CA Reims, ch. civ. sect. 1, 14 juin 2022, n° 20/01366
REIMS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Sodiceram (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Jungbluth
Conseillers :
M. Lecler, Mme Pilon
Avocats :
Me Robert, Me Hübsch
La société à responsabilité limitée Sodiceram (la société Sodiceram) exerce une activité de vente et pose de carrelages, sanitaires et accessoires de salle de bains, et son capital social est détenu en totalité par un holding, la société Rino.
Monsieur [T] [A] était gérant de la société Sodiceram.
Du 3 février 2009 au 31 décembre 2011, Monsieur [Y] [U] a exercé les fonctions de directeur commercial de la société Sodiceram.
Le 9 février 2011, Monsieur [T] [A] a cédé à Monsieur [U] 10 % de ses parts qu'il détenait dans la société holding Rino pour un montant de 23'000 euros.
À compter du 5 janvier 2016, la gérance de la société Rino a été confiée conjointement à Monsieur [A], détenteur de 90 % de ses parts, et à Monsieur [U], détenteur de 10 % de ses parts.
Selon procès-verbal d'assemblée générale du 5 janvier 2016, Monsieur [U] a été nommé cogérant de la société Sodiceram et la rémunération des deux cogérants a été portée à 3000 euros chacun.
Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 2 janvier 2018, Monsieur [A], en sa qualité de cogérant de la société Sodiceram, a écrit à Monsieur [U] dans les termes suivants:
'Vous avez été désigné en qualité de cogérant de la société SODICERAM depuis le 5 janvier 2016.
Nous avons déjà eu l'occasion de vous faire part de plusieurs dysfonctionnements et ce notamment les 9 février 2016, 13 septembre 2016 et 10 mars 2017.
Vous n'avez pas cru cependant tenir compte de nos divers avertissements et continuez notamment à briller par votre absentéisme régulier et à ne pas accorder toute votre attention à la gestion de la société.
Vous vous êtes présenté au bureau le 1er décembre 2017 mais vous n'étiez pas dans votre meilleur jour pour encadrer le personnel vous contentant de faire acte de présence.
Votre comportement est tel que la société connaît depuis votre nomination en tant que cogérant une baisse régulière de chiffre d'affaires.
Je comprends que l'intérêt de la société vous importe peu et que vous agissez dans vos propres intérêts, ce que je ne peux accepter. Notre dernière altercation du 23 décembre 2017 traduit une divergence de points de vue contraire à l'intérêt de notre société et ne permet pas d'envisager l'année 2018 dans de bonnes conditions.
Compte tenu de votre attitude, je me vois contraint de soumettre à l'associé unique de la société la révocation de vos fonctions de cogérant avec effet immédiat.
Dans l'attente de la décision à venir et afin d'éviter toute difficulté avec les salariés de la clientèle compte tenu du risque de dénigrement de votre part, je vous suspends à titre provisoire de vos fonctions de gérant dès ce jour.
Je vous invite en conséquence ne pas vous présenter la société et à la boutique notamment
Je vous précise que votre rémunération sera maintenue dans l'attente de la décision à intervenir'.
Par courrier en date du 18 janvier 2018, Monsieur [U] a contesté les griefs qui lui étaient imputés.
Selon procès-verbal d'assemblée générale en date du 19 janvier 2018 de la société Rino, celle-ci a décidé de voter la révocation de Monsieur [U] de ses fonctions de gérant de la société Sodiceram.
Selon procès-verbal d'assemblée générale en date du 19 janvier 2018 de la société Sodiceram, Monsieur [U] a été révoqué de ses fonctions de gérant de la société Sodiceram.
Le 20 décembre 2018, Monsieur [U] a attrait la société Sodiceram devant le tribunal de commerce de Reims.
En dernier lieu, Monsieur [U] a demandé de :
- dire et juger que sa révocation de ses fonctions de gérant de la société Sodiceram était intervenue dans les conditions abusives, brutales et vexatoires ;
- dire et juger que la révocation de ses fonctions de gérant de la société Sodiceram ne reposait sur aucun juste motif ;
En conséquence,
- condamner la société Sodiceram à lui verser les sommes de :
- 20'000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral lié aux conditions abusives, brutales et vexatoires de sa révocation, outre intérêt légal à compter du jugement intervenir ;
- 100'000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de l'absence de justes motifs à sa révocation, outre intérêt légal à compter du jugement intervenir ;
- 3500 euros au titre des frais irrépétibles.
