Cass. com., 1 mars 2023, n° 20-18.356
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Orange (SA), Orange Caraïbe (SA)
Défendeur :
Digicel Antilles françaises Guyane (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Champalaune
Avocat général :
M. Douvreleur
Avocats :
SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° R 20-18.356 et E 20-20.416 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 juin 2020) et les productions, la société France Telecom, devenue la société Orange, commercialise dans les départements de Guadeloupe, Martinique et Guyane (la zone Antilles-Guyane) des services de téléphonie fixe et d'accès à l'internet haut débit. La société Orange Caraïbe, filiale de la société Orange, est un opérateur de télécommunications mobiles qui a bénéficié d'un monopole de fait pour les services de téléphonie mobile dans la même zone jusqu'au mois de décembre 2000, date d'arrivée sur ce marché de la société Bouygues Telecom Caraïbe (la société BTC). La société Digicel Antilles françaises Guyane (la société Digicel) a racheté en 2006 la société BTC. Elle est spécialisée dans le secteur d'activité des télécommunications sans fil.
3. Le 9 juillet 2004, la société BTC a saisi le Conseil de la concurrence d'une plainte, avec demande de mesures conservatoires, aux fins de voir constater et condamner des pratiques anticoncurrentielles mises en oeuvre par les sociétés Orange et Orange Caraïbe (les sociétés Orange) sur le marché de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane.
4. Par une décision n° 04-MC-02 du 9 décembre 2004, le Conseil de la concurrence a estimé que certaines pratiques dénoncées étaient susceptibles d'être constitutives d'entente ou d'abus de position dominante et a prononcé, à titre conservatoire, dans l'attente de la décision au fond, quatre injonctions répondant aux mesures conservatoires sollicitées. Cette décision a été confirmée pour l'essentiel par la cour d'appel de Paris par un arrêt du 28 janvier 2005, devenu irrévocable.
5. A la suite de cette décision, la société Orange Caraïbe a modifié son programme « Changez de Mobile » à compter du 14 avril 2005.
6. Le 10 mars 2009, la société Digicel a assigné les sociétés Orange en réparation du préjudice causé par les pratiques identifiées ayant, selon elle, anormalement bloqué son développement sur le marché de la téléphonie mobile aux Antilles et en Guyane.
7. Les pratiques définitivement sanctionnées par l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) et imputées aux sociétés Orange sur le fondement des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et L. 420-2 du code de commerce ont consisté à avoir imposé, entre décembre 2000 et le 24 janvier 2005, des clauses d'exclusivité dans les accords de distribution conclus avec des distributeurs indépendants de la zone Antilles-Guyane, à avoir appliqué, entre le 1er avril 2003 et le 24 janvier 2005, une clause d'exclusivité insérée dans le contrat conclu avec l'unique réparateur agréé de terminaux dans les Caraïbes, à avoir mis en place, à partir d'avril 2002 jusqu'à avril 2005, un programme de fidélisation des abonnés dénommé « Changez de Mobile », en vertu duquel les clients d'Orange Caraïbe ne pouvaient utiliser leurs points de fidélité que pour l'acquisition d'un nouveau terminal en se réengageant pour 24 mois, à avoir pratiqué, entre l'année 2003 et le 14 avril 2005, une différenciation tarifaire abusive entre les appels « on net » (vers son réseau) et les appels « off net » (vers un réseau concurrent), à avoir, pour la société Orange, favorisé sa filiale Orange Caraïbe par rapport aux concurrents de cette dernière, en commercialisant, de décembre 2000 au 21 mai 2002, l'offre « Avantage Améris » consistant à appliquer à de nombreux clients professionnels une réduction sur les appels depuis un poste fixe vers le réseau mobile de la société Orange Caraïbe exclusivement, puis en maintenant cette offre jusqu'en décembre 2005 pour les clients qui l'avaient déjà souscrite.
8. Plusieurs rapports d'expertise établis par les cabinets Sorgem et Tera, à la demande de la société Digicel, et par le cabinet Mapp et M. [M], à la demande des sociétés Orange, ont été produits dans l'instance en réparation.
9. Statuant sur une requête en interprétation du jugement, la cour d'appel de Paris, a, par arrêt du 10 octobre 2018, dit qu'il y a lieu d'interpréter le jugement comme suit :
« Condamne in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Telecom) à verser à la société Digicel Antilles françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros en réparation de ses préjudices, cette somme portant intérêts au taux de 10,4 % à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation jusqu'à complet paiement ».
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en ses deuxième, quatrième, cinquième et sixième branches, le deuxième moyen, pris en sa cinquième branche, le troisième moyen, pris en ses cinquième et sixième branches, le quatrième moyen, pris en sa cinquième branche, du pourvoi n° R 20-18.356, ci-après annexés
10. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses première et troisième branches, de ce pourvoi
Enoncé du moyen
11. Les sociétés Orange font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la société Digicel, premièrement, au titre du gain manqué, la somme de 173,64 millions d'euros, ainsi qu'en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2003 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, deuxièmement, la somme de 7,12 millions d'euros en réparation des surcoûts engendrés par les exclusivités imposées aux distributeurs, ainsi qu'en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2007 jusqu'au 31 décembre 2018, troisièmement, la somme de 737 500 euros en réparation des surcoûts engendrés par l'exclusivité de réparation qu'elle a conclue, ainsi qu'en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux capitalisé de 5,3 % à compter du 1er avril 2005 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, alors :
« 1°/ que la démonstration du lien de causalité entre les pratiques anticoncurrentielles imputables au défendeur et chacun des préjudices concrètement allégués ne détermine pas seulement l'existence, mais également la mesure de la créance de réparation et incombe au demandeur à l'action en responsabilité ; qu'en l'espèce, à propos de chacune des pratiques en cause, la cour d'appel s'est bornée à reprendre la description que l'Autorité en avait donnée, à exposer les effets anticoncurrentiels seulement « potentiels » qu'elle leur avait attribués, à constater que les parts de marchés de BTC avaient stagné concomitamment avec leur mise en oeuvre, au mépris de la progression "normale" qui aurait dû être celle d'un second entrant sur un marché de téléphonie mobile, puis, sur la base de ces seuls constats, à considérer que le lien de causalité entre ces pratiques et le retard de développement de BTC était établi, de sorte qu'il incombait désormais aux sociétés Orange de rapporter la preuve de ce que le retard de développement de BTC résultait, en tout ou partie, de causes étrangères ; qu'en procédant de la sorte, cependant que la démonstration du lien de causalité n'impliquait pas seulement de déterminer si la stagnation des parts de marché de BTC/Digicel avait été causée par les pratiques en cause, mais aussi de déterminer si l'intégralité du déficit de croissance de BTC/Digicel allégué par cette dernière devait être attribuée aux pratiques des sociétés Orange et qu'à ce titre, ces dernières n'assumaient pas le fardeau d'administrer la preuve contraire, la cour d'appel a violé les articles 1382, devenu 1240, et 1315, devenu 1353, du code civil ;
