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Décisions

CA Orléans, 14 novembre 2011, n° 10/02503

ORLÉANS

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

AU BOSPHORE (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. BUREAU

Conseillers :

Mme NOLLET, Mme HOURS

Avoués :

SCP LAVAL LUEGER, Me GARNIER, Me BORDIER

Avocats :

Me VAZEREAU, Me PASTOR, SELARL LESIMPLE COUTELIER ET PIRES

TGI Tours, du 8 juill. 2010

8 juillet 2010

Monsieur Manuel D. a divisé en plusieurs ... dont il était l'unique propriétaire 7, place Saint Denis à AMBOISE et a établi, par le ministère de Maître JACOB, notaire, un règlement de copropriété avec état descriptif de division.

Le 27 décembre 2006, il a vendu à Monsieur Frédéric L. l'appartement sis au premier étage de cette copropriété et, le 31 mai 2007, a cédé à Monsieur Cihan K. le local commercial sis au rez de chaussée, lequel était jusqu'alors occupé par un cabinet d'assurances. Monsieur K. a, le 12 juillet 2007, donné ces locaux à bail commercial à la S. A.R. L. AU BOSPHORE (la S. A.R. L.) afin qu'elle y exploite un commerce de restauration rapide.

Faisant état de nuisances sonores et olfactives qui lui sont causées par cette activité, Monsieur L. a obtenu, par ordonnance de référé en date du 18 mars 2008, l'organisation d'une expertise confiée à Monsieur C.. Ce dernier a déposé, le 19 février 2009, un rapport constatant que l'émergence sonore nocturne de 8 décibels à l'intérieur de l'établissement dépasse amplement celle tolérée de 3 décibels ; que les émergences sonores diurnes et nocturnes de la terrasse dépassent toujours les limites admises et que la S. A.R. L., pour mettre en place la hotte située au dessus du grill, a malencontreusement percé le plafond d'un trou qui débouche dans l'appartement de Monsieur L., ce qui occasionne des nuisances olfactives et sonores supplémentaires (50 décibels relevés) tandis que la chaleur dégagée par le grill du kébab induit une surchauffe de l'angle du salon de Monsieur L.. Il a proposé divers moyens de remédier aux désordres constatés mais ses suggestions ont été refusées par l'architecte des bâtiments de France dont l'autorisation était nécessaire avant tous travaux, l'immeuble abritant le fonds de commerce se situant dans le secteur sauvegardé de la ville d'Amboise. Monsieur C. a en conséquence conclu que seul l'arrêt de l'exploitation du restaurant permettra de supprimer les nuisances troublant la jouissance paisible de Monsieur L..

Le 20 mars 2009, ce dernier a assigné la S. A.R. L. AU BOSPHORE, Monsieur K. et Monsieur D. devant le tribunal de grande instance de Tours afin d'obtenir la cessation sous astreinte de l'activité de restauration, la condamnation solidaire de la S. A.R. L. et de Monsieur K. à réparer le trou percé dans un mur porteur et à démonter l'extracteur de fumées ainsi qu'à l'indemniser des troubles sonores, des nuisances olfactives et du préjudice de jouissance qu'il subit et à lui rembourser le coût des travaux occasionnés par le trou percé dans son plancher en demandant à être autorisé à faire procéder à sa réfection par l'entreprise de son choix. La S. A.R. L. a quant à elle sollicité la résolution du bail commercial conclu avec Monsieur K. en excipant du non respect, par son bailleur, de son obligation de délivrance d'un local lui permettant d'exercer son activité et a réclamé l'indemnisation du préjudice qu'elle subit à raison de son éviction.

Par jugement en date du 8 juillet 2010, Le tribunal, statuant sous le bénéfice de l'exécution provisoire, a prononcé la mise hors de cause de Monsieur D. contre lequel aucune demande n'était formée, condamné sous astreinte la S. A.R. L. à procéder à la remise en état du plafond du local commercial, condamné in solidum Monsieur K. et la S. A.R. L. à payer à Monsieur L. la somme de 5.700 euros en réparation des préjudices subis et celle de 2.500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et condamné la S. A.R. L. à garantir Monsieur K. de cette condamnation à hauteur de 50%. Les premiers juges ont en outre prononcé la résolution du bail commercial conclu entre la S. A.R. L. et Monsieur K. et condamné ce dernier à verser à sa locataire la somme de 20.000 euros en réparation du préjudice que lui cause son éviction des locaux.