En dernier lieu, la société Sodiceram a demandé de débouter Monsieur [U] de l'intégralité de ses demandes, et de le condamner à lui payer la somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles.
Par jugement contradictoire en date du 8 septembre 2020, le tribunal de commerce de Reims a :
- reçu Monsieur [U] en ses demandes, l'a déclaré partiellement bien fondé ;
- dit et jugé que la révocation de Monsieur [U] revêtait un caractère abusif, brutal et vexatoire,
- condamné la société Sodiceram à payer à Monsieur [U] la somme de 5000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral lié aux conditions abusives et vexatoires de sa révocation, outre intérêt légal à compter du présent jugement ;
- condamné la société Sodiceram à payer à Monsieur [U] la somme de 20'000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de l'absence de justes motifs à sa révocation, outre intérêt légal à compter du présent jugement ;
- condamné la société Sodiceram à payer à Monsieur [U] la somme de 2000 euros au titre des frais irrépétibles ;
- rejeté toutes autres demande des parties.
Le 12 octobre 2020, la société Sodiceram a relevé appel de ce jugement.
Par jugement du tribunal de commerce de Reims en date du 23 novembre 2021, la société Sodiceram a fait l'objet d'une liquidation judiciaire, et la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], a été désignée mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société Sodiceram.
Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 9 décembre 2021, Monsieur [U] a déclaré ses créances entre les mains de la Scp [P] Barault Maigrot ès qualités.
Le 17 janvier 2022, Monsieur [U] a assigné la Scp [P] Barault Maigrot ès qualités en intervention forcée.
Le 26 avril 2022, a été ordonnée la clôture de l'instruction de l'affaire.
PRETENTIONS ET MOYENS :
Pour plus ample exposé, il sera expressément renvoyé aux écritures déposées par les parties :
- le 21 avril 2022 par la société Sodiceram appelante et la Scp [P] Barault Maigrot ès qualités, intervenante forcée ;
- le 9 février 2022 par Monsieur [U], intimé.
La Scp [P] Barault Maigrot ès qualités demande à être déclarée recevable et bien fondée à reprendre la procédure d'appel.
Par voie infirmation, la société Sodiceram et la Scp [P] Barault Maigrot ès qualités sollicitent de débouter Monsieur [U] de toutes ses demandes, et de le condamner à leur payer la somme de 3500 euros au titre des frais irrépétibles des deux instances.
Monsieur [U] a demandé à être déclaré recevable et bien fondé en sa demande d'intervention forcée à l'encontre de la Scp [P] Barault Maigrot ès qualités.
Monsieur [U] demande la confirmation du jugement en ce qu'il a dit que sa révocation présentait un caractère abusif, brutal et vexatoire et était dépourvu de justes motifs, et demande de débouter la société Sodiceram représentée par son mandataire judiciaire de l'ensemble de ses demandes.
Monsieur [U] demande l'infirmation du jugement s'agissant des quanta indemnitaires qui lui ont été alloués, pour réitérer de ces chefs ses demandes initiales, avec fixation de ses créances au passif de la liquidation judiciaire de la société Sodiceram.
Monsieur [U] demande la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Sodiceram aux entiers dépens de première instance et à lui payer la somme de 2000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance, et de fixer au passif de la liquidation judiciaire de la société Sodiceram ses créances à hauteur de 2000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et au titre des dépens de première instance.
Enfin, Monsieur [U] a demandé la fixation au passif du redressement judiciaire de la société Sodiceram des entiers dépens des deux instances avec distraction au profit de son conseil, et de la somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel.
MOTIVATION :
Sur les demandes formulées par la société Sodiceram :
Il ressort de l'article L. 641-9 du code de commerce que le jugement prononçant la liquidation judiciaire emporte de plein droit, à compter de sa date, dessaisissement du débiteur de l'administration et de la disposition de ses droits, et que les droits et actions du débiteur sont exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur.
Il ressort des écritures de la partie intimée que la société Sodiceram, en liquidation judiciaire depuis le 23 novembre 2021, continue à formuler des prétentions.
