelle », de cette directive :

« 1. Les États membres veillent à ce que les dispositions nationales adoptées [...] afin de se conformer aux dispositions substantielles de la présente directive ne s’appliquent pas rétroactivement.

2. Les États membres veillent à ce qu’aucune disposition nationale adoptée [...], autre que celles visées au paragraphe 1, ne s’applique aux actions en dommages et intérêts dont une juridiction nationale a été saisie avant le 26 décembre 2014. »

Le droit espagnol

17 Le Real Decreto-ley 9/2017, por el que se transponen directivas de la Unión Europea en los ámbitos financiero, mercantil y sanitario, y sobre el desplazamiento de trabajadores (décret-loi royal 9/2017, portant transposition de directives de l’Union européenne en matière financière, commerciale et de santé, ainsi que sur le détachement de travailleurs), du 26 mai 2017 (BOE no 126, du 27 mai 2017, p. 42820), vise, notamment, à transposer la directive 2014/104 dans le droit espagnol.

18 Ledit décret-loi royal 9/2017 a ajouté un article 283 bis a) à la Ley 1/2000, de Enjuiciamiento Civil (loi 1/2000, portant code de procédure civile), du 7 janvier 2000 (BOE no 7, du 8 janvier 2000, p. 575, ci-après le « code de procédure civile »), relatif à la production de preuves dans le cadre de procédures juridictionnelles relatives aux recours en dommages et intérêts tendant à l’indemnisation du préjudice subi en raison des infractions au droit de la concurrence. Le contenu du paragraphe 1, premier alinéa, de cette disposition est identique à celui de l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/104.

19 L’article 394 de ce code dispose :

« 1. Dans les procédures au fond, les dépens en première instance incombent à la partie dont tous les chefs de demande ont été rejetés, sauf si le tribunal apprécie, en le justifiant dûment, que l’affaire soulevait de sérieux doutes en fait ou en droit.

Pour apprécier, aux fins d’une condamnation aux dépens, si l’affaire soulevait des doutes en droit, il est tenu compte de la jurisprudence établie dans des affaires similaires.

2. En cas d’accueil ou de rejet partiel des chefs de demande, chaque partie paie les frais liés à son instance et supporte par moitié les frais communs sauf juste motif de condamner l’une des parties aux dépens pour procédure abusive.

[...] »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

20 Le 19 juillet 2016, la Commission a adopté la décision C(2016) 4673 final relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions), dont un résumé a été publié au Journal officiel de l’Union européenne du 6 avril 2017 (JO 2017, C 108, p. 6). La défenderesse au principal compte parmi les destinataires de cette décision.

21 Dans ladite décision, la Commission a constaté que quinze fabricants de camions, dont la défenderesse au principal ainsi que Renault Trucks SAS et Iveco SpA, avaient participé à une entente prenant la forme d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3), portant sur des arrangements collusoires relatifs à la fixation des prix et à l’augmentation des prix bruts des véhicules utilitaires moyens et des poids lourds dans l’Espace économique européen (EEE).

22 S’agissant de la défenderesse au principal, la période infractionnelle retenue s’est étendue du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011.

23 Le 11 octobre 2019, les requérants au principal ont introduit un recours en dommages et intérêts contre la défenderesse au principal fondé sur le comportement infractionnel de cette dernière. Au cours de la période infractionnelle, D. Ignacio a acheté un camion de marque Mercedes, fabriqué par la défenderesse au principal, tandis que Tráficos Manuel Ferrer a procédé à l’achat de onze camions, cinq de marque Mercedes, fabriqués par ladite défenderesse, quatre l’étant par Renault Trucks et deux par Iveco, présentant les caractéristiques techniques des véhicules identifiés dans la décision du 19 juillet 2016.

24 Les requérants au principal affirment avoir subi des dommages consistant en un surcoût des véhicules achetés en raison du comportement infractionnel de la défenderesse au principal. Ils ont produit, afin d’établir ce surcoût, un rapport d’expertise concluant à un surcoût moyen sur le marché affecté par cette entente de 16,35 %.