Monsieur K. a interjeté appel de cette décision par déclaration en date du 9 août 2010.

Les dernières écritures des parties, prises en compte par la cour au titre de l'article 954 du code de procédure civile, ont été déposées :

- le 19 septembre 2011 par Monsieur K.,

- le 16 septembre 2011 par Monsieur L.,

- le 19 septembre 2011 par la S. A.R. L. AU BOSPHORE.

Monsieur K., qui conclut à l'infirmation du jugement entrepris, demande à la cour de rejeter l'ensemble des demandes formées à son encontre. A titre subsidiaire, il sollicite condamnation de la S. A.R. L. à le garantir de toutes les condamnations qui pourraient être prononcées contre lui au bénéfice de Monsieur L. et réclame condamnation de ce dernier à lui verser une indemnité de procédure de 1.500 euros ainsi que condamnation de la S. A.R. L. à lui verser 5.000 euros du même chef. L'appelant fait tout d'abord valoir que Monsieur D. l'avait assuré qu'il pourrait installer un commerce de restauration au rez de chaussée. Il prétend ensuite qu'il appartenait à sa locataire d'exploiter le local donné à bail de manière à ne pas troubler la tranquillité d'autrui et affirme que la S. A.R. L. est seule à l'origine des nuisances constatées lors de l'expertise. Il souligne qu'il a délivré sans succès à sa locataire sommation de lui communiquer les factures d'achat de son matériel de cuisson et prétend que la S. A.R. L. a menti lors des opérations d'expertise en indiquant que ce matériel n'a pas une puissance supérieure à 20 kilowatts alors que, si tel était le cas,

il ne serait pas nécessaire de poser l'extracteur d'air vicié, de buées et de graisse dont l'installation a été refusée par l'architecte des bâtiments de France. A titre subsidiaire, il soutient que la locataire ne démontre pas avoir subi un préjudice financier résultant de son éviction des locaux donnés à bail puisqu'elle ne verse aucune pièce comptable et ne justifie pas d'une cessation complète d'activité. Enfin, il s'oppose à la demande formée par Monsieur L. au titre de la réfection de son plancher en faisant valoir que celui ci est une partie commune et que Monsieur L. ne justifie pas avoir obtenu l'accord du syndicat des copropriétaires pour réaliser les travaux qu'il sollicite.

Monsieur L., qui fait observer que la S. A.R. L. a quitté les lieux sans avoir déféré à la décision lui ayant enjoint de procéder à la réparation de cette ouverture qui est demeurée dans le même état, demande à la cour de confirmer le jugement déféré, hormis en ce qu'il n'a pas fait droit à sa demande tendant à être autorisé à réparer le trou percé dans son plancher. Il sollicite à nouveau cette autorisation et réclame condamnation in solidum de la S. A.R. L. et de Monsieur K. à en supporter solidairement le coût ainsi qu'à lui verser une indemnité de procédure de 2.000 euros.

La S. A.R. L. forme quant à elle appel incident de la décision attaquée en demandant à la cour de débouter Monsieur L. et Monsieur K. de l'ensemble de leurs demandes formées à son encontre et de condamner Monsieur K. à lui verser 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Elle soutient que c'est sur la foi des déclarations de Monsieur K. lui assurant de la destination des lieux à l'activité envisagée qu'elle a accepté de prendre à bail le local du rez de chaussée et précise qu'elle ne peut communiquer les factures d'achat de son matériel puisqu'elle les a perdues. Elle souligne cependant qu'il ressort des pièces versées aux débats que le grill à kébab le plus puissant ne dépasse pas 18 kilowatts et qu'en tout état de cause, même s'il avait été possible de remédier aux nuisances olfactives, il était impossible d'empêcher les nuisances sonores subies par Monsieur L.. Elle soutient donc que les manquements de Monsieur K. à son obligation de délivrer un local adapté à l'activité déclarée dans le bail justifient que le bailleur soit seul tenu de réparer les préjudices subis par son voisin et que soit prononcée la résiliation d u bail aux torts exclusifs du bailleur et sollicite confirmation du jugement en ce qu'il lui a octroyé 20.000 euros à titre de dommages et intérêts.

Monsieur D. n'est plus partie en cause d'appel.