Il conviendra donc de déclarer irrecevables les prétentions de la société Sodiceram.
En revanche, il y aura lieu de déclarer recevable la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, à reprendre la procédure d'appel.
Sur l'existence de justes motifs de révocation du gérant :
Selon l'article L. 223-25 du code de commerce,
Le gérant peut être révoqué par décision des associés dans les conditions de l'article L. 223-29, à moins que les statuts prévoient une majorité plus forte. Si la révocation a été décidée sans justes motifs, elle peut donner lieu à des dommages et intérêts.
En outre, le gérant est révocable par les tribunaux pour cause légitime, à la demande tout associé.
Le juste motif de révocation peut résulter d'une faute du gérant, particulièrement lorsqu'elle se rattache à l'exercice de ses fonctions, ou à un manquement de ce dernier à ses obligations légales ou statutaires.
Mais cette notion n'implique pas nécessairement une faute de l'intéressé, et peut aussi correspondre au désir des associés d'améliorer la gestion sociale ou de l'orienter dans un sens déterminé, auquel le gérant se révèle opposé.
Plus spécialement, une divergence de vue entre associés majoritaires et dirigeants sur la stratégie de l'entreprise justifie la révocation du gérant, dès lors que cette divergence est de nature à compromettre le fonctionnement de la société.
La mésentente persistante de deux cogérants, de nature à compromettre l'intérêt social, peut justifier la révocation de l'un d'entre eux (Cass. com., 4 février 2014, n°13-10.778).
Sur le point de savoir si le courrier du 3 janvier 2018 renferme les termes du litige :
La révocation d'un gérant peut intervenir à tout moment, et n'est abusive que si elle a été accompagnée de circonstances ou a été prise dans des conditions portant atteinte à son honneur ou à sa réputation ou si elle a été décidée brutalement, sans respecter l'obligation de loyauté dans l'exercice du droit de révocation.
S'il n'est pas nécessaire de communiquer au dirigeant concerné les motifs de la révocation envisagée préalablement à la réunion de l'organe social chargé de la prononcer, il faut, en revanche, que l'intéressé, fût-il révocable ad nutum, ait été convoqué à cette réunion et que, s'il était présent, il ait eu la possibilité de connaître les motifs de la décision prise à son encontre, et de les discuter.
En substance, le dirigeant concerné doit avoir été mis en mesure, d'avoir eu connaissance des motifs de sa révocation et de présenter ses observations avant qu'il soit procédé au vote.
Cependant, si le manquement de la société à son obligation de loyauté est de nature à constituer une faute délictuelle, cet éventuel manquement n'emporte en lui-même aucune conséquence quant à la justesse des motifs de la révocation, sauf à la cour à vérifier que ces motifs étaient déjà existants et apparus au moment de la décision de révocation.
Ainsi, il est loisible à une société de révoquer un gérant pour justes motifs, sur la base de griefs n'ayant pas été portés préalablement à la connaissance de l'intéressé, et sur lesquels ce dernier n'a pas pu s'expliquer, sauf à ce que ces circonstances donnent lieu à une analyse distincte pour un éventuel manquement au devoir de loyauté.
C'est donc à tort que Monsieur [U] soutient que les seuls griefs fixant les termes du litige sont ceux qui lui ont été notifiés dans le courrier que lui adressé l'autre cogérant le 2 janvier 2018, sus rappelé, de telle sorte qu'il n'aurait pas à répondre aux autres griefs articulés par la société Sodiceram dans ses écritures, lui reprochant :
- d'avoir refusé de se porter caution d'un prêt souscrit au mois de février 2016, et en conséquence de ne pas avoir soutenu financièrement la société Sodiceram ;
- d'avoir refusé de collaborer avec la société N Rénovation ;
- avoir négligé le suivi de commande et de devis en particulier lors des métrages nécessaires à la réalisation des devis et dépenses pour la pose ;
- de se faire rembourser des frais kilométriques ne correspondant à aucun déplacement réel.
Sur les griefs imputés dans le courrier du 3 janvier 2018 :
La société Sodiceram fait essentiellement grief à son gérant de ne pas avoir tenu compte de ses divers avertissements et de continuer notamment à briller par son absentéisme régulier et à ne pas accorder toute son attention à la gestion de la société.