25 Étant donné qu’une partie des véhicules achetés par les requérants au principal n’avaient pas été fabriqués par la défenderesse au principal, mais par d’autres destinataires de la décision du 19 juillet 2016, ladite défenderesse a demandé, le 11 août 2020, l’intervention forcée dans la procédure de Renault Trucks et d’Iveco, faisant valoir que, si la procédure se déroulait en l’absence de ces constructeurs, leurs droits de la défense et les siens seraient méconnus. Par ordonnance du 22 septembre 2020, la juridiction de renvoi a rejeté cette demande et a confirmé ce rejet par ordonnance du 23 octobre 2020.

26 La défenderesse au principal a également contesté le bien-fondé du recours, notamment en produisant son propre rapport d’expertise.

27 À la suite d’une audience préalable devant la juridiction de renvoi, il a été convenu entre les parties au principal que les requérants auraient accès aux données prises en considération dans le rapport d’expertise présenté par la défenderesse, dans le double objectif d’en permettre une critique plus approfondie ainsi que d’aboutir à la reformulation éventuelle du rapport d’expertise produit par lesdits requérants. Cet accès a été mis en œuvre dans le cadre d’une salle de données, dans les bureaux de ladite défenderesse. Le 18 mars 2021, les requérants au principal ont présenté un rapport technique sur les résultats obtenus à la suite de la consultation des données en cause.

28 Après avoir, lors de l’audience principale devant elle, entendu les parties au principal débattre de leurs rapports d’expertise respectifs et présenter leurs conclusions, la juridiction de renvoi, par décision du 25 mars 2021, a décidé de suspendre le délai de prononcé du jugement et leur a demandé de présenter leurs observations sur l’opportunité de saisir la Cour d’un renvoi préjudiciel. Lesdites parties ont donné suite à cette demande.

29 C’est dans ces conditions que le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Valencia (tribunal de commerce no 3 de Valence, Espagne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Le droit à réparation intégrale d’une personne lésée par un comportement anticoncurrentiel visé à l’article 101 TFUE et la jurisprudence l’interprétant admettent-ils l’existence d’un régime tel que celui prévu à l’article 394, paragraphe 2, [du code de procédure civile], qui permet qu’une telle personne lésée supporte une partie des dépens procéduraux en fonction du montant des sommes indûment payées en raison d’un surcoût qui lui sont restituées du fait de l’accueil partiel de sa demande de réparation, qui, en tant que condition de fond, suppose l’existence d’une infraction aux règles de concurrence et un lien de causalité entre celle-ci et la survenance d’un préjudice, qui est effectivement reconnu, quantifié et indemnisé à l’issue de cette procédure ?

2) Le pouvoir dont dispose la juridiction nationale pour estimer le montant du préjudice permet-il de procéder à la quantification de celui-ci de manière subsidiaire et autonome, en raison de la constatation d’une situation d’asymétrie de l’information ou de difficultés de quantification insurmontables, qui ne doivent pas faire obstacle au droit à réparation intégrale de la personne lésée par une pratique anticoncurrentielle au titre de l’article 101 TFUE, en lien avec l’article 47 de la [Charte], même si la personne lésée par une infraction aux règles de concurrence consistant en une entente à l’origine d’un surcoût a eu accès, au cours de la procédure, aux informations sur lesquelles le défendeur lui-même fonde son rapport d’expertise afin d’exclure l’existence d’un préjudice indemnisable ?

3) Le pouvoir dont dispose la juridiction nationale pour estimer le montant du préjudice permet-il de procéder à la quantification de celui-ci de manière subsidiaire et autonome, en raison de la constatation d’une situation d’asymétrie de l’information ou de difficultés de quantification insurmontables, qui ne doivent pas faire obstacle au droit à réparation intégrale de la personne lésée par une pratique anticoncurrentielle au titre de l’article 101 TFUE, en lien avec l’article 47 de la [Charte], même si la personne lésée par une infraction aux règles de concurrence consistant en une entente à l’origine d’un surcoût dirige sa demande de réparation contre l’un des destinataires de la décision administrative [constatant l’infraction] qui est solidairement responsable des dommages concernés mais qui n’a pas commercialisé le produit ou service acquis par ladite personne lésée ? »

Sur les questions préjudicielles

Observations liminaires

30 D’abord, il convient de relever que les questions de la juridiction de renvoi ne mentionnent pas la directive 2014/104, mais se réfèrent à des notions qui y figurent, telles que le droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel visé à l’article 101 TFUE, l’asymétrie de l’information entre les parties, les difficultés de quantification du préjudice résultant d’un tel comportement auxquelles peut être confronté le juge national et la responsabilité solidaire des auteurs dudit comportement. En outre, dans les motifs de la demande de décision préjudicielle, cette juridiction soulève la question de l’application temporelle des articles 3, 5 et 11 ainsi que de l’article 17, paragraphe 1, de cette directive.

31 Il y a lieu, à cet égard, de rappeler que, dans le cadre de la coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. En effet, la Cour a pour mission d’interpréter toutes les dispositions du droit de l’Union dont les juridictions nationales ont besoin pour statuer sur les litiges qui leur sont soumis, même si ces dispositions ne sont pas indiquées expressément dans les questions qui lui sont adressées par ces juridictions [arrêt du 7 juillet 2022, Pensionsversicherungsanstalt (Périodes d’éducation d’enfants à l’étranger), C 576/20, EU:C:2022:525, point 35 et jurisprudence citée].

32 En conséquence, même si, sur le plan formel, la juridiction de renvoi a limité ses questions à l’interprétation de l’article 101 TFUE, en combinaison, s’agissant des deuxième et troisième questions, avec l’article 47 de la Charte, une telle circonstance ne fait pas obstacle à ce que la Cour lui fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait référence ou non dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, ainsi, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction de renvoi, notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige [voir, par analogie, arrêt du 7 juillet 2022, Pensionsversicherungsanstalt (Périodes d’éducation d’enfants à l’étranger), C 576/20, EU:C:2022:525, point 36 et jurisprudence citée].

33 Ensuite, quant à la question de l’application temporelle des articles 3, 5 et 11 ainsi que de l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104, que soulève la juridiction de renvoi, il importe de distinguer selon que ces dispositions découlent, à la lumière de la jurisprudence, de l’article 101 TFUE lui-même, auquel cas elles sont applicables immédiatement, ou résultent uniquement de cette directive, ce qui impose d’examiner leur applicabilité temporelle au regard de l’article 22 de ladite directive.

Sur la première question

34 S’agissant du droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel, évoqué dans le cadre de la première question, il convient de rappeler qu’il résulte du principe d’effectivité et du droit de toute personne de demander réparation du dommage causé par un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence que les personnes ayant subi un préjudice doivent pouvoir demander réparation non seulement du dommage réel (damnum emergens), mais également du manque à gagner (lucrum cessans) ainsi que le paiement d’intérêts (arrêt du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C 295/04 à C 298/04, EU:C:2006:461, point 95).

35 Ainsi, en rappelant, à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2014/104, l’obligation des États membres de veiller à ce que toute personne physique ou morale ayant subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence soit en mesure de demander et d’obtenir réparation intégrale de ce préjudice et en définissant cette dernière, à l’article 3, paragraphe 2, de cette directive, comme le droit à une réparation du dommage réel et du manque à gagner, ainsi que le paiement d’intérêts, le législateur de l’Union a entendu réaffirmer la jurisprudence existante, ainsi qu’il ressort du considérant 12 de ladite directive, de telle sorte que les mesures nationales de transposition de ces dispositions doivent nécessairement s’appliquer avec effet immédiat à l’ensemble des actions en dommages et intérêts entrant dans le champ d’application de la même directive, comme confirmé par l’article 22, paragraphe 2, de celle-ci.

36 Il en résulte que la première question porte, en substance, sur le point de savoir si le droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel, tel que reconnu et défini à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104 et découlant de l’article 101 TFUE, s’oppose à une règle de procédure civile nationale telle que celle prévue à l’article 394, paragraphe 2, du code de procédure civile, en vertu de laquelle, en cas d’accueil partiel de la demande, les dépens demeurent à la charge de chaque partie et chacune des parties supporte la moitié des frais communs, sauf comportement abusif.