Motifs

CELA ETANT EXPOSE, LA COUR,

Attendu qu'il importe peu que Monsieur D. ait ou non assuré Monsieur K. qu'une activité de restauration pourrait être sans difficultés installée au rez de chaussée de la copropriété puisque l'appelant ne forme aucune demande à l'encontre de son vendeur, ce qui rend sans objet cette argumentation ;

Que, de même, il n'apparaît pas utile de connaître la puissance des appareils de cuisson utilisés par la S. A.R. L. AU BOSPHORE puisque d'une part, les circulaires rendant obligatoires la pose d'un extracteur de fumées et de graisse dans les restaurants ne distinguent pas selon la puissance des postes de cuisson et que, d'autre part et surtout, le bail ne contient aucune clause contraignant la locataire à faire usage d'appareils d'un certain type ou d'une puissance limitée et que la locataire, qui avaitdonc toute liberté d'utiliser un grill de plus de 20 kilowatts, ne peut se voir reprocher, ni d'avoir utilisé un tel appareil, ni d'avoir refusé de le remplacer par un grill moins puissant ;

Qu'à supposer même, ce qui n'est pas démontré puisque Monsieur K. s'est gardé de présenter une telle suggestion lors des opérations d'expertise, que le changement de grill ait permis de faire cesser les nuisances olfactives, il n'aurait pas empêché l'activité exercée par la S. A.R. L. AU BOSPHORE de générer les nuisances sonores constatées lors des opérations de mesurage ;

Attendu que la réalité de ces nuisances n'est pas contestée ;

Que c'est par une motivation complète et pertinente que les premiers juges ont retenu que l'activité de la S. A.R. L. AU BOSPHORE qui est à l'origine d'un trouble anormal de voisinage doit indemniser Monsieur L. des préjudices subis ;

Que Monsieur K., qui a, en sa qualité de propriétaire du local commercial, décidé de le louer à un restaurant sans s'assurer que l'activité de ce dernier pourrait être exercée sans troubler de manière anormale la tranquillité du voisinage, étant également à l'origine de ces mêmes préjudices, le tribunal a à bon droit décidé de sa condamnation in solidum avec sa locataire à en indemniser Monsieur L. ;

Attendu que ce dernier fait connaître que la S. A.R. L. a quitté les lieux sans avoir procédé à la remise en état du trou creusé dans son plancher ;

Que, pour s'exonérer de sa responsabilité, la S. A.R. L. soutient sans aucunement le démontrer qu'elle a simplement suivi les plans d'installation de la hotte qui lui avaient été remis par Monsieur K. qui aurait supervisé les travaux ;

Qu'il résulte au contraire du rapport d'expertise que la locataire, qui a mal positionné un trou d'évacuation de l'extracteur, a ainsi percé le plancher de Monsieur L. et est seule à l'origine de ce dommage ;

Que Monsieur K. n'a aucune qualité pour opposer à son voisin une absence d'autorisation du syndicat des copropriétaires lui permettant d'intervenir sur son plancher, partie commune, alors qu'il appartiendra à Monsieur L. de requérir, si nécessaire, une telle autorisation qu'il ne pouvait évidemment solliciter tant qu'il n'avait pas été fait droit à sa demande tendant à faire exécuter ces travaux ;

Que la S. A.R. L. ayant désormais quitté les lieux sans avoir déféré à l'injonction de réaliser les travaux prononcée par le tribunal, il convient d'infirmer le chef de décision ayant prononcé cette condamnation et de faire droit à la demande de Monsieur L. tendant à être autorisé à faire boucher le trou percé dans son plancher en condamnant la locataire, seule responsable de ce désordre, à supporter le coût de ces travaux et en déboutant Monsieur L. de sa demande tendant à obtenir condamnation solidaire de Monsieur K. à lui rembourser le coût des travaux de reprise ;

Attendu que Monsieur K. ne conteste pas avoir signé un bail autorisant expressément la locataire à exercer une activité de kebab alors qu'elle est dans l'impossibilité d'user des locaux à cette fin ;

Que le propriétaire, qui était tenu, en application de l'article 1719 du code civil, de mettre à la disposition de la S. A.R. L. des locaux lui permettant de les utiliser selon l'affectation expressément indiquée dans le bail, a violé son obligation de délivrance ;

Attendu que ce manquement de Monsieur K. à ses obligations contractuelles ne justifie cependant pas qu'il soit condamné à relever entièrement indemne la S. A.R. L. AU BOSPHORE des condamnations prononcées à son encontre au profit de Monsieur L. puisqu'en perçant fautivement un trou dans le plancher de ce dernier, la locataire a concouru au préjudice qu'elle subit et qui résulte de son obligation de réparer les préjudices subis par le propriétaire de l'appartement situé au dessus de son fonds de commerce ;