L'attestation de Monsieur [F], chauffeur livreur salarié de la société Sodiceram du 11 décembre 2013 au 2 mai 2016 rapporte que :
- son auteur a dû, à plusieurs reprises, retarder ses départs en livraison car Monsieur [U] n'avait pas donné ses ordres de livraison ;
- Monsieur [U] arrivait de temps en temps avec une bonne demi-heure de retard ;
- Monsieur [U] était absent certains jours, le contraignant à se rapprocher de deux autres salariées féminines pour organiser ses tournées ;
- les absences de Monsieur [U] étaient régulières quand lui-même faisait ses tournées le samedi matin ;
- Monsieur [U] restait toujours à l'écart, ne s'occupant pas vraiment des problèmes qu'il pouvait rencontrer ;
- Monsieur [U] n'était jamais présent au magasin lors de la pose méridienne.
En ce que cette attestation procède à une description d'un comportement constant, il conviendra de considérer qu'elle s'applique aussi à la manière de servir de Monsieur [U] à compter de sa désignation comme gérant le 5 janvier 2016.
Il ressort de l'attestation de Monsieur [I], client, que Monsieur [U] était absent du magasin le samedi 23 décembre 2017, et ce dernier a reconnu son absence dans son sms du 11 janvier 2018 (pièce 9 de la société Sodiceram), excipant de ce que l'autre salariée ayant reçu le client n'était pas seule au magasin.
Et l'intéressé ne vient pas dénier, comme l'affirme la société Sodiceram, que le samedi matin représente un jour important en termes de commandes des particuliers.
Il ressort des attestations et écrits de Madame [V], Monsieur [E], Monsieur [KB], Monsieur [K], Madame [N], clients, des insuffisances dans le traitement des propositions, devis et du service après-vente dont Monsieur [U] était chargé au cours du second trimestre 2017.
Les attestations de Monsieur [R] et de Madame [J] mettent en évidence l'insuffisance de Monsieur [U] quant au métrage nécessaire à la réalisation des devis ou plans pour la pose, mais ne comportent pas de date permettant de déterminer si ceux-ci ont eu cours alors que l'intéressé exerçait ses fonctions de gérant, plutôt que de salarié.
En revanche, les factures et bons de livraison rectificatifs concernant Monsieur et Madame [G], dont le devis a été établi le 3 octobre 2017 par Monsieur [U], mettent en évidence l'insuffisance de Monsieur [U] quant au métrage nécessaire à la réalisation des devis ou plans pour la pose.
Les attestations de Messieurs [C], carreleur, [O], ouvrier professionnel, et [H], carreleur, confirment l'absence de présence et l'absence de suivi de Monsieur [U] sur les chantiers de pose réalisés par la société N'Rénovation.
De même, Monsieur [H], carreleur depuis le 20 juin 2016 au sein de la société N'Rénovation, a attesté ne jamais avoir eu la visite de monsieur [U] sur les chantiers, alors qu'il rencontrait régulièrement des erreurs de plans et de métrés.
Selon Madame [S], attachée commerciale, Monsieur [U] était présent dans les locaux de la société du mardi au samedi, sauf rendez-vous extérieurs sur des chantiers, et il lui arrivait aussi de rendre certains lundis sur des chantiers de pose pour des suivis.
Mais cette attestation n'est pas circonstanciée dans le temps, de telle sorte qu'il n'est pas possible de déterminer si l'appréciation qu'elle contient porte sur la période antérieure à désignation de Monsieur [U] en qualité de gérant le 5 janvier 2016, ou sur la période postérieure.
Dans son attestation, Monsieur [W], ayant quitté la société en avril 2013, n'a pas indiqué en quoi il a pu constater personnellement les agissements de Monsieur [U] en tant que gérant de celle-ci à compter de janvier 2016 : il ne pourra être attaché aucun crédit à celle-ci.
Il ne pourra être attaché aucune valeur probante suffisante à l'attestation de Madame [L], ex-concubine de Monsieur [U], faisant état de l'assiduité professionnelle de ce dernier, non seulement en raison de ses liens avec l'intéressé, mais en l'absence de toute constatation personnelle de l'intéressée, quant à l'exercice professionnel de son ex-concubin.