37 À cet égard, ainsi que cela résulte des considérations exposées aux points 34 et 35 du présent arrêt, le droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel et, en particulier, d’une infraction à l’article 101 TFUE ne porte pas sur les règles relatives à la répartition des dépens dans le cadre de procédures juridictionnelles visant à la mise en œuvre de ce droit, dès lors que ces règles n’ont pas pour objet l’indemnisation du préjudice, mais déterminent, au niveau de chaque État membre, selon le droit propre à celui-ci, les modalités de partage des frais encourus lors de l’exercice de telles procédures.

38 D’ailleurs, le législateur de l’Union a pris soin d’exclure la question des dépens du champ d’application de la directive 2014/104, puisque celle-ci n’y est abordée que de manière incidente, à l’article 8, paragraphe 2, de cette directive, qui porte sur les sanctions en cas de refus de production de preuves ou de destruction de preuves et prévoit la possibilité, pour les juridictions nationales, de condamner aux dépens la partie qui se serait rendue coupable de ce refus de production ou de cette destruction.

39 Cela étant, il y a lieu de rappeler que, s’agissant de l’article 101 TFUE, s’applique la jurisprudence de la Cour selon laquelle les règles afférentes aux recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe de l’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2019, Cogeco Communications, C 637/17, EU:C:2019:263, points 43 et 44).

40 Une violation du principe d’équivalence n’étant manifestement pas en cause en l’espèce, c’est au regard du principe d’effectivité qu’il y a lieu d’examiner si une règle de procédure civile nationale telle que celle prévue à l’article 394, paragraphe 2, du code de procédure civile et nuancée, le cas échéant, par la jurisprudence des juridictions espagnoles, selon laquelle il serait également possible d’obtenir la condamnation aux dépens lorsqu’il existe une différence mineure entre ce qui a été demandé et ce qui a été obtenu dans le cadre de la procédure, rend pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel, tel que reconnu et défini à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104 et découlant de l’article 101 TFUE.

41 Dans ce contexte, ainsi qu’il ressort du considérant 6 de la directive 2014/104, s’agissant des actions en dommages et intérêts introduites en application des mesures nationales visant à transposer cette directive, le législateur de l’Union s’est fondé sur le constat que la lutte contre les comportements anticoncurrentiels à l’initiative de la sphère publique, c’est-à-dire de la Commission et des autorités de concurrence nationales, n’était pas suffisante pour assurer le plein respect des articles 101 et 102 TFUE et qu’il importait de faciliter la possibilité, pour la sphère privée, de concourir à l’accomplissement de cet objectif (voir, en ce sens, arrêt du 10 novembre 2022, PACCAR e.a., C 163/21, EU:C:2022:863, point 55).

42 Cette participation de la sphère privée à la sanction pécuniaire, et, dès lors, aussi à la prévention, de comportements anticoncurrentiels est d’autant plus souhaitable qu’elle est de nature non seulement à remédier au préjudice direct que la personne concernée allègue avoir subi, mais également aux préjudices indirects portés à la structure et au fonctionnement du marché, qui n’a pu déployer sa pleine efficacité économique, notamment au profit des consommateurs concernés (arrêt du 10 novembre 2022, PACCAR e.a., C 163/21, EU:C:2022:863, point 56 et jurisprudence citée).

43 C’est afin d’atteindre cet objectif que le législateur de l’Union, ayant souligné, aux considérants 14, 15, 46 et 47 de la directive 2014/104, l’asymétrie de l’information existant entre la partie demanderesse et la partie défenderesse au type d’actions visé par cette directive, dès lors que, aux termes du considérant 14 de ladite directive, « [d]ans bien des cas, les preuves nécessaires pour démontrer le bien-fondé d’une demande de dommages et intérêts sont détenues exclusivement par la partie adverse ou des tiers et ne sont pas suffisamment connues du demandeur, ou celui-ci n’y a pas accès », a obligé les États membres à prévoir des mesures permettant à ladite partie demanderesse de remédier à cette asymétrie.