3°/ que la détermination du lien de causalité entre les pratiques anticoncurrentielles imputables au défendeur et les gains manqués allégués par le demandeur ne saurait se fonder sur la seule observation du fonctionnement comparé de plusieurs marchés géographiques et doit tenir compte de toutes les circonstances concrètes pertinentes, tirées notamment des choix stratégiques respectifs du demandeur et de ses concurrents, des moyens dont ils se sont dotés pour réaliser leurs objectifs et, plus généralement, de leurs mérites concurrentiels respectifs ; que les sociétés Orange faisaient valoir que la stagnation des parts de marché de BTC au cours des années 2003 à 2005 trouvait son explication dans les choix stratégiques de cette dernière et, notamment, dans une politique de sous-investissement flagrant en comparaison des investissements corporels engagés dans le même temps par Orange Caraïbe ; qu'en rejetant ce moyen au motif que "même à admettre un sous-investissement de BTC en comparaison des investissements d'Orange Caraïbe, le lien de causalité avec le plafonnement de la part de marché de BTC n'est pas démontré, étant rappelé qu'il appartient à l'auteur de la pratique fautive, de démontrer que le préjudice, en l'espèce, la limitation anormale du développement de BTC, serait dû à une faute de la victime", cependant que le caractère opérant de ce moyen, qui invitait la cour à apprécier l'influence des choix stratégiques du demandeur à l'action indemnitaire sur sa capacité d'atteindre, en l'absence des pratiques, le même développement commercial que celui d'autres seconds entrants sur des marchés géographiques distincts, ne pouvait être subordonné à la démonstration d'une faute du demandeur, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
12. L'arrêt retient, d'abord, que les pratiques, constituées par l'offre fidélisante du programme « Changez de Mobile », par celle intitulée « Avantage Améris », par la différenciation tarifaire entre les appels « on net » et les appels « off net », ainsi que par les clauses d'exclusivité de distribution et de réparation, mises en oeuvre sur le marché de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane, ont été irrévocablement qualifiées de pratiques anticoncurrentielles par l'Autorité et que la violation de la loi en résultant constitue nécessairement une faute civile. Analysant les effets généraux des pratiques sur le fonctionnement du marché, il estime, ensuite, que la pratique du programme « Changez de Mobile » était de nature à dissuader le consommateur de faire jouer la concurrence au moment où cela lui aurait été possible et ainsi à cristalliser les parts de marché de l'opérateur dominant au détriment de ses concurrents, que l'offre « Avantage Améris » a incité les entreprises clientes de la société Orange à se tourner vers la société Orange Caraïbe pour leur abonnement mobile, que les clauses d'exclusivité figurant dans les contrats de distribution de cette société ont eu pour effet de verrouiller le marché, ont généralisé une distribution mono-marque choisie par le premier entrant sur le marché, privant le consommateur de faire un choix à l'intérieur d'une même boutique, et que la discrimination tarifaire a créé un effet de fidélisation de la clientèle, en renforçant artificiellement l'attractivité de la société Orange Caraïbe à l'égard des consommateurs. Examinant la situation de la société BTC dans la période contemporaine ou postérieure aux pratiques, il estime, encore, que le programme « Changez de Mobile » a eu des effets concrets sur les possibilités de la société BTC de développer ses activités en verrouillant une partie de la clientèle « forfait » jusqu'en 2007, en relevant que cette offre, commercialisée en 2002, a permis à la société Orange Caraïbe de dissuader sa clientèle éligible à ce programme d'opter pour ses concurrents, laquelle s'est trouvée engagée pour une période de deux ans, observant que cette société, en monopole lors de l'arrivée de la société BTC en 2000, a vu ses parts de marché tomber à 75 % en 2002, avant de remonter à 83 % à la fin de l'année 2003, soit au moment où l'offre de fidélisation a commencé à produire ses effets. Il estime, également, qu'il est établi que les parts de marché de la société BTC sur le segment des forfaits a subi une stagnation dès l'année 2002 pour atteindre en 2005 un niveau équivalent à celui acquis en 2001, relevant qu'il s'agit d'une situation anormale pour un nouvel entrant sur un marché jusque-là en situation de monopole. Il ajoute que la fidélisation de la clientèle des entreprises résultant de l'offre « Avantage Améris » s'est opérée au détriment du développement de la société BTC, qui a été cantonné de façon anormale à moins de 5 % sur ce segment. Il retient, également, que les exclusivités de distribution ont eu pour conséquence de diminuer les ventes et d'augmenter les coûts de la société BTC, en réduisant sa capacité à s'appuyer sur un réseau de distributeurs indépendants spécialisés et bien implantés et en générant pour elle des surcoûts pour la construction d'un réseau. Il retient, en outre, que l'exclusivité de réparation a empêché la société BTC de bénéficier des services du seul réparateur existant, cependant qu'en tant que nouvel entrant détenant alors 20 % des parts du marché, elle ne disposait pas de la clientèle suffisante pour générer un flux de maintenance permettant d'amortir les coûts de la création d'un centre de réparation local. Il estime que la circonstance de l'arrivée tardive de la société BTC sur ce marché sur lequel la société Orange Caraïbe se trouvait en situation de monopole de fait, depuis le mois de juin 1996 aux Antilles, et le mois de septembre 1998 en Guyane, ne peut expliquer pourquoi sa croissance a été interrompue, en 2002, à une part de marché de 20 %, cependant qu'un nouvel entrant sur le marché pratiquant des produits compétitifs opère sa croissance, non seulement sur les primo-accédants, mais aussi sur les clients captés à son concurrent, en s'appuyant sur une comparaison faite dans d'autres pays dont les marchés ont été ouverts à la concurrence. Il retient que la situation ne s'explique pas par un éventuel sous-investissement de la société BTC, observant que le taux de couverture de la population de la société Digicel était de 99,5 % aux Antilles et de 83 % en Guyane. Il relève, enfin, que l'Autorité de régulation des communications électroniques et postales attribue les évolutions des parts de marché postérieures à la date de saisine du Conseil de la concurrence au prononcé, le 9 décembre 2004, des mesures conservatoires et en déduit que la société BTC a profité immédiatement de l'impact de ces mesures sur la base d'offres commerciales inchangées.
13. En l'état de ces constatations et appréciations, dont il résulte qu'elle ne s'est pas bornée à relever les effets anticoncurrentiels sur le marché considéré des pratiques d'abus de position dominante irrévocablement sanctionnées, mais qu'elle a examiné, pour chacune des pratiques en cause, les conséquences concrètes qui en étaient résulté pour les sociétés BTC puis Digicel qui opéraient sur ce marché, qu'elle a procédé à une comparaison des performances de la société BTC/Digicel sur l'évolution des parts de marché observées avant et après la mise en oeuvre des mesures conservatoires, qu'elle a pris en considération également les enseignements issus d'une étude du fonctionnement de marchés estimés semblables, qu'elle a analysé les éléments pris de la stratégie ou du comportement commercial de la société BTC ou de la société Digicel qui lui étaient soumis au soutien d'une autre explication des résultats de ces sociétés au moment ou au terme des pratiques en cause, et qu'elle a écarté le caractère causal de ces éléments dans ces résultats, la cour d'appel a pu décider, sans inverser la charge de la preuve dès lors que les sociétés Orange n'avaient pas établi, comme il leur appartenait en l'état de leur comportement fautif à l'origine du dommage, que les sociétés BTC et/ou Digicel avaient eu, elles-mêmes, un comportement fautif de nature à conduire, le cas échéant, à un partage de responsabilité, que ce comportement des sociétés Orange était à l'origine de l'entier préjudice de développement de ces sociétés.
14. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le deuxième moyen, pris en ses quatre premières branches, de ce pourvoi
Enoncé du moyen
15. Les sociétés Orange font le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise privée réalisée à la demande de l'une des parties pour asseoir la preuve des faits dont l'existence est débattue ; qu'il s'en déduit que lorsque le demandeur à une action indemnitaire, sur lequel pèse la charge de la preuve de son préjudice, produit un rapport d'expertise privée aux fins de chiffrer son préjudice et que la partie défenderesse conteste l'exactitude même des données sur lesquelles se fonde ce rapport d'expertise privée, telle la marge brute réalisée par la partie demanderesse, le juge ne saurait tenir ces données pour établies en se fondant sur les seules allégations contenues dans ce rapport d'expertise privée et doit requérir la preuve de leur exactitude par la production de pièces justificatives ; qu'en l'espèce, les sociétés Orange faisaient valoir que les évaluations de gains manqués auxquelles s'étaient livrées les cabinets Sorgem et Tera à la demande de la société Digicel reposaient sur l'allégation d'une marge brute moyenne réalisée par BTC/Digicel entre 2002 et 2009 calculée par le cabinet Sorgem sur la base de données communiquées par cette dernière, qui n'étaient étayées d'aucune pièce justificative de nature à établir la matérialité, le montant et l'affectation des coûts allégués ; qu'en repoussant ce moyen, aux motifs inopérants que les sociétés Orange échouaient à démontrer que BTC/Digicel aurait engagé des coûts de réseaux plus importants en cas de croissance supérieure, de nature à invalider le taux de marge sur coûts variables retenu par le cabinet Sorgem et que "le rapport Sorgem (pièce 44 pages 24 et 25) répondant aux critiques du Cabinet MAPP sur le taux de marge appliqué, observe que ce taux de marge sur coûts variables de 38 % est inférieur au taux de marge sur coûts complets d'Orange Caraïbe (…) qui oscille entre 37 et 51 % sur la période de 1999 à 2006 alors que ce taux est mécaniquement plus faible que le taux de marge sur les seuls coûts variables, ce qui démontre le caractère raisonnable de l'évaluation Sorgem", la cour d'appel, qui s'est par-là exclusivement fondée sur les allégations d'un rapport d'expertise privée non corroborées par des pièces justificatives, a violé les articles 16 et 455 du code de procédure civile, ensemble l'article 1315, devenu 1353, du code civil ;
2°/ qu'en négligeant de s'assurer de l'exactitude des données sur lesquelles les rapports d'expertise privée produits par la partie demanderesse s'étaient fondés, notamment pour établir la marge moyenne sur coûts variables réalisée par BTC/Digicel entre 2002 et 2009, cependant que ces données étaient expressément contestées par les défenderesses, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;
3°/ que la réparation des préjudices consécutifs à des pratiques anticoncurrentielles doit tendre à replacer la victime dans l'état où elle se serait trouvée en l'absence de ces pratiques, sans perte ni profit ; que la société Orange Caraïbe faisait valoir dans ses conclusions que la perte de marge de BTC/Digicel, telle qu'elle avait été calculée par le cabinet Sorgem, était surévaluée à au moins deux titres : premièrement, en ce que ce consultant n'avait pas neutralisé l'économie de coûts de six millions d'euros par an (soit 20 % du préjudice) dont BTC/Digicel avait profité entre 2004 et 2011 par l'effet de décisions de l'ARCEP lui accordant le bénéfice d'une terminaison d'appel supérieure à celle d'Orange Caraïbe, compte tenu de l'assymétrie de leurs parts de marché, alors même que le même avantage ne lui aurait pas été accordé dans le scénario contrefactuel retenu d'une progression soutenue des parts de marché de BTC jusqu'en 2004 ; deuxièmement, en ce que ce consultant n'avait pas tenu compte du rééquilibrage qui se serait nécessairement produit dans le scénario contrefactuel retenu en faveur des offres prépayées et au détriment des offres post-payées et qui aurait donc dégradé le taux de marge ; qu'en se bornant, pour rejeter ce moyen, à énoncer, par voie d'emprunt aux conclusions de Digicel, que "les rapports Sorgem et TERA ont retenu la marge sur coûts variables, de sorte que les coûts évités si BTC avait connu un meilleur développement ont été pris en compte", sans préciser sur quelle pièce elle fondait cette affirmation, laquelle ne ressortait nullement du rapport Sorgem du 27 mars 2015, ni de ses annexes, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;
4°/ qu'il ressortait du rapport d'expertise privée du cabinet Tera du 15 avril 2014 que, pour estimer le préjudice de développement subi par la société BTC/Digicel, ce consultant se fondait sur le présupposé que "la permanence de certaines pratiques a pu être constatée après le prononcé des mesures conservatoires", puisque "la pratique de fidélisation abusive, qui a permis à Orange Caraïbe de capter la frange [de] clientèle la plus rentable a été maintenue après 2005, même si l'Autorité de la concurrence ne s'est pas prononcée sur ce point" et que "du fait des pratiques de fidélisation qui ont perduré après 2005, Digicel a eu beaucoup plus de difficultés à développer sa part de marché sur le segment des forfaits, segment le plus rémunérateur du marché" ; que, pour justifier la condamnation indemnitaire des sociétés Orange à hauteur de la somme, proposée par le cabinet Tera, de 173,64 millions d'euros avant actualisation, la cour d'appel énonce que l'approche globale soutenue par la société Digicel et ses consultants doit être retenue puisque "toutes les pratiques abusives dénoncées sont retenues", contribuant à un résultat global et unique, puis ajoute qu'il convient de retenir, conformément à la demande, un préjudice de développement constitué d'un gain manqué issu de l'ensemble des pratiques, de 173,64 millions d'euros ; qu'en se prononçant de la sorte, après avoir pourtant jugé que c'est à tort que la société Digicel prétendait que la société Orange Caraïbe ne s'était pas pleinement conformée à l'injonction qui lui avait été faite par le Conseil de la concurrence de modifier son offre "Changez de Mobile" et pareillement à tort que les premiers juges avaient retenu que l'effet fidélisant à l'origine du caractère anticoncurrentiel de l'offre "Changez de Mobile" avait perduré après les mesures conservatoires, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales qu'appelaient ses propres constatations, lesquelles lui interdisaient d'entériner purement et simplement l'évaluation proposée par le rapport Tera, et ainsi violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
16. En premier lieu, l'arrêt relève, d'abord, que les rapports des cabinets Sorgem et Tera ont retenu, au titre de la valorisation des clients manqués, la marge sur coûts variables, le rapport Sorgem estimant ce taux à 38 %. Il retient, ensuite, que les coûts évités, si la société BTC avait connu un meilleur développement sans les pratiques en cause, ont été pris en compte et estime qu'il n'est pas démontré que des coûts de réseaux plus importants auraient été encourus en cas de croissance supérieure. L'arrêt observe, en outre, que ce rapport Sorgem, répondant aux critiques du rapport Mapp produit par les sociétés Orange, relève que ce taux de marge sur coûts variables de 38 % est inférieur aux taux de marge sur coûts complets de la société Orange Caraïbe, cependant que ce taux est mécaniquement plus faible que le taux de marge sur les seuls coûts variables, ce qui démontre le caractère raisonnable de l'évaluation du rapport Sorgem.
17. En cet état, et dès lors qu'il résulte du rapport Sorgem, suivi en cela par le rapport Tera, que les coûts variables retenus par cet expert de la société Digicel ont été reconsidérés et modifiés à la suite des critiques effectuées par le rapport [M] produit par les sociétés Orange sur la pertinence des données issues de la comptabilité analytique de la société Digicel, la cour d'appel, qui ne s'est pas exclusivement fondée sur une expertise privée réalisée à la demande d'une partie et n'a pas inversé la charge de la preuve, mais a tranché entre deux analyses divergentes sur la nature des coûts à prendre en compte pour déterminer la marge brute pertinente devant servir de base au calcul du préjudice de développement subi par la société Digicel et l'effet qu'aurait eu sur ces coûts un développement non entravé de cette dernière, a pu statuer comme elle a fait.