Les diverses attestations de Messieurs [BL], [YJ], [D], [B], clients de la société Sodiceram, rapportent leur satisfaction quant aux prestations assurées par Monsieur [U], mais sont dénuées de valeur probante, en ce qu'elles ne précisent pas si les prestations assurées concernent l'activité de ce dernier en tant que salarié avant le 5 janvier 2016 ou en tant que gérant à compter de cette date.
Au demeurant, elles sont impropres à contrebalancer les attestations des clients précédents, sus analysées, faisant état de l'insuffisance des prestations dont Monsieur [U] avait la charge.
Et il en ira de même pour l'attestation de Monsieur [X], alors employé de la poste chargé de la distribution du courrier du lundi au samedi à la société Sodimat, déclarant que Monsieur [U] était toujours présent lors de ses distributions ; il en ira ainsi d'autant plus que l'attestant n'a pas précisé sur quelle période il exerçait sa propre activité : il n'est ainsi pas démontré que ses constations portent sur la période pendant laquelle Monsieur [U] était gérant, plutôt que salarié.
Les échanges de sms et photos d'agenda pour les mois de novembre et décembre 2017, censés démontrer l'implication et la présence au quotidien de Monsieur [U], sont insuffisamment probants.
A l'issue de cette analyse, il conviendra de retenir que les nombreuses attestations et pièces, précises et circonstanciés de la société Sodiceram, ont suffisamment démontré que le gérant n'exerçait pas ses fonctions de manière satisfaisante, sans que les attestations et éléments très généraux, ou au contraire très ponctuels, et au demeurant peu nombreux produits par Monsieur [U] ne combattent efficacement cette preuve.
Sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres motifs énoncés dans ce courrier, il conviendra cependant d'examiner d'examiner le grief distinct tendant au refus de l'intéressé de collaborer avec la société N'Rénovation: en effet, les griefs déjà examinés ont trait, au moins pour partie, à cet autre grief.
Sur les griefs extérieurs au courrier de mise à pied du 3 janvier 2018 :
Sur le refus de collaborer avec la société N’Renovation :
La divergence de vue d'un gérant avec certains associés ne constitue pas un juste motif de révocation, dès lors que loin de constituer une faute de gestion, cette attitude montre que l'intéressé entendait préserver les intérêts de la société contre les dérives de ses associés qui poursuivaient un but personnel.
Une mésentente entre associés ne constitue pas un juste motif de révocation, à défaut de preuve que celle-ci avaient pu compromettre le fonctionnement la société.
La société Sodiceram reproche à Monsieur [U] d'avoir refusé de collaborer avec la société N'Renovation.
Elle vient préciser que la société N'Renovation, dont la gérante est Madame [AZ], mère de Monsieur [A], est une société qui existe depuis 1993 et qui a toujours eu ses bureaux dans les locaux de la société Sodiceram, qui était son fournisseur principal de carrelages, faïences et mobilier de salle de bain
Elle précise que la société N'Renovation disposait d'une clientèle qui lui était propre, et avait toujours orienté ses clients dans le choix et matériaux de pause vers la société Sodiceram, de telle sorte que la société N'Renovation représentait un chiffre d'affaires non négligeable pour la société Sodiceram.
La société Sodiceram soutient que contrairement à d'autres sociétés disposant de remises importantes en leur qualité de professionnel, la société N'Renovation acceptait pour sa part des remises moins importantes.
Selon l'appelant, lorsqu'elle achetait pour le compte des clients de la société Sodiceram des matériaux afin de leur faire bénéficier d'une taxe sur la valeur ajoutée (tva) plus avantageuse (10 % lieu de 20 %) et qu'elle effectuait ensuite des travaux de pose, la société N'Renovation était amenée à lui verser régulièrement des acomptes pour améliorer sa trésorerie.
Selon l'appelante, la société N'Renovation a toujours réglé à la société Sodiceram les travaux administratifs qui lui étaient assurés, ainsi que des prestations de services quant à l'organisation et au suivi des chantiers.
Selon l'appelante, la volonté de Monsieur [U] de ne pas travailler avec la société N'Renovation allait à l'encontre du souhait de l'associé unique de maintenir et de conforter ce partenariat avec cette société.