44 Dans ce but, la directive 2014/104, en premier lieu, fait obligation à ces États de doter cette partie du pouvoir de demander aux juridictions nationales d’enjoindre à la partie défenderesse ou à une tierce partie, à certaines conditions, de produire des preuves pertinentes se trouvant en leur possession, en vertu de l’article 5 de cette directive. En deuxième lieu, ladite directive impose auxdits États qu’ils habilitent, sous certaines conditions, ces juridictions à procéder, lorsqu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier le préjudice, à une estimation de ce dernier, conformément à l’article 17, paragraphe 1, de cette directive, le cas échéant, si celles-ci le souhaitent, avec l’aide de l’autorité nationale de concurrence, ainsi qu’il résulte de l’article 17, paragraphe 3, de ladite directive. En troisième lieu, cette directive oblige les États membres à instaurer des présomptions, notamment celle relative à l’existence du préjudice découlant d’une entente, prévue à l’article 17, paragraphe 2, de la même directive.

45 Il en résulte que, à la différence de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29), dont l’interprétation a donné lieu, notamment, à l’arrêt du 16 juillet 2020, Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C 224/19 et C 259/19, EU:C:2020:578), que mentionne la juridiction de renvoi, lesquels impliquent typiquement une partie faible, le consommateur, qui affronte une partie forte, le professionnel ayant vendu ou loué des biens ou fourni des services, ce rapport de force inégal, matérialisé dans une relation contractuelle, trouvant ses limites, notamment, dans le principe de l’interdiction des clauses abusives sanctionné, en principe, par l’annulation de telles clauses, la directive 2014/104 vise des actions qui mettent en jeu la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise et présentent un rapport de force entre les parties au litige, qui, du fait de l’intervention des mesures nationales transposant l’ensemble des dispositions de cette directive énumérées au point 44 du présent arrêt, peut, selon l’emploi qui aura été fait des outils ainsi mis à la disposition, en particulier, de la partie demanderesse, se trouver rééquilibré.

46 Par conséquent, il y a lieu de considérer que cette jurisprudence n’est pas transposable à un type de litiges caractérisé par une intervention du législateur de l’Union dotant la partie demanderesse, initialement désavantagée, de moyens visant à rééquilibrer à son profit le rapport de force entre celle-ci et la partie défenderesse. C’est du comportement de chacune de ces parties, souverainement apprécié par le juge national saisi du litige, que dépend l’évolution de ce rapport de force et, en particulier, de la question de savoir si la partie demanderesse a utilisé ou non les outils mis à sa disposition, notamment s’agissant de la possibilité de demander à ce juge d’enjoindre à la partie défenderesse ou à un tiers de produire les preuves pertinentes en leur possession, conformément à l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/104.

47 Il s’ensuit que, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé au point 68 de ses conclusions, s’agissant des procédures en réparation des préjudices causés par des infractions au droit de la concurrence, si un requérant succombe en partie, il peut lui être raisonnablement imposé de supporter ses propres frais ou, à tout le moins, une partie de ceux-ci, ainsi qu’une partie des frais communs, dès lors, notamment, que la survenance de ces frais lui est imputable, par exemple en raison de demandes excessives ou de la manière dont il a mené la procédure.

48 Il convient donc de juger qu’une règle de procédure civile nationale telle que celle prévue à l’article 394, paragraphe 2, du code de procédure civile, lue à la lumière de la jurisprudence des juridictions espagnoles mentionnée au point 40 du présent arrêt, ne rend pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à la réparation intégrale du préjudice subi du fait d’un comportement anticoncurrentiel, tel que reconnu et défini à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104 et découlant de l’article 101 TFUE, de telle sorte que le principe d’effectivité n’est pas méconnu.

49 Au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 101 TFUE et l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une règle de procédure civile nationale en vertu de laquelle, en cas d’accueil partiel de la demande, les dépens demeurent à la charge de chaque partie et chacune des parties supporte la moitié des frais communs, sauf comportement abusif.