18. En second lieu, l'arrêt retient, d'un côté, que le programme « Changez de Mobile », dans sa version initiale de juin 2002 jusqu'au mois d'avril 2005, a produit ses effets du fait de la durée des engagements sur 24 mois, jusqu'à avril 2007, et causé un préjudice à la société BTC/Digicel pendant toute cette période, et, de l'autre, que, s'agissant de la seconde version de ce programme, son effet fidélisant n'est pas établi. Il estime que la méthode d'évaluation du rapport Sorgem ne prend pas en considération la poursuite alléguée, après 2006, des effets de cette seconde pratique de fidélisation.
19. En l'état de ces appréciations, c'est sans méconnaître la portée de ses constatations sur la durée des pratiques de fidélisation fautives que la cour d'appel, qui a pris en considération, pour estimer le préjudice de développement, tant l'évaluation du rapport Tera que celle du rapport Sorgem au regard de leur convergence, en retenant celle du rapport Tera en raison de son caractère moins-disant sur le préjudice de développement, a statué comme elle a fait.
20. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le troisième moyen de ce pourvoi, pris en ses quatre premières branches
Enoncé du moyen
21. Les sociétés Orange font le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que la réparation des préjudices consécutifs à des pratiques anticoncurrentielles doit tendre à replacer la victime dans l'état où elle se serait trouvée en l'absence de ces pratiques, sans perte ni profit ; qu'en l'espèce, il ressortait des constatations mêmes de la cour d'appel que les diverses pratiques reprochées aux sociétés Orange avaient été mises en oeuvre à des époques distinctes, leur chevauchement dans le temps n'étant que partiel et qu'elles avaient affecté des segments de clientèle distincts (la clientèle des forfaits postpayés pour le programme "Changez de Mobile", la clientèle d'entreprises pour "l'Avantage Améris", la clientèle des offres et cartes prépayées pour la pratique de différenciation tarifaires) ; que, pour justifier néanmoins l'approche proposée par Digicel et ses consultants consistant à évaluer de manière globale les préjudices consécutifs à l'ensemble de ces pratiques, la cour d'appel énonce que les pratiques dénoncées se sont cumulées dans le temps et se sont renforcées les unes les autres, contribuant à un résultat global et unique, l'obstacle au développement de BTC sur le marché antillo-guyanais de la téléphonie mobile, et ajoute qu'au regard de la difficulté d'isoler les effets propres de chacune, l'approche globale est justifiée ; qu'en se prononçant de la sorte, quand il s'évinçait de ses propres constatations que les diverses pratiques en cause avaient produit des effets sur des périodes différentes et sur des segments de clientèle distincts et nettement circonscrits, de sorte que les préjudices en résultant étaient susceptibles d'être distinctement évalués, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2°/ qu'en tant qu'elles privent les concurrents de la faculté de concourir à armes égales afin de conquérir de nouveaux clients, les pratiques de verrouillage, telles que les offres fidélisantes et les clauses d'exclusivité, mises en oeuvre par un opérateur dominant donnent naissance à un préjudice économique qui, compte tenu de l'aléa inhérent à la vie des affaires, ne peut s'analyser autrement que comme une perte de chance de réaliser des gains ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que l'offre "Changez de Mobile" avait eu pour effet de dissuader les clients d'Orange Caraïbe de migrer vers d'autres opérateurs et de réduire ainsi le nombre potentiel de clients de ses concurrents, de sorte qu'il avait eu des effets concrets sur les possibilités de BTC de développer ses activités, que "l'Avantage Améris" avait pareillement fidélisé les clients "entreprises" de France Telecom au détriment du développement de BTC sur ce segment et que les clauses d'exclusivité de distribution avaient eu pour effet de réduire la capacité de BTC de s'appuyer sur un réseau de distributeurs indépendants spécialisés et bien implantés ; que pour juger néanmoins que le préjudice de développement résultant de ces pratiques ne pouvait être qualifié de perte d'une chance de réaliser des gains, la cour d'appel retient que ce préjudice s'analysait en une "perte certaine de se développer sur le marché de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane" (sic) et revêtait le caractère d'un manque à gagner certain attribuable à une limitation de ses ventes "sans qu'il n'existe aucun aléa de décision (victime ou partie tierce) venant rompre la chaîne causale entre la faute et le préjudice" ; qu'elle en a déduit qu'il n'y avait pas lieu d'appliquer aux évaluations de gains manqués proposées par les consultants de Digicel fondées "sur un unique scénario considéré comme le plus probable" un coefficient d'aléa, lequel aurait constitué un frein à l'indemnisation intégrale des victimes d'infractions aux articles 101 et 102 du TFUE, commandée par l'effet utile du TFUE ; qu'en se prononçant de la sorte, cependant que la réalisation de tels gains était nécessairement tributaire de l'aléa de décision du consommateur ainsi que de l'aléa de comportement des autres opérateurs, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;
3°/ qu'en l'état de pratiques de l'opérateur dominant sur un marché ayant altéré la capacité d'un autre opérateur de concourir à armes égales afin de conquérir de nouveaux clients, l'évaluation des gains manqués, doit, quelle que soit leur qualification juridique, tenir compte de l'aléa inhérent à la vie des affaires, dès lors que la réalisation de tels gains est toujours tributaire du pouvoir de décision du consommateur ; qu'en l'espèce, il ressortait des rapports du cabinet Tera des 15 avril 2015 et 27 mars 2015, dont l'évaluation a été reprise à son compte par la cour d'appel, que, pour calculer les gains manqués par Digicel pendant une période de huit années s'échelonnant entre 2001 et 2008, ce consultant avait sélectionné un échantillon de quatre marchés géographiques de téléphonie mobile (Malte, Luxembourg, Bulgarie et Irlande) ayant une structure de concurrence supposée comparable à celle de la zone Antilles-Guyane, puis avait déterminé une "trajectoire" ou "situation de référence" égale à la moyenne des parts de marché du deuxième entrant au cours de ses huit premières années d'exploitation, présentée comme représentative de la progression "normale" qui aurait été celle de BTC/Digicel en l'absence des pratiques et avait enfin appliqué à chaque client non conquis la marge brute moyenne de BTC/Digicel au cours de chacune de ces huit années ; qu'en retenant qu'une telle méthode avait permis de construire un scénario contrefactuel de "l'évolution qu'aurait dû connaître BTC en l'absence de pratiques anticoncurrentielles", quand une telle évolution, si elle était théoriquement possible ne pouvait en aucun cas revêtir un caractère de certitude, ni même de probabilité suffisante, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;
4°/ que la réparation des préjudices consécutifs à des pratiques anticoncurrentielles doit tendre à replacer la victime dans l'état où elle se serait trouvée, compte tenu de ses mérites propres, en l'absence de ces pratiques et ne saurait, sauf à méconnaître l'exigence d'individualisation du préjudice, se fonder de manière exclusive sur un modèle théorique déconnecté de tout examen concret du dynamisme et des mérites concurrentiels propres du demandeur et de ses concurrents ; que, pour repousser le moyen par lequel les sociétés Orange reprochaient à Digicel et à ses consultants de s'être exclusivement déterminés par référence à une modélisation théorique de développement, décorrélée de tout examen des facteurs propres à BTC, tels que le niveau anormalement faible de ses investissements pour un second entrant ou ses erreurs stratégiques l'ayant conduit à axer sa communication et son marketing sur les forfaits prépayés au mépris de la préférence des consommateurs locaux pour les offres et cartes prépayées, la cour d'appel s'est bornée à affirmer que ces facteurs n'expliquaient pas l'insuffisance de la part de marché de BTC et à renvoyer aux motifs par lesquels elle avait considéré qu'ils n'étaient pas de nature à interrompre le lien de causalité entre les pratiques reprochées et le préjudice développement invoqué ; qu'en se prononçant par un tel motif, cependant que l'impératif d'individualisation du préjudice imposait de tenir compte des mérites concurrentiels propres du demandeur à l'action indemnitaire pour déterminer la situation dans laquelle il se serait trouvé en l'absence des pratiques, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
22. En premier lieu, l'arrêt retient que les différentes pratiques mises en oeuvre se sont cumulées dans le temps et se sont renforcées les unes les autres, contribuant toutes à un résultat global et unique constitué par l'obstacle au développement de la société Dicigel sur le marché antillo-guyanais de la téléphonie mobile, portant atteinte à sa croissance.