Si Monsieur [U] soutient que cette pratique a nécessairement pour effet de réduire le chiffre d'affaires de la société Sodiceram, puisque le taux de tva réduit (10 % au lieu de 20 % ) auquel la société N Rénovation proposait la vente des produits la société Sodiceram constituait un argument de vente, il n'apporte aucune démonstration à cet égard.
Il ressort de l'étude du professionnel du chiffre mandaté par Monsieur [U], ayant étudié en octobre 2018, soit en cours de phase contentieuse, l'année 2016/2017, aux fins de déterminer la valeur des parts sociales détenus par Monsieur [U], que:
- l'actif, le passif, et le détail de l'activité et de la marge doivent être retraités pour obtenir un résultat économique corrigé reflétant mieux la réalité ;
- les retraitements sous exposés ont été faits sur l'initiative de son client, sans que le professionnel du chiffre ne disposât d'informations lui permettant de se prononcer sur l'opportunité de ces retraitements ;
- selon les informations transmises par le conseil de Monsieur [U], la société N'Renovation est une société de pose de carrelage, une partie des produits vendus par la société Sodiceram sont posés chez les clients par la société N'Renovation, cette dernière structure bénéficie des installations et du personnel de la société Sodiceram (commerciaux, magasiniers, etc.,'), sans qu'une refacturation soit faite pour tenir compte des prestations rendues, de telle sorte que selon le conseil de Monsieur [U], le montant des prestations de la société Sodiceram à société N'Rénovation s'élèverait à 35'000 euros par an.
Cependant, il ne ressort de cette étude aucune démonstration de ce que les prestations dont la société Sodiceram faisait bénéficier la société N'Rénovation n'aurait pas été refacturées à cette dernière, ou que le montant de ces éventuelles prestations s'élèverait à 35 000 euros annuels, puisque le professionnel du chiffre se base sur les seules allégations à cet égard de son client et du conseil de ce dernier.
Dès lors, Monsieur [U] défaille à démontrer en quoi son opposition à la collaboration avec la société N'Rénovation procède d'une intention de préserver les intérêts de la société Sodiceram.
Monsieur [U] ne peut pas soutenir n'être ni gérant, ni associé, ni salarié de la société N'Rénovation, pour exciper de ne pas être intervenu sur les chantiers de la société N'Rénovation pour en assurer le contrôle ou la surveillance.
Or, la contestation de Monsieur [U] à la collaboration avec la société N'Rénovation a pris la forme de son absence ou absence de suivi sur les chantiers de poses suivis par cette dernière, selon les attestations de Messieurs [C], carreleur, [O], ouvrier professionnel, et [H], carreleur.
Il en ressort ainsi que la divergence de vue de Monsieur [U] avec la stratégie de la société Sodiceram a eu pour effet de compromettre le fonctionnement de celle-ci.
A l'issue de cette analyse, et sans qu'il soit nécessaire de reprendre l'intégralité des griefs avancés par le mandataire liquidateur de la société Sodiceram, il sera retenu que la révocation de Monsieur [U] repose sur de justes motifs.
Monsieur [U] sera donc débouté de sa demande indemnitaire pour absence de justes motifs à sa révocation, et le jugement sera infirmé de ce chef.
Sur le caractère brutal, abusif et vexatoire de la révocation :
Sur le manquement à l'obligation de loyauté dans l'exercice de la faculté, par la société, de sa décision de révocation du gérant :
S'il n'est pas nécessaire de communiquer au dirigeant concerné les motifs de la révocation envisagée préalablement à la réunion de l'organe social chargé de la prononcer, il faut, en revanche, que l'intéressé, fût-il révocable ad nutum, ait été convoqué à cette réunion et que, s'il était présent, il ait eu la possibilité de connaître les motifs de la décision prise à son encontre, et de les discuter.
En substance, le dirigeant concerné doit avoir été mis en mesure, d'avoir eu connaissance des motifs de sa révocation et de présenter ses observations avant qu'il soit procédé au vote.
Il ressort de son propre courrier en réplique du 18 janvier 2018 que Monsieur [U] a été mis en mesure de prendre connaissance et de s'expliquer sur les griefs qui lui étaient imputés par l'autre cogérant de la société [U] dans le courrier susdit du 3 janvier 2018.