Sur les deuxième et troisième questions

50 Par ses deuxième et troisième questions, qu’il convient de traiter conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104 doit être interprété en ce sens qu’une estimation judiciaire du préjudice causé par le comportement anticoncurrentiel de la partie défenderesse est permise dans des circonstances dans lesquelles, d’une part, cette dernière a donné accès à la partie demanderesse aux informations sur le fondement desquelles elle avait elle-même élaboré son rapport d’expertise afin d’exclure l’existence d’un préjudice indemnisable et, d’autre part, la demande en dommages et intérêts est dirigée contre un seul des destinataires d’une décision constatant une infraction à l’article 101 TFUE, lequel n’a commercialisé qu’une partie des produits acquis par la partie demanderesse et dont il est allégué qu’ils auraient été affectés d’un surcoût en raison de cette infraction. Cette juridiction subordonne, dans ce contexte, la possibilité de procéder à une telle estimation à la constatation d’une situation d’asymétrie de l’information ou à des difficultés de quantification du préjudice insurmontables.

51 À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104 constitue une disposition procédurale, au sens de l’article 22, paragraphe 2, de cette directive (arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C 267/20, EU:C:2022:494, point 85), de telle sorte que les mesures nationales assurant la transposition de cet article 17, paragraphe 1, sont, conformément audit article 22, paragraphe 2, applicables aux recours en dommages et intérêts introduits après le 26 décembre 2014.

52 Cela étant, il convient d’indiquer, premièrement, que les actions en dommages et intérêts relevant du champ d’application de la directive 2014/104, à l’instar des actions en responsabilité civile en général, tendent à la réparation aussi exacte que possible d’un dommage, une fois l’existence et l’imputabilité de ce dernier établies, ce qui ne saurait exclure que demeurent, lorsque le juge national statue afin de déterminer le montant de la réparation, certaines incertitudes. C’est pourquoi la seule existence de ces incertitudes, inhérentes au contentieux de la responsabilité et qui résultent, en réalité, de l’affrontement d’arguments et d’expertises dans le cadre du débat contradictoire, ne correspond pas au degré de complexité dans l’évaluation du préjudice requis pour permettre l’application de l’estimation judiciaire prévue à l’article 17, paragraphe 1, de cette directive.

53 Deuxièmement, le libellé même de cette disposition limite le champ d’application de l’estimation judiciaire du préjudice aux situations dans lesquelles il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier celui-ci, une fois que son existence à l’égard de la partie demanderesse a été établie, ce qui peut correspondre, par exemple, à des difficultés particulièrement importantes d’interprétation des documents produits quant à la proportion de la répercussion du surcoût résultant de l’entente sur les prix des produits acquis par la partie demanderesse auprès d’un des auteurs de l’entente.

54 Par conséquent, la notion d’asymétrie de l’information, bien qu’à l’origine de l’adoption de l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104, ainsi qu’il ressort du point 43 du présent arrêt, n’intervient cependant pas dans la mise en œuvre de cette disposition, contrairement à ce que laisse supposer la rédaction des deuxième et troisième questions. À cet égard, ainsi que Mme l’avocate générale l’a souligné au point 86 de ses conclusions, même lorsque les parties se trouvent sur un pied d’égalité en ce qui concerne les informations disponibles, des difficultés peuvent survenir lors de la quantification concrète du préjudice.

55 À ce propos, en premier lieu, il importe de souligner que l’objectif rappelé au point 41 du présent arrêt supposait la mise en œuvre d’outils de nature à remédier à l’asymétrie de l’information entre les parties au litige, puisque, par définition, l’auteur de l’infraction sait ce qu’il a fait et ce qui lui a été, le cas échéant, reproché et connaît les preuves qui ont pu, en pareil cas de figure, servir à la Commission ou à l’autorité de concurrence nationale concernée pour démontrer sa participation à un comportement anticoncurrentiel contraire aux articles 101 et 102 TFUE, alors que la victime du préjudice causé par ce comportement ne dispose pas de ces preuves (arrêt du 10 novembre 2022, PACCAR e.a., C 163/21, EU:C:2022:863, point 59).