Que, par ailleurs, si le percement de ce trou a concouru au préjudice subi par Monsieur L., Monsieur K. ne peut soutenir qu'il en est la source exclusive alors que son propre manquement à son obligation de délivrance d'un local permettant l'exercice d'une activité de restauration a également concouru au dommage causé à Monsieur L. par des émergences sonores et olfactives supérieures à ce qui est admissible en milieu urbain ;

Qu'il convient dès lors de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a condamné la S. A.R. L. AU BOSPHORE à relever indemne Monsieur Cihan K. à hauteur de la moitié des condamnations prononcées à son encontre ;

Attendu que le manquement du bailleur à son obligation de délivrance justifie par ailleurs le prononcé de la résiliation du bail à ses torts exclusifs et l'indemnisation du trouble causé à la locataire par son éviction ;

Attendu que, pour justifier de l'important préjudice commercial qu'elle prétend subir, la locataire ne verse aux débats qu'un document établi par ses soins faisant état d'un chiffre d'affaires de 123.000 euros sur 18 mois ;

Mais attendu que ce document, qui n'émane même pas de son comptable, ne peut être pris en considération puisque nul ne peut s'apporter de preuve à soi même et qu'en tout état de cause, la seule mention d'un chiffre d'affaires ne permet pas de vérifier une perte de bénéfices ;

Que le tribunal ne pouvait pas plus se fonder sur le loyer mensuel dû par la S. A.R. L. et sur le montant du pas de porte contractuellement convenu pour déterminer le préjudice subi, ces deux chiffres ne permettant pas de constater la perte commerciale dont fait état la locataire ;

Attendu qu'en application de l'article 1315 du code civil, il appartient à celui qui fait état d'un préjudice d'en démontrer la réalité et l'importance ;

Que, s'il peut être retenu que la S. A.R. L. subit un préjudice financier résultant à tout le moins des frais qu'elle a dû engager lors de son installation dans le local donné à bail par Monsieur K. et lors de son départ des mêmes locaux, il n'est nullement démontré qu'ainsi qu'elle le prétend, son entreprise avait du succès ou qu'elle n'a pas trouvé de nouveaux locaux pour s'installer dans le centre ville d'Amboise ;

Qu'il convient d'infirmer le chef de décision lui ayant alloué la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts et de condamner Monsieur K. à lui verser celle de 8.000 euros ;

Attendu qu'il convient de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Dispositif

PAR CES MOTIFS

****************

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

CONFIRME la décision entreprise, hormis en ce qu'elle a condamné la S. A.R. L. AU BOSPHORE à procéder à la remise en état du plafond du local commercial sous astreinte de 100 euros passé un délai de deux mois à compter de sa signification et en ce qu'elle a condamné Monsieur Cihan K. à payer à la S. A.R. L. AU BOSPHORE la somme de 20.000 euros en réparation du préjudice que lui cause son éviction,

STATUANT à NOUVEAU de ces seuls chefs,

AUTORISE Monsieur Frédéric L. à faire exécuter à ses frais avancés et par l'entreprise de son choix, la réparation du trou percé dans son plancher par la S. A.R. L. AU BOSPHORE,

CONDAMNE la S. A.R. L. AU BOSPHORE à supporter le coût de ces travaux sur simple présentation de la facture acquittée par Monsieur Frédéric L.,

CONDAMNE Monsieur Cihan K. à payer à la S. A.R. L. AU BOSPHORE la somme de 8.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice résultant de l'éviction des locaux donnés à bail,

Y AJOUTANT,

CONDAMNE in solidum la S. A.R. L. AU BOSPHORE et Monsieur Cihan K. à payer à Monsieur Frédéric L. la somme de 2.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

DIT que la S. A.R. L. AU BOSPHORE devra relever indemne Monsieur Cihan K. de cette condamnation à hauteur de 50%,

DEBOUTE Monsieur Cihan K. et la S. A.R. L. AU BOSPHORE de leurs demandes formées au titre des frais irrépétibles,

CONDAMNE in solidum Monsieur Cihan K. et la S. A.R. L. AU BOSPHORE aux dépens d'appel,

ACCORDE à Maître BORDIER, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.