Les lettres recommandées en date du 3 janvier 2018, convoquant Monsieur [U] :
- à l'assemblée générale ordinaire de la société Rino pour le 18 janvier 2018, avec pour ordre du jour la mise au vote de sa révocation des fonctions de gérant de la société Sodiceram ;
- à l'assemblée générale ordinaire de la société Sodiceram pour le 18 janvier 2018, avec pour ordre du jour la mise au vote de sa révocation des fonctions de gérant de la société Sodiceram ;
Ne portent mention d'aucun grief.
Mais le rapport du gérant de la société de la société Rino à l'associée unique en vue de l'assemblée générale de la société Rino se borne à rappeler que les motifs de la révocation ont été exposés pour l'essentiel à Monsieur [U] au cours d'un entretien du 2 janvier 2018 au siège social, et lui ont été adressés par courrier recommandé le même jour.
Le texte des résolutions de cette assemblée générale de la société Rino, de même que le procès-verbal y afférent, ne comporte aucune énonciation de motifs.
Certes, il ressort de ce document, et de sa feuille de présence, la présence de Monsieur [U] au cours de cette assemblée.
Cependant, dans ces conditions, et notamment au vu du rapport du gérant, il y a lieu de considérer que les griefs exposés à Monsieur [U] par ce document et au cours de cette réunion n'ont porté que sur ceux qui lui avaient déjà été notifiés dans le courrier susdit du 3 janvier 2018.
Et l'étude de l'ensemble des mêmes documents concernant la société Sodiceram conduit strictement à la même analyse.
Cependant, il ressort des écritures de son liquidateur que la révocation de Monsieur [U] avait été prononcée non seulement au visa des griefs énoncés dans le courrier du 3 janvier 2018, mais encore en considération:
- de son refus de se porter caution de deux prêts de trésorerie souscrits par la société Sodiceram
En février 2016 et février 2017 ;
- de ne pas soutenir la trésorerie de la société Rino, holding de la société Sodiceram ;
- d'avoir refusé de revoir à la baisse sa rémunération de cogérant ;
- d'avoir refusé de collaborer avec la société N Rénovation ;
- de se faire rembourser des frais kilométriques ne correspondant à aucun déplacement réel.
Il en ressort ainsi que Monsieur [U] n'a pas eu connaissance et n'a pas en été mis en mesure de s'expliquer avant le vote sur sa révocation sur l'intégralité des motifs de révocation retenus par la société Sodiceram, sus exposés, et qui n'étaient pas tous contenus dans le courrier qui lui avait été adressé le 3 janvier 2018.
Enfin, le procès-verbal d'assemblée générale de la société Sodiceram du 19 janvier 2018 se borne à rapporter la décision de révocation de Monsieur [U] de ses fonctions de gérant, sans précision aucune quant aux motifs, même en présence de ce dernier.
Dès lors, la société Sodiceram a manqué à son obligation de loyauté.
Le courrier du 3 janvier 2018 a prononcé, à la diligence de Monsieur [A], cogérant, la suspension de ses fonctions de cogérant de Monsieur [U].
Cependant, avec l'intimé, il conviendra de retenir que l'article L. 223-25 du code de commerce ne prévoit aucune faculté de suspension provisoire du gérant.
Un examen attentif des statuts de la société Sodiceram, en particulier de son article 17 - durée des fonctions de la gérance - ne met en évidence l'instauration d'aucune procédure de suspension provisoire d'un gérant sur l'initiative d'un autre.
Au surplus, au rebours des écritures de la société Sodiceram, les termes de ce courrier constituent un ordre, et non pas une simple invitation.
Il est ainsi caractérisé une circonstance abusive.
Au surplus, en motivant cette suspension par le souci d'éviter tout risque de dénigrement avec les salariés ou la clientèle, alors qu'aucune difficulté précédente du même ordre n'a été justifiée, la société Sodiceram a assorti sa décision d'une circonstance d'autant plus vexatoire.
Et les termes de courrier revêtent d'autant plus ces deux circonstances que la société Sodiceram vient elle-même énoncer dans ses écritures (page 13) que cette suspension n'a jamais reçu exécution, l'intéressé ayant continué normalement son activité dans la société : la société Sodiceram vient ainsi démontrer et reconnaître le caractère totalement injustifié d'une telle suspension.