23. En l'état de ces énonciations, c'est dans l'exercice souverain de son pouvoir d'appréciation que la cour d'appel, qui a relevé l'existence d'un seul et même préjudice de développement causé par différentes pratiques fautives, a décidé que son évaluation devait être effectuée de manière globale.
24. En deuxième lieu, l'arrêt énonce qu'en application du principe de la réparation intégrale, il convient de placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si l'infraction ne s'était pas produite, ce qui conduit à construire un scénario contrefactuel de ce qu'aurait été l'évolution normale du marché si les pratiques n'avaient pas existé. Il décrit les scenarii élaborés par les deux experts de la société Digicel, fondés, l'un, sur l'estimation de ce qui se serait produit en l'absence d'infraction en s'intéressant à la période qui a suivi la fin des pratiques en la comparant à la situation réelle pendant la période au cours de laquelle l'infraction a produit ses effets, l'autre, sur la comparaison d'autres marchés géographiques similaires à celui de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane pour évaluer la part de marché qui aurait été celle de la société Digicel en l'absence des pratiques. Il répond aux critiques formulées par les sociétés Orange sur la méthode et les hypothèses de ces scenarii, en les écartant, et, relevant que les deux méthodes aboutissent approximativement à la même évaluation du préjudice, retient celle conduisant à la somme la moins élevée.
25. En l'état de ces énonciations, dont il résulte que le préjudice subi par un opérateur présent sur un marché faussé par des pratiques de fidélisation, de discrimination tarifaire et d'exclusivité abusives verrouillant l'accès à la clientèle consiste en une limitation des ventes dont le montant a été reconstitué, par la mise en oeuvre de méthodes contrefactuelles, admises par la doctrine économique et reposant nécessairement sur des hypothèses dont la pertinence a été débattue par les parties et analysée par l'arrêt, sur la base d'un fonctionnement du marché qui n'aurait pas été faussé par les comportements fautifs relevés, la cour d'appel a exactement décidé que ce préjudice n'était pas une perte de chance mais un gain manqué.
26. En troisième lieu, l'arrêt retient que si les sociétés Orange reprochent aux rapports des cabinets Sorgem et Tera de ne pas avoir pris en compte des facteurs extérieurs aux pratiques qu'elles avaient mises en œuvre, ni la stratégie commerciale de la société Digicel ni sa politique d'investissement n'expliquent l'insuffisance de la part de marché de cette dernière.
27. En l'état de ces appréciations, dont il résulte que, contrairement à ce que soutenaient ces sociétés, le comportement propre de la société Digicel n'avait eu aucun rôle causal dans son préjudice, ni dans sa survenance, ni dans son étendue, la cour d'appel a légalement justifié sa décision de ce chef.
28. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le quatrième moyen, pris en ses sixième, septième, huitième et neuvième branches, de ce pourvoi
Enoncé du moyen
29. Les sociétés Orange font grief à l'arrêt de rejeter les fins de non-recevoir tirées de l'irrecevabilité des demandes de la société Digicel tendant à la capitalisation des intérêts et à l'application d'un taux d'intérêt de 5,3 % de 2001 à 2005 et de 9 % à partir de 2006, de déclarer ces demandes recevables, et de les condamner in solidum à payer à la société Digicel, en réparation de son préjudice financier, premièrement les intérêts de la somme de 173,64 millions d'euros au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2003 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, deuxièmement, les intérêts de la somme de 7,12 millions d'euros au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2007 jusqu'au 31 décembre 2018 et, troisièmement, les intérêts de la somme de 737 500 euros au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2005 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, alors :
« 6°/ que la capitalisation des intérêts compensatoires a pour fonction de compenser le préjudice financier consécutif à l'indisponibilité des seuls intérêts, préjudice lui-même distinct du préjudice financier consécutif à l'indisponibilité du principal que réparent les intérêts simples ; qu'elle ne tend donc pas aux mêmes fins que la demande d'intérêts simples ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que la société Digicel ne formulait pas clairement en première instance une demande d'actualisation impliquant que les intérêts octroyés en réparation de son préjudice de trésorerie fussent annuellement capitalisés ; qu'en jugeant néanmoins recevable cette demande de capitalisation des intérêts, explicitement présentée pour la première fois dans ses conclusions d'appel du 18 décembre 2018, au motif que la société Digicel ne formulait pas en cause d'appel une demande d'anatocisme au sens de l'article 1154 du code civil, mais se bornait à modifier les modalités de calcul du préjudice financier dont elle avait demandé réparation dès la première instance, la cour d'appel a violé l'article 565 du code de procédure civile ;
7°/ que selon l'article 566 du code de procédure civile, dans sa version issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, applicable au litige compte tenu de la date de la déclaration d'appel, les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que la société Digicel ne formulait pas clairement en première instance une demande d'actualisation impliquant que les intérêts octroyés en réparation de son préjudice de trésorerie fussent annuellement capitalisés ; qu'en jugeant néanmoins que cette demande, présentée pour la première fois dans ses conclusions d'appel du 18 décembre 2018, était recevable en ce qu'elle constituait un complément à sa demande initiale de réparation de son préjudice financier, sans préciser en quoi elle en aurait été le complément "nécessaire", la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 566 du code de procédure civile ;