56 En deuxième lieu, afin de remédier au constat de cette asymétrie de l’information, le législateur de l’Union a donc adopté un ensemble de mesures énumérées au point 44 du présent arrêt, dont il importe de souligner qu’elles interagissent, puisque la nécessité de procéder à l’estimation judiciaire du préjudice pourra dépendre, en particulier, du résultat obtenu par la partie demanderesse à la suite d’une demande de production de preuves en application de l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/104.

57 En troisième lieu, en raison du rôle-clef de cette disposition au sein de cette directive, il appartient au juge national, avant de procéder à l’estimation du préjudice, de vérifier si la partie demanderesse en a fait usage. En effet, dans l’hypothèse où l’impossibilité pratique d’évaluer le préjudice résulte de l’inaction de la partie demanderesse, il n’appartient pas au juge national de se substituer à cette dernière ni de combler ses carences.

58 En l’occurrence, la situation se présente sous un jour différent, étant donné que la partie défenderesse a, d’elle-même, après y avoir été autorisée par la juridiction de renvoi, mis à la disposition de la partie demanderesse les données sur lesquelles elle s’est fondée pour contredire l’expertise de cette dernière. À cet égard, il importe de relever, d’une part, qu’une telle mise à disposition est de nature à nourrir le débat contradictoire tant sur la réalité que sur le montant du préjudice et, partant, qu’elle profite tant aux parties, qui peuvent affiner, modifier ou compléter leurs arguments, qu’au juge national, qui dispose, au moyen de cette expertise, suivie d’une contre-expertise éclairée par la mise à disposition des données sur lesquelles elle repose, d’éléments permettant, d’abord, d’établir la réalité du préjudice subi par la partie demanderesse, et, ensuite, d’en déterminer l’ampleur, ce qui est de nature à lui éviter de recourir à une estimation judiciaire de ce dernier. D’autre part, cette mise à disposition de données, loin de priver de pertinence le recours à la demande de production de preuves prévue à l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/104, peut, au contraire, aiguiller la partie demanderesse et lui fournir des indications concernant des documents ou des données qu’elle jugerait indispensable de se procurer.

59 Sous réserve de cette incidence éventuelle de l’article 5, paragraphe 1, de cette directive sur la possibilité pour une juridiction nationale de procéder à l’estimation du préjudice en vertu de l’article 17, paragraphe 1, de ladite directive, la circonstance caractérisant la situation en cause au principal, à savoir que la partie défenderesse a, d’elle-même, après y avoir été autorisée par la juridiction de renvoi, mis à la disposition de la partie demanderesse les données sur lesquelles elle s’est fondée pour contredire l’expertise de cette dernière, n’est, en elle-même, pas pertinente pour apprécier s’il est permis à la juridiction nationale de procéder à l’estimation du préjudice.

60 Troisièmement, il est loisible à la partie introduisant une demande en dommages et intérêts fondée sur l’existence d’un préjudice causé par un comportement anticoncurrentiel d’adresser cette demande à seulement l’un des auteurs de ce comportement, étant donné que, selon la jurisprudence, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé au point 102 de ses conclusions, une infraction au droit de la concurrence emporte en principe la responsabilité solidaire de ses auteurs (arrêt du 29 juillet 2019, Tibor–Trans, C 451/18, EU:C:2019:635, point 36).

61 Partant, l’article 11, paragraphe 1, de la directive 2014/104, en ce qu’il prévoit une telle possibilité, doit être considéré comme une disposition codifiant la jurisprudence de la Cour et, pour les mêmes raisons que celles exposées au point 35 du présent arrêt à propos de l’article 3, paragraphes 1 et 2, de cette directive, est au nombre des dispositions de ladite directive dont les mesures nationales de transposition s’appliquent immédiatement.

62 Cela étant, cette possibilité ne saurait priver la partie ayant introduit une action en dommages et intérêts entrant dans le champ d’application de la directive 2014/104 de demander à la juridiction nationale saisie d’enjoindre à d’autres auteurs du comportement infractionnel de produire des preuves pertinentes, selon les modalités et dans les limites définies à l’article 5 de cette directive, afin de permettre à cette juridiction de déterminer l’existence et le quantum du préjudice et, ainsi, d’éviter de procéder à l’estimation judiciaire de ce dernier.

63 En effet, en l’espèce, deux autres constructeurs de camions sanctionnés par la Commission dans la décision du 19 juillet 2016, Renault Trucks et Iveco, ont commercialisé des véhicules achetés par Tráficos Manuel Ferrer et pourraient, dès lors, être à même de lui fournir des preuves concernant le surcoût dû à l’entente, afin de déterminer si, et dans quelle proportion, celui-ci s’est effectivement trouvé répercuté dans le prix d’achat de quatre camions Renault Trucks et de deux camions Iveco. Il convient de rappeler, à ce propos, que la partie défenderesse dispose également, en application de l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, dernière phrase, de ladite directive, de la possibilité de demander à cette juridiction d’enjoindre auxdits autres auteurs de produire des preuves pertinentes, ce qui pourrait s’avérer particulièrement utile dans une situation dans laquelle, comme en l’occurrence, l’intervention forcée de deux d’entre eux a été refusée par la juridiction de renvoi.

64 Sous réserve de cette incidence éventuelle de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2014/104 sur la possibilité pour une juridiction nationale de procéder à l’estimation du préjudice en vertu de l’article 17, paragraphe 1, de cette directive, la circonstance caractérisant la situation en cause au principal, à savoir que la demande en dommages et intérêts est dirigée contre un seul des destinataires d’une décision constatant une infraction à l’article 101 TFUE, lequel n’a commercialisé qu’une partie des produits acquis par la partie demanderesse et dont il est allégué qu’ils auraient été affectés d’un surcoût en raison de cette infraction, n’est, en elle-même, pas pertinente pour apprécier s’il est permis à la juridiction nationale de procéder à l’estimation du préjudice.

65 Par conséquent, au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104 doit être interprété en ce sens que ni la circonstance que la partie défenderesse à une action relevant du champ d’application de cette directive a mis à la disposition de la partie demanderesse les données sur lesquelles elle s’est fondée pour contredire l’expertise de cette dernière ni le fait que la partie demanderesse a adressé sa demande à seulement l’un des auteurs de ladite infraction ne sont, en eux-mêmes, pertinents pour apprécier s’il est permis aux juridictions nationales de procéder à l’estimation du préjudice, cette estimation présupposant, d’une part, que l’existence de ce préjudice a été établie et, d’autre part, qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de le quantifier avec précision, ce qui implique de prendre en considération l’ensemble des paramètres conduisant à un tel constat et, notamment, le caractère infructueux de démarches telles que la demande de production de preuves, prévue à l’article 5 de ladite directive.

Sur les dépens

66 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

1) L’article 101 TFUE et l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils ne s’opposent pas à une règle de procédure civile nationale en vertu de laquelle, en cas d’accueil partiel de la demande, les dépens demeurent à la charge de chaque partie et chacune des parties supporte la moitié des frais communs, sauf comportement abusif.

2) L’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104

doit être interprété en ce sens que :

ni la circonstance que la partie défenderesse à une action relevant du champ d’application de cette directive a mis à la disposition de la partie demanderesse les données sur lesquelles elle s’est fondée pour contredire l’expertise de cette dernière ni le fait que la partie demanderesse a adressé sa demande à seulement l’un des auteurs de ladite infraction ne sont, en eux-mêmes, pertinents pour apprécier s’il est permis aux juridictions nationales de procéder à l’estimation du préjudice, cette estimation présupposant, d’une part, que l’existence de ce préjudice a été établie et, d’autre part, qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de le quantifier avec précision, ce qui implique de prendre en considération l’ensemble des paramètres conduisant à un tel constat et, notamment, le caractère infructueux de démarches telles que la demande de production de preuves, prévue à l’article 5 de ladite directive.