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Décisions

Cass. 2e civ., 8 septembre 2022, n° 21-11.892

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Pireyre

Rapporteur :

M. Rovinski

Avocats :

Me Haas, SARL Le Prado - Gilbert, SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel

Rennes, du 9 déc. 2020

9 décembre 2020


Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 9 décembre 2020), la CPAM de la Loire Atlantique a reconnu le caractère professionnel de la maladie déclarée par M. [V] (la victime), employé du 19 août 1952 au 31 décembre 1993 par la société Aérospatiale Avions, devenue EADS Airbus, puis Airbus opérations (l'employeur), suivant décision notifiée le 11 octobre 2010.

2. Indemnisée par le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (le FIVA), la victime a saisi une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. La victime fait grief à l'arrêt de déclarer ses demandes irrecevables, alors « qu'est irrecevable toute prétention émise contre une personne dépourvue du droit d'agir ; que, dans le cas où la situation donnant lieu à fin de non-recevoir est susceptible d'être régularisée, l'irrecevabilité sera écartée si sa cause a disparu au moment où le juge statue ; qu'en considérant que l'action dirigée par M. [V] contre la société EADS Airbus était irrecevable dès lors que cette dernière était, à la date de l'introduction de l'instance, dépourvue de la personnalité juridique, après avoir pourtant relevé que la société Airbus Opérations, qui avait absorbé la société EADS Airbus, était intervenue volontairement à l'instance en sa qualité d'ayant-cause à titre universel, ce qui était de nature à régulariser la procédure, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les articles 32 et 126 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

4. Il résulte des articles 32 et 117 du code de procédure civile qu'est irrecevable toute prétention émise contre une personne dépourvue du droit d'agir et que cette situation n'est pas susceptible d'être régularisée lorsque la prétention est émise contre une partie dépourvue de personnalité juridique, cette irrégularité ne pouvant être couverte par l'intervention volontaire à l'instance d'une autre partie.

5. Ayant constaté que la société EADS Airbus avait été radiée du registre du commerce et des sociétés le 26 juillet 2001 et que l'acte de saisine de la commission de recours amiable, puis du tribunal des affaires de sécurité sociale, avaient été signifiés à une société qui n'avait plus d'existence juridique et que cette irrégularité de fond ne pouvait être couverte par l'intervention volontaire de la société absorbante en cours d'instance, la cour d'appel en a exactement déduit que l'action de la victime en reconnaissance de la faute inexcusable était irrecevable.

6. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Sur le même moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

7. La victime fait encore grief à l'arrêt de déclarer ses demandes irrecevables, alors « que les limitations du droit d'accès à un tribunal tenant aux conditions de recevabilité d'un recours ne se concilient avec le droit d'accès au juge que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la législation ou l'application qui en est faite ne devant pas empêcher les justiciables de se prévaloir d'une voie de recours disponible; que l'intervention volontaire d'une société absorbante régularise la procédure initialement engagée initialement contre la société absorbée ; qu'en considérant dès lors que le recours engagé par M. [V] à l'encontre de la société EADS Airbus était irrecevable en raison de la disparition de la personnalité juridique de cette dernière cependant que la société Airbus Opérations, qui l'avait absorbée, était intervenue volontairement à l'instance en sa qualité d'ayant-cause à titre universel, la cour d'appel a violé l'article 6 § 1 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

8. Il résulte de l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, que le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle, de par sa nature même, une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tel que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même, et elles ne se concilient avec l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ( CEDH, arrêts du 28 octobre 1998, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, req. 116/1997/900/1112, §44 ; du 26 janvier 2017, Ivanova et Ivashova c. Russie, req. N°797/14 et 67755/14 §42, et du 13 mars 2018, Kuznetsov et autres c. Russie, req. N°56354/09 et 24970/08 §40).

9. L'absence de possibilité de régularisation de la procédure par voie d'intervention volontaire de la société absorbante en cours d'instance ne méconnaît pas le droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En effet, le but poursuivi par la règle qui impose que la personne morale, en demande comme en défense, soit pourvue d'une existence juridique est légitime, en ce qu'il tend à protéger les droits de la défense. Cette règle ne porte pas atteinte au droit d'accès à un tribunal dans sa substance. En outre, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

10. C'est sans méconnaître l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que la cour d'appel a décidé que le recours engagé par M. [V] à l'encontre de la société EADS Airbus était irrecevable en raison de la disparition de la personnalité juridique de cette dernière, à la date de l'introduction de l'instance.

11. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Examen des moyens du pourvoi incident

Enoncé des moyens

12. Le FIVA fait grief à l'arrêt de déclarer la demande de la victime irrecevable, alors :
« 1°/ que l'irrecevabilité pour défaut de qualité doit être écartée lorsque, avant toute forclusion, la personne ayant qualité pour agir devient partie à l'instance ; que la cour d'appel a elle-même constaté que la société Airbus opérations, « intervenue volontairement en première instance » et partie appelante, était, « par suite d'une opération de scission ou de fusion », puis « par suite d'une opération de scission ou de fusion », devenue « l'ayant cause à titre universel de la société EADS Airbus », laquelle « venait aux droits de la société ‘‘Aérospatiale avions'' », ce dont il résultait que la fin de non-recevoir découlant, selon l'arrêt attaqué, de ce que, « la société EADS Airbus ayant été radiée du registre de commerce et des sociétés de Paris le 26 juillet 2001, à la date de la saisine du tribunal le 9 août 2012, elle était dépourvue de la personnalité juridique et n'avait plus le droit ni la capacité d'ester en justice » devait être écartée, la société Airbus opérations, qui avait qualité pour agir, étant devenue partie à l'instance par son intervention volontaire ; qu'en décidant du contraire, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles 32 et 126 du code de procédure civile ;

2°/ que l'article 6 par. 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantit à chacun le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil et consacre de la sorte le « droit à un tribunal » ; qu'en déclarant irrecevable l'action en reconnaissance de faute inexcusable formée par la victime contre son ancien employeur, tout en constatant que la société Airbus opérations, qui était son ayant cause à titre universel était intervenue à l'instance, la cour d'appel qui a porté une atteinte disproportionnée au droit à un tribunal de M. [V], et, partant du FIVA, a violé la disposition susvisée ;

3°/ que nul ne peut se contredire aux dépens d'autrui ; qu'en déclarant irrecevable l'action en reconnaissance de faute inexcusable formée par la victime contre son ancien employeur, tout en constatant que la société Airbus opérations, qui était son ayant cause à titre universel, était intervenue volontairement à l'instance, ce dont il découlait qu'elle ne pouvait, sans se contredire au dépens de ses colitigants, exciper de l'irrecevabilité de l'action en reconnaissance de faute inexcusable formée contre la société dont le patrimoine lui avait été transmis à titre universel, la cour d'appel a violé le principe susvisé. »

Réponse de la Cour

13. Il y a lieu de rejeter les deux premières branches du moyen, identiques à celles du pourvoi principal.

14. En outre, la société employeur, qui pouvait intervenir volontairement à l'instance pour contester la recevabilité du recours de la victime, n'a pas induit en erreur son adversaire sur ses intentions et ne s'est pas contredite à son détriment en ce qu'elle a, en première instance comme en appel, fait valoir que le recours était irrecevable et en n'y répondant, au fond, que de manière subsidiaire.

15. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.