8°/ que selon l'article 910-4 du code de procédure civile, les parties doivent, à peine d'irrecevabilité, présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond et ne peuvent, dans des conclusions ultérieures, émettre des prétentions nouvelles, si ce n'est celles destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ou à faire juger les questions nées, postérieurement aux premières conclusions, de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ; qu'en l'espèce, il ressortait des premières conclusions d'intimée et d'appel incident régularisées le 20 juillet 2018 par la société Digicel que cette société avait, à titre principal, demandé la confirmation du jugement entrepris en tant qu'il lui avait alloué, en réparation du préjudice financier allégué, le taux "WACC " pour Weight Average Cost Of Capital (en français : coût moyen pondéré du capital (CMPC)), correspondant au taux de rémunération du capital en matière de téléphonie mobile fixé par l'Autorité de régulation des communications électroniques et de la poste (l'ARCEP) et avait sollicité sa réformation sur le seul point de départ de cette actualisation, qu'elle souhaitait voir fixée au 1er janvier 2002 ; qu'il ressortait de ces mêmes conclusions que la seule demande subsidiaire que la société Digicel avait alors formée tendait à se voir allouer le taux de l'intérêt légal, majoré de 0,5 point ; que, pour juger la société Digicel recevable à présenter dans ses conclusions du 18 décembre 2018 une nouvelle demande subsidiaire tendant, à défaut du taux WACC, à obtenir en réparation de son préjudice financier, un taux d'intérêt capitalisé de 5,3 % de 2001 à 2005 correspondant au taux d'intérêt moyen de son propre endettement, et un taux de 9 % à partir de 2006, correspondant au taux des prêts intragroupe qu'elle aurait pu consentir à sa société mère, la cour d'appel retient que dès lors que demeurent recevables les prétentions destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ou à faire juger les questions nées, postérieurement aux premières conclusions, de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait, Digicel était recevable à présenter une demande subsidiaire, sans encourir la fin de non-recevoir fondée sur l'article 910-4 du code de procédure civile ; qu'en se prononçant de la sorte, sans préciser en quoi l'énonciation de cette nouvelle demande subsidiaire aurait été destinée à répliquer à des conclusions et pièces adverses nouvelles, alors que les sociétés Orange avaient elles-mêmes critiqué l'application du taux WACC dès leurs premières conclusions d'appel, ni caractériser en quoi elle aurait été destinée à faire juger une question, née postérieurement aux premières conclusions, de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé ;
9°/ qu'il ressort des énonciations mêmes de l'arrêt attaqué que la demande initiale de la société Digicel tendait à la réparation de la perte d'une chance de mener à bien des projets d'investissements dans le secteur de la téléphonie mobile, qui, selon ses dires, lui auraient rapporté la rentabilité moyenne que les actionnaires de sociétés de télécommunication mobile attendent de leurs investissements, soit le "WACC", tandis que sa demande subsidiaire d'application de deux taux d'intérêt successifs (5,3 % entre 2001 et 2005 et 9 % à partir de 2006) tendait à la réparation de la perte d'une chance pour la société de se désendetter entre 2001 et 2005 et, à partir de 2006, de consentir des prêts intragroupes rémunérés à sa société mère ; qu'il suit de là que ces deux demandes, qui reposaient sur l'allégation d'emplois distincts et mutuellement exclusifs les uns des autres de la même somme d'argent et qui tendaient à la réparation de préjudices eux-mêmes distincts, ne tendaient pas aux mêmes fins et n'étaient pas unies par un rapport de complémentarité ; qu'en affirmant néanmoins que "[la] demande subsidiaire [de Digicel] d'indemnisation de son préjudice financier selon le taux de prêt intragroupe est recevable, s'agissant d'une méthode alternative d'indemnisation moins disante qui constitue le complément des demandes formées devant le premier juge et qui tend aux mêmes fins que sa demande initiale d'indemnisation de son préjudice financier ", la cour d'appel a violé les articles 565 et 566 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
30. En premier lieu, l'arrêt retient que la société Digicel sollicite la réparation d'un préjudice financier évalué selon une formule mathématique qui intègre les intérêts d'une année dans l'assiette de calcul l'année suivante : Valeur actualisée = (1+10,4) * nombre d'années x Valeur initiale (le nombre d'années devant se lire en exposant), ce qui ne constitue pas une demande d'anatocisme en application de l'article 1154 ancien du code civil, mais une demande tendant à voir calculer son préjudice financier accessoire au gain manqué selon un taux différent de ceux retenus par le tribunal, par application d'une actualisation nécessitant la capitalisation des intérêts.
31. En l'état de ces constatations et appréciations, et dès lors qu'une demande d'actualisation d'un préjudice, pris de la perte de chance de faire un certain usage de sommes perdues par la faute d'autrui, exprimé par l'application d'un taux d'intérêt, quel que soit son niveau, sur le montant des sommes perdues, nécessite, pour garantir la réparation intégrale de ce préjudice, la capitalisation des intérêts compensatoires le réparant, laquelle se distingue de la capitalisation des intérêts moratoires au sens de l'article 1343-2 du code civil, c'est à bon droit que la cour d'appel, a, sans être tenue de procéder à la recherche inopérante invoquée à la septième branche, décidé que la demande en appel de la société Digicel, qui tendait à la réparation du préjudice financier qu'elle invoquait, selon des modalités différentes de celles qui lui avaient été accordées par le tribunal aux termes de l'arrêt interprétant le jugement, n'était pas nouvelle.
32. En deuxième lieu, l'arrêt énonce que demeurent recevables, dans les limites des chefs du jugement critiqués, les prétentions destinées à répliquer aux conclusions et pièces adverses ou à faire juger les questions nées, postérieurement aux premières conclusions, de l'intervention d'un tiers ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.
33. En l'état de ces énonciations, et dès lors que la demande subsidiaire de la société Digicel tendant à voir réparer la perte de chance qu'elle prétendait avoir subie en raison de l'impossibilité de se désendetter ou d'être rémunérée pour des prêts inter-groupe, était une réplique aux conclusions de la société Orange, qui contestait sa prétention tendant à réparer la perte de chance prise de l'impossibilité de percevoir le rendement issu d'un investissement auquel elle n'avait pas pu procéder, et s'analysait comme une défense à la demande de rejet de l'indemnisation de son préjudice financier sur cette base, la cour d'appel a légalement justifié sa décision de déclarer recevables ces demandes subsidiaires.
34. En troisième lieu, la cour d'appel a exactement retenu que la demande subsidiaire, formée en cause d'appel par la société Digicel, qui tendait à la réparation du préjudice découlant de l'impossibilité de prêter à son groupe les sommes qu'elle aurait dû percevoir si les pratiques anticoncurrentielles n'avaient pas été mises en oeuvre, valorisé selon le taux rémunérant, selon elle, de tels prêts, tendait aux mêmes fins que celles formées en première instance et tendant à la réparation de la perte d'une chance de mener à bien des projets d'investissements dans le secteur de la téléphonie mobile, qui lui auraient rapporté la rentabilité moyenne que les actionnaires de sociétés de télécommunication mobile attendent de leurs investissements, dès lors que ces demandes tendaient toutes deux à obtenir la réparation de la perte de chance d'obtenir une rémunération du réemploi des sommes dont elle avait été privées du fait du comportement fautif des sociétés Orange.
35. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le premier moyen du pourvoi n° E 20-20.416
Enoncé du moyen
36. La société Digicel fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à la condamnation solidaire des sociétés Orange à lui verser, en réparation de son préjudice financier, (i) la somme de 520 538 327 euros, correspondant à l'application, sur la base d'un intérêt capitalisé, du taux WACC annuel publié par l'ARCEP, aux sommes dont la société Digicel a été privée depuis le début des pratiques et jusqu'au 31 décembre 2018 du fait de son préjudice de développement (gain manqué) ; et (ii) la somme de 29,56 millions d'euros correspondant à l'application du même taux aux surcoûts liés à l'exclusivité de distribution (25 893 122 euros) et de réparation (3 660 134 euros), et de limiter ainsi la condamnation des sociétés Orange, au titre de la réparation du préjudice financier, au paiement, s'agissant du gain manqué, des intérêts de la somme de 173,64 millions d'euros au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2003 au 31 décembre 2005 puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, s'agissant des surcoûts engendrés par les exclusivités imposées aux distributeurs, les intérêts de la somme de 7,12 millions d'euros au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2007 jusqu'au 31 décembre 2018, et s'agissant des surcoûts engendrés par l'exclusivité de réparation, des intérêts de la somme de 737 500 euros au taux capitalisé de 5,3 % à compter du 1er avril 2005 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, alors :
« 1°/ que la réparation du préjudice financier ou de trésorerie résultant de la perte de chance de faire fructifier les sommes dont la victime de pratiques anticoncurrentielles a été privée au taux "WACC", notamment à travers des investissements identifiés, ne peut être subordonnée à la preuve de ce que celle-ci n'aurait pu réaliser, en tout ou partie, les projets d'investissement invoqués en utilisant des fonds propres ou en recourant à d'autres sources de financement ; qu'en écartant néanmoins l'indemnisation d'un tel préjudice par la considération inopérante tirée de ce que la société Digicel disposait de la trésorerie suffisante pour mener une partie des deux projets examinés ou encore qu'elle aurait pu réaliser ces projets en demandant à sa société mère de les financer ou en trouvant d'autres sources de financement, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil, ensemble les articles 101 et 102 du TFUE ;
2°/ que l'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences et la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable ; que la cour d'appel a relevé que la société Digicel "ne rapporte pas la preuve du refus de sa maison mère de financer les projets de déploiement de la FttH et de la 4G ainsi que de l'impossibilité de trouver d'autres sources de financement" ; qu'en reprochant ainsi à la société Digicel de ne pas avoir démontré son impossibilité de recourir à des solutions de financement alternatives afin de pallier l'indisponibilité des sommes dont elle avait été indûment privée, la cour d'appel a fait peser sur la société Digicel l'obligation de limiter son préjudice dans l'intérêt des sociétés Orange, de sorte qu'elle a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil, ensemble le principe de réparation intégrale du préjudice ;
3°/ qu''en reprochant à la société Digicel, pour refuser d'indemniser son préjudice financier au taux "WACC", de ne pas avoir rapporté la preuve du refus de sa maison mère de financer les projets de déploiement de la FttH et de la 4G ainsi que de l'impossibilité de trouver d'autres sources de financement, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve, et a violé l'article 1315 devenu 1353 du code civil ;
4°/ qu'en relevant que la société Digicel disposait d'une trésorerie suffisante pour mener une "partie" des deux projets examinés (déploiement de la FttH et de la 4G), ce dont il résultait qu'elle ne disposait pas d'une trésorerie suffisante pour réaliser la totalité de ces deux projets, la cour d'appel s'est prononcée par une motivation impropre à justifier l'absence de toute réparation du préjudice financier au taux "WACC", de sorte qu'elle a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;
5°/ que toute perte de chance ouvre droit à réparation ; en relevant qu'"il n'est pas établi que Digicel aurait conservé la trésorerie accumulée entre 2001 et 2008 pour financer des projets d'investissement à lancer en 2016 et qu'elle n'aurait pas distribué ces sommes en amont de la transaction de 2006 et en aval via des dividendes comme [le montre] le cabinet Accuracy", la cour d'appel, qui statuait sur la réparation d'une perte de chance, ne pouvait exiger de la société Digicel qu'elle démontre, de manière certaine, qu'elle aurait pris la décision d'utiliser la trésorerie accumulée afin de financer les projets d'investissements litigieux, de sorte qu'elle a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;
6°/ qu'en relevant "qu'il n'est pas établi que Digicel aurait conservé la trésorerie accumulée entre 2001 et 2008 pour financer des projets d'investissement à lancer en 2016 et qu'elle n'aurait pas distribué ces sommes en amont de la transaction de 2006 et en aval via des dividendes comme le cabinet Accuracy", sans rechercher, comme elle y était invitée, si la société Digicel n'avait pas, à tout le moins, perdu une chance de prendre la décision de conserver la trésorerie qui aurait été accumulée en vue de réaliser les projets d'investissement litigieux, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;
7°/ qu'en retenant que le projet "LTE & Network Upgrade" n'avait pas été abandonné puisque le LTE (4G) avait été déployé en Guadeloupe, Martinique et Guyane, sans répondre aux conclusions d'appel de la société Digicel soutenant que tout l'intérêt de ce projet résidait dans le fait pour celle-ci d'intervenir, de manière anticipée, avant l'octroi des licences 4G, de sorte que sa rentabilité était intrinsèquement liée à sa date de réalisation, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
8°/ qu'en retenant que le projet "LTE & Network Upgrade" n'avait pas été abandonné puisque le LTE (4G) a été déployé en Guadeloupe, Martinique et Guyane, la cour d'appel s'est, en tout état de cause, prononcée par un motif impropre à écarter la réparation du préjudice financier au taux "WACC" s'agissant du projet de déploiement du FttH, de sorte qu'elle a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;
9°/ que les règles nationales régissant l'exercice du droit à réparation du préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou 102 du TFUE doivent être appliquées de manière à ce que l'exercice du droit de réparation garanti par ce traité ne soit pas rendu excessivement difficile ou pratiquement impossible ; qu'en imposant à la société Digicel, pour pouvoir obtenir l'indemnisation de son préjudice financier par application du taux "WACC" aux sommes dont elle a été privée, de démontrer, de manière certaine, qu'elle avait été contrainte de renoncer aux projets d'investissement litigieux du fait de l'indisponibilité des sommes correspondant au préjudice subi et qu'elle s'était trouvée dans l'impossibilité de financer lesdits projets au moyen d'emprunts ou de fonds propres, la cour d'appel, qui a subordonné à des conditions excessives la réparation du préjudice financier subi par une victime de pratiques anticoncurrentielles, a violé les articles 101 et 102 du TFUE, ensemble l'article 1382 devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
37. L'entreprise victime de pratiques d'éviction a droit à la réparation du préjudice en résultant. Elle peut, en outre, demander la réparation d'un préjudice additionnel né, le cas échéant, de la perte de chance de réemployer, avec rémunération, les sommes dont elle a été privée. Lorsque la perte de chance invoquée est prise de l'impossibilité de réaliser un investissement, dont l'indemnisation demandée est estimée à la rentabilité moyenne des capitaux investis dans le secteur considéré, il appartient à la victime d'établir le caractère certain et direct de cette perte de chance, en prouvant la réalité du projet d'investissement qui n'a pu être réalisé ainsi que l'impossibilité de le financer autrement que par les sommes dont elle a été privée.
38. En cet état, c'est à bon droit, sans inverser la charge de la preuve et sans méconnaître le principe d'effectivité du droit de l'Union, que la cour d'appel, qui n'avait pas à suivre la société Digicel dans le détail de son argumentation, ni à procéder à la recherche invoquée à la sixième branche, a, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les quatrième et huitième branches, subordonné la réparation de la perte de chance invoquée à la démonstration de l'impossibilité du financement des projets en cause par d'autres sources que les sommes dont la société Digicel avait été privée du fait des pratiques mises en oeuvre par les sociétés Orange, seule à même d'établir le caractère certain de cette perte et son lien direct avec les pratiques fautives.
39. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le second moyen du pourvoi n° E 20-20.416
Enoncé du moyen
40. La société Digicel fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que toute perte de chance ouvre droit à réparation ; qu'en relevant, s'agissant de la réparation du préjudice financier afférent à la période postérieure à 2006, que la société Digicel ne produisait aucun document de nature à justifier qu'elle aurait affecté les sommes dont elle avait été privée à des prêts intragroupe alors que les profits générés par la société Digicel avaient été distribués sur cette période, et en limitant ainsi la réparation de la perte de chance subie à l'application du taux d'intérêt légal correspondant à un placement sans risque à compter du mois de janvier 2006, la cour d'appel, qui ne pouvait exiger de la victime d'une perte de chance qu'elle démontre, de manière certaine, l'usage invoqué des sommes dont elle avait été privée, a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;
2°/ qu'en relevant, s'agissant de la réparation du préjudice financier afférent à la période postérieure à 2006, que la société Digicel ne produisait aucun document de nature à justifier qu'elle aurait affecté les sommes dont elle avait été privée à des prêts intragroupe alors que les profits générés par la société Digicel avaient été distribués sur cette période, et en limitant ainsi la réparation de la perte de chance subie à l'application du taux d'intérêt légal correspondant à un placement sans risque à compter du mois de janvier 2006, la cour d'appel, qui a subordonné à des conditions excessives la réparation du préjudice financier subi par une victime de pratiques anticoncurrentielles, a violé les articles 101 et 102 TFUE, ensemble l'article 1382 devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
41. Après avoir relevé que la société Digicel ne produisait aucun document de nature à justifier qu'elle aurait affecté, postérieurement à l'acquisition de la société BTC, les sommes dont elle avait été privée à des prêts intra-groupe, cependant que les profits qu'elle avait générés pendant cette période avaient été distribués, la cour d'appel en a exactement déduit, sans méconnaître le principe d'effectivité du droit de l'Union, que sa perte de chance devait être évaluée pour la période postérieure à 2006, en appliquant à la somme dont elle avait été privée le taux d'intérêt légal correspondant à un placement sans risque.
42. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le quatrième moyen, pris en ses première et deuxième branches, réunies, du pourvoi n° R 20-18.356
Enoncé du moyen
43. Les sociétés Orange font grief à l'arrêt de rejeter les fins de non-recevoir tirées de l'irrecevabilité des demandes de la société Digicel tendant à la capitalisation des intérêts et à l'application d'un taux d'intérêt de 5,3 % de 2001 à 2005 et de 9 % à partir de 2006, de déclarer ces demandes recevables, et de les condamner in solidum, à payer à la société Digicel Antilles françaises Guyane, en réparation de son préjudice financier, premièrement les intérêts de la somme de 173,64 millions d'euros au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2003 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, deuxièmement, les intérêts de la somme de 7,12 millions d'euros au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2007 jusqu'au 31 décembre 2018 et, troisièmement, les intérêts de la somme de 737 500 euros au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2005 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu'au 31 décembre 2018, alors :
« 1°/ que le préjudice consécutif à des pratiques anticoncurrentielles doit être réparé intégralement, sans qu'il en résulte pour la victime ni perte ni profit ; qu'à ce titre, le préjudice de trésorerie afférent à la privation de la jouissance de sommes représentatives des gains manqués par un opérateur économique en conséquence de pratiques anticoncurrentielles doit par lui-même être réparé, compte tenu de l'écoulement du temps entre le moment où de tels gains ont été manqués et le jour où le juge statue sur leur indemnisation ; que toutefois, les intérêts octroyés ne sauraient, sauf à entraîner une surcompensation de ce préjudice de trésorerie, courir sur une assiette constituée de l'intégralité de ces gains manqués à partir d'une date antérieure à celles à partir desquelles ces gains auraient été périodiquement encaissés en l'absence des pratiques ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que les pratiques imputées aux sociétés Orange s'étaient déroulées entre avril 2002 et avril 2005 avec un effet persistant de verrouillage de clientèle jusqu'en 2007 s'agissant de l'offre "Changez de Mobile", entre fin 2000 et mai 2002 s'agissant de l'offre "Avantage Améris", entre fin 2000 et janvier 2005 s'agissant des clauses d'exclusivité de distribution, entre avril 2003 et janvier 2005 s'agissant de l'exclusivité de réparation stipulée avec le réparateur local Cetelec, et entre 2003 et 2004 s'agissant de la différenciation tarifaire entre les appels "off net" et "on net" ; qu'elle a considéré que "sans ces pratiques, la part de marché de BTC/Digicel aurait progressé durant les quatre années de 2002 à 2005 (…) puisque dans des conditions normales de marché, la progression d'un nouvel entrant est en principe régulière" et a, en conséquence, accordé à la société Digicel, au titre de ce préjudice de développement, une somme principale de 173,64 millions d'euros représentative des gains manqués que cette société aurait engrangés si sa progression n'avait pas été entravée ; qu'en décidant néanmoins, au titre du préjudice de trésorerie afférent à la perte de la jouissance de ces gains manqués, que l'intégralité de cette somme de 173,64 millions d'euros porterait intérêts dès le 1er avril 2003, cependant qu'il s'évinçait de ses propres constatations que le préjudice de base afférent à ces gains manqués avait été subi pour une large partie postérieurement à cette date du 1er avril 2003 sa valeur ayant seulement commencé à se constituer progressivement à compter de cette date, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit ;
2°/ qu'il ressortait des rapports d'expertise privée du 27 mars 2015 et du 15 avril 2014 du cabinet Tera, dont l'évaluation a été purement et simplement entérinée par la cour d'appel, que la somme principale de 173,64 millions d'euros, était composée, selon ce consultant privé, de l'agrégation de tous les gains supposément manqués par BTC, devenue Digicel, année après année, à partir de l'année 2001 et jusqu'à la fin de l'année 2008 ; qu'en décidant néanmoins, au titre du préjudice de trésorerie afférent à la privation de la jouissance de ces gains manqués, que l'intégralité de cette somme de 173,64 millions d'euros porterait intérêts dès le 1er avril 2003, au motif inopérant qu'il s'agissait là de la "date à laquelle toutes les pratiques qui ont donné lieu à une évaluation globale, ont été mises en oeuvre", la cour d'appel, qui a par-là fait courir des intérêts sur une assiette composée, pour sa plus grande partie, de gains manqués postérieurement à cette date et dont la valeur a seulement commencé à se constituer progressivement à compter de cette date, a de plus fort violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
44. La société Digicel conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu'il ne résulte ni des conclusions d'appel de la société Orange ni de celles de la société Orange Caraïbe que celles-ci aient instauré une discussion sur les modalités de calcul des intérêts, discussion qui aurait été limitée à la contestation de leur point de départ global et en déduit que les griefs sont mélangés de fait et de droit.
45. Cependant, il résulte des conclusions des sociétés Orange que celles-ci critiquaient la demande de la société Digicel de voir réparer le préjudice financier qu'elle invoquait sous forme d'intérêts courant à compter du 1er janvier 2002, et qu'elles contestaient plus généralement l'existence du préjudice financier invoqué par la société Digicel et subsidiairement l'évaluation de ce dernier.
46. Le moyen, qui n'est pas nouveau, est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil, et le principe de la réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit :
47. Selon ce texte, tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
48. Pour déterminer le point de départ des intérêts réparant le préjudice pris de l'indisponibilité des sommes dues au titre du préjudice de développement, l'arrêt retient qu'il doit être fixé au 1er avril 2003, date à laquelle toutes les pratiques, qui ont donné lieu à une évaluation globale, ont été mises en oeuvre.
49. En statuant ainsi, en retenant, comme point de départ des intérêts réparant le préjudice additionnel né de l'indisponibilité de la somme qu'elle a allouée au titre du préjudice de développement, celui des pratiques fautives, qui avaient duré plusieurs années, alors qu'à cette date, ce préjudice n'était pas entièrement constitué et qu'il était nécessairement progressif, la cour d'appel a violé les texte et principe susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe au 1er avril 2003 le point de départ des intérêts sur la somme de 173,64 millions d'euros, l'arrêt rendu le 17 juin 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.