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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 28 décembre 1992, n° 92.089467

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Société Cooