CA Colmar, 2e ch. A, 24 novembre 2022, n° 22/01249
COLMAR
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Safer d'Alsace (SA), Safer Grand Est (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Walgenwitz
Conseillers :
Mme Denort, Mme Hery
Avocats :
Me Bergmann, Me Chevallier-Gaschy, Me Herrmann, Me Lounes
EXPOSE DU LITIGE
Selon acte de vente passé devant Maître [B], notaire à [Localité 9], le ler octobre 1990, Mesdames [P] et [N] ont procédé à l'acquisition auprès de la Safer d'Alsace de plusieurs parcelles situées sur les territoires des communes de [Localité 4], [Localité 3] et [Localité 8], constituant une exploitation agricole dénommée « [Localité 7] '' qu'elles occupaient antérieurement à titre précaire en vertu d'une convention conclue avec la Safer d'Alsace en 1987.
Estimant être victime d'une pollution des sols aux sels de cuivre, Madame [N] a engagé une action au titre des vices cachés à l'encontre de la Safer d'Alsace. Par jugement du 18 janvier 2000, le tribunal de grande instance de Mulhouse a rejeté ses demandes, décision confirmée par arrêt en date du 4 septembre 2003 rendu par la cour d'appel de Colmar.
Par ailleurs, sa plainte déposée à la gendarmerie de Masevaux en novembre 1994 pour épandage malveillant a été classée sans suite. Une seconde plainte a été déposée pour empoisonnement à la même gendarmerie le 9 avril 1998 par Madame [N] et son employé, Monsieur [W], également classée sans suite.
Le 09 janvier 2002, Madame [N] a déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction de [Localité 6] contre X pour empoisonnement et mise en danger de la vie d'autrui.
C'est dans ce contexte que par acte introductif d'instance déposé au greffe le 22 septembre 2020, Madame [I] [N] tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de Madame [S] [N] (décédée), Monsieur [V] [L] et Monsieur [C] [W] ont attrait la Safer d'Alsace devant le tribunal judiciaire de Mulhouse.
Sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code Civil, les demandeurs ont sollicité la condamnation de la Safer d'Alsace d'avoir à leur verser des dommages et intérêts en réparation de leurs préjudices matériel, physique et moral à hauteur de plusieurs millions d'Euros.
La SA Safer Grand Est est intervenue volontairement à l'instance expliquant que la Safer d'Alsace avait été radiée du RCS le 15 juin 2017 suite à la fusion absorption avec la Safer Champagne Ardennes pour devenir la Safer Grand Est.
Par conclusions du 15 février 2021, la SA Safer Grand Est a saisi le juge de la mise en état d'une requête en irrecevabilité de la demande sur plusieurs fondements, tenant à voir constater notamment l'irrecevabilité des prétentions émises à l'encontre de la Safer d'Alsace, privée du droit d'agir pour être dépourvue de personnalité morale, et subsidiairement sur le fondement de l'autorité de la chose jugée, du défaut d'intérêt à agir de M. [L], et de la prescription.
Par ordonnance du 10 février 2022, le juge de la mise en état a déclaré les demandes irrecevables et condamné les demandeurs à payer un montant de 1.000,00 € par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le juge estimait que la disparition de la personnalité morale de la Safer d'Alsace suite à sa fusion absorption, l'avait privée de tout droit d'agir de sorte que les demandes formulées à son encontre étaient irrecevables. De ce fait, le juge ne statuait pas sur les autres fins de non-recevoir soutenues.
Il écartait également la demande de condamnation des demandeurs à une amende civile de 10 000 euros requise par les défendeurs, au motif que la bonne foi se présumait et que les défendeurs ne rapportaient pas la preuve de l'abus de droit d'agir.
C'est la décision contestée, suite à l'appel formé par Madame [N], Monsieur [L] et Monsieur [W].
Il est à noter que cet appel n'a été dirigé qu'à l'encontre de la Safer d'Alsace, alors pourtant que la Safer Grand Est était intervenue volontairement en première instance et que les condamnations à l'encontre des défendeurs à 1'incident étaient prononcées au profit de cette dernière et non au profit de la Safer d'Alsace. Néanmoins, selon conclusions d'appel datées du 4 mai 2022, les appelants ont finalement visé la Safer Grand Est dans le rubrum en qualité d'intervenante forcée.
Par conséquent, la Safer Grand Est a pu se constituer le 10 mai 2022.
PRETENTIONS DES PARTIES
Les appelants concluent à ce que la cour infirme l'ordonnance du juge de la mise en état et statuant à nouveau, déboute la SA Safer d'Alsace devenue la SA Safer Grand Est de 'sa requête en nullité concernant les demandes de Madame [N] et de Messieurs [W] et [L]'.
En outre il était demandé de condamner les intimées aux dépens des deux instances.
A l'appui de leur demande, ils soutiennent que :
- si à compter du 03 mai 2017, la Safer d'Alsace a perdu la personnalité juridique et partant son droit d'agir tant en demande qu'en défense, la constitution de la Safer Grand Est et la redirection des demandes était de nature à régulariser l'assignation,
- l'ordonnance entreprise a rappelé que l'article 126 du Code de procédure civile permet de régulariser la saisine d'une juridiction mais considère à tort que la procédure ne serait pas régularisable par référence à une jurisprudence des cours d'appel de Reims et de Grenoble qui ne saurait être assimilée à une jurisprudence issue de la Cour de cassation,
- l'ordonnance évoque par ailleurs l'article L 236 - 1 du Code de Commerce sur la notion de fusion - absorption de sociétés commerciales en faisant référence à un arrêt de la Cour de cassation ; mais il conviendrait de garder à l'esprit que l'instance a été régularisée au mois de septembre 2020 devant le tribunal judiciaire de Mulhouse,
- ce n'est que le 15 février 2021 que la Safer Grand Est a saisi le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Mulhouse aux fins de voir déclarées les demandes des concluants irrecevables ; en tenant compte du délai qui sépare la fusion - absorption du mois de mai 2017 de la requête en irrecevabilité du mois de février 2021, la situation procédurale serait régularisable.
La SA Safer d'Alsace et la SA Safer Grand Est concluent à la confirmation de l'ordonnance rendue le 10 février 2022 en ce qu'elle a déclaré les demandes de Madame [I] [N] et Messieurs [V] [L] et [C] [W] irrecevables.
En revanche elles demandent son infirmation en ce qu'elle a rejeté la demande formulée en vue de voir condamner les appelants in solidum à payer une amende civile de 10 000 € par application de l'article 32-1 du Code de procédure civile.
A titre subsidiaire, en cas d'infirmation, il n'y aurait pas lieu d'évoquer les autres fins de non-recevoir qui ont été soulevées devant le juge de la mise en état au titre de l'autorité de la chose jugée, de la prescription et du défaut d'intérêt à agir de M. [L], car il faudrait renvoyer le dossier au juge de première instance pour qu'il puisse statuer sur ces sujets.
A titre encore plus subsidiaire, en cas d`infirmation et d'évocation des fins de non- recevoir soulevées à titre subsidiaire par la Safer devant le premier juge, il est demandé à la cour de déclarer la demande irrecevable du fait, de l'autorité de la chose jugée, de sa prescription et de constater s'agissant de Monsieur [V] [L] qu'il est dépourvu de tout intérêt à agir.
Enfin, en tout état de cause, il était demandé la condamnation des appelants à payer à la Safer la somme de 8 000 € par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Les intimées soutiennent à l'appui de leurs demandes :
- au principal, se fondant sur les articles 32, 122 et 123 du code de procédure civile, que les appelants ne peuvent assigner la Safer d'Alsace dont le siège social était situé à Mulhouse, qui a fait l'objet d'une radiation du registre du commerce et des sociétés le 15 juin 2017, suite à sa fusion-absorption avec la Safer Champagne Ardennes, devenue Safer Grand Est ; la Cour de cassation a déjà jugé qu'est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir, cette situation n'étant en outre pas susceptible d'être régularisée lorsque la prétention est émise par ou contre une partie dépourvue de la personnalité juridique,
- à titre subsidiaire, si la cour devait infirmer 1'ordonnance critiquée, elle devrait s'abstenir d'évoquer les autres fins de non-recevoir qui avaient été soulevées à titre subsidiaire en première instance par la Safer Grand Est, et devrait renvoyer l'affaire devant le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Mulhouse pour lui permettre de statuer sur celles-ci,
- à titre encore plus subsidiaire, si la cour décidait d'infirmer l'ordonnance critiquée et d'évoquer les autres fins de non-recevoir, il lui est demandé de déclarer les demandes de Madame [N], Monsieur [W] et Monsieur [L] irrecevables en raison :
* de l'autorité de la chose jugée en application de l'article 1355 du Code civil, en ce que l'objet du litige actuel est identique (mêmes parties, cause, objet) à celui de l'instance initiée par Mme [N] qui a donné lieu à un jugement de première instance du 18 janvier 2000 rendu par le tribunal de grande instance de Mulhouse qui la déboutait, confirmé par la cour d`appel de Colmar par un arrêt du 4 septembre 2003 devenu définitif suite à la décision de la Cour de cassation du 6 avril 2006,
* du défaut d'intérêt à agir de Monsieur [L],
* de la prescription de l'action menée, qui sous couvert de responsabilité civile, serait en fait une action en garantie des vices cachés dont le délai de prescription serait achevé depuis bien longtemps.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1) Sur le défaut du droit à agir
L'article 32 du Code de procédure civile dispose que 'Est irrecevable tout prétention émise pour ou contre une personne dépourvue du droit d 'agir'.
L'article 122 du même code dispose que 'Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond pour défaut de droit d 'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfixe, la chose jugée'.
La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de préciser, au visa des articles 32 et 126 du Code de procédure civile, qu'est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir, et que cette situation n'est pas susceptible d'être régularisée lorsque la prétention est émise par ou contre une partie dépourvue de la personnalité juridique ( Cass, Civ. 3, 13 juillet 2016, n°15-20.841), et ce même en cas d'intervention volontaire de la personne morale qui aurait dû être assignée (Cass, Civ. 2, 23 septembre 2010, n°09-70.355).
En l'espèce, les appelants ont assigné la Safer d'Alsace, dont le siège social était situé à Mulhouse, qui a fait l'objet d'une radiation du registre du commerce et des sociétés le 15 juin 2017, suite à sa fusion-absorption avec une autre Safer pour devenir la SA Safer Grand Est.
La Safer d'Alsace ne disposant plus de la personnalité juridique au moment de son assignation, l'action des appelants à son encontre est donc irrecevable. En effet l'organisme était dépourvu du droit d'agir et donc de se défendre, et l'intervention volontaire à la procédure de la Safer Grand Est n'est pas de nature à régulariser la procédure.
Par conséquent, il y a lieu de confirmer l'ordonnance du 10 février 2022 en ce qu'elle a déclaré les demandes de Madame [I] [N] et Messieurs [V] [L] et [C] [W] irrecevables pour avoir été adressées à l`encontre d'une personne dépourvue du droit d'agir.
2) Sur la demande d'amende civile
Il est rappelé que l'existence de la pollution des sols de l'exploitation des appelants est établie.
Le juge de la mise en état a rappelé le principe selon lequel la bonne foi se présumait. Si l'exaspération de la Safer Grand Est peut se comprendre, il n'est pas établi que les appelants aient agi contre elle dans l'intention de lui nuire.
L'abus du droit d'agir en justice n'est donc pas établi.
3) Sur les demandes annexes portant sur les frais d'appel
Les appelants seront condamnés in solidum aux dépens et à verser une somme de 1000 € à la SA Safer d'Alsace et la SA Safer Grand Est.
La demande formulée par les appelants au titre de l'article 700 du Code de procédure civile sera écartée.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant, publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe, après débats en audience publique et après en avoir délibéré :
CONFIRME l'ordonnance rendue par la juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Mulhouse le 10 février 2022
CONDAMNE in solidum Madame [I] [N] tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de Madame [S] [N] (décédée), Monsieur [V] [L] et Monsieur [C] [W] aux dépens de l'appel,
CONDAMNE in solidum Madame [I] [N] tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de Madame [S] [N] (décédée), Monsieur [V] [L] et Monsieur [C] [W] à payer la somme de 1 000 € ( mille Euros) à la SA Safer d'Alsace et la SA Safer Grand Est au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
DEBOUTE Madame [I] [N] tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de Madame [S] [N] (décédée), Monsieur [V] [L] et Monsieur [C] [W] de leurs demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.