Il ressort toutefois de :
- l'attestation de Madame [M], comptable, que pour la période du 2 au 18 janvier 2018, Monsieur [U] passait régulièrement au magasin prendre ses messages mails et faire le point avec ses collègues commerciales ;
- ce n'est qu'à l'issue des assemblées générales du 18 janvier 2018 que l'intéressé a restitué les clés, la tablette, et le téléphone portable mis à sa disposition par la société Sodiceram, et non pas avant ;
De telle sorte que l'intéressé a pu être mesure d'annoncer à ses collaborateurs et clients l'imminence de son départ.
Dans l'évaluation de son préjudice, Monsieur [U] met en exergue la durée de la présence au sein de la société Sodiceram ayant commencé depuis le 3 février 2009 en qualité de salarié, pour se poursuivre à compter du 5 janvier 2016 en qualité de gérant.
Cependant, la durée de la relation salariée ne peut pas entrer en ligne de compter dans l'indemnisation des circonstances afférentes à la révocation des seules fonctions de gérant.
Monsieur [U] produit un certificat médical de son médecin traitant du 30 novembre 2018 attestant le suivre pour état dépressif réactionnel depuis janvier 2018.
Dans les circonstances sus décrites, il y aura lieu de retenir que la révocation de Monsieur [U] revêt un caractère brutal, abusif et vexatoire, et le jugement sera confirmé de ce chef.
Le préjudice de Monsieur [U] découlant du caractère brutal, abusive et vexatoire de sa révocation sera entièrement réparé par une indemnité de 5000 euros, portant intérêts au taux légal à compter du jugement.
Il conviendra donc d'inscrire cette somme au passif de la liquidation judiciaire de la société, à la diligence de son mandataire liquidateur.
Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a porté de ce chef condamnation de la société Sodiceram.
Il sera rappelé que le présent arrêt vaudra titre de restitution des sommes allouées en exécution du jugement déféré.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société de sa demande au titre des frais irrépétibles d'appel.
Il sera infirmé pour avoir condamné la société Sodiceram aux entiers dépens de première instance et à payer une somme au titre des frais irrépétibles d'appel.
Le mandataire liquidateur sera débouté de ses demandes au titre des frais irrépétibles des deux instances.
Il sera ordonné fixation au passif de la société Sodiceram, à la diligence de son mandataire judiciaire, et au profit de Monsieur [U], des sommes de 2000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance d'appel et 1000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel.
Il sera ordonné fixation au passif de la société Sodiceram, à la diligence de son mandataire judiciaire, des entiers dépens des deux instances, avec distraction au profit du conseil de Monsieur [U].
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, et après en avoir délibéré conformément à la loi,
Déclare irrecevables les demandes de la société à responsabilité limitée Sodiceram ;
Déclare recevable la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, à reprendre la procédure d’appel ;
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a :
- reçu Monsieur [Y] [U] en ses demandes, l'a déclaré partiellement bien fondé ;
- dit et jugé que la révocation de Monsieur [Y] [U] revêtait un caractère abusif, brutal et vexatoire,
Confirme le jugement déféré de ces seuls chefs ;
Statuant à nouveau dans cette limite et y ajoutant :
Déboute Monsieur [Y] [U] de sa demande à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de l'absence de justes motifs à sa révocation des fonctions de gérant de la société à responsabilité limitée Sodiceram ;
Ordonne l'inscription au passif de la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, à la diligence de la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, et au profit de Monsieur [Y] [U], de la somme de 5000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral lié aux conditions abusives et vexatoires de sa révocation, avec intérêts au taux légal à compter du 8 septembre 2020 ;
Déboute la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, de ses demandes au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
Ordonne l'inscription au passif de la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, à la diligence de la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, et au profit de Monsieur [Y] [U], des sommes de:
- 2000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance ;
- 1000 euros au titre des frais irrépétibles d’appel ;
Rappelle que le présent arrêt vaut titre de restitution des sommes allouées en exécution du jugement déféré ;
Ordonne l'inscription au passif de la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, à la diligence de la Scp [P] Barault Maigrot, prise en la personne de Monsieur [Z] [P], en qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société à responsabilité limitée Sodiceram, des entiers dépens de première instance et d'appel, et ce avec distraction au profit de Maître Nicolas Hubsch, conseil de Monsieur [Y] [U], de ceux des dépens de première instance et d'appel dont il a fait l'avance sans en avoir reçu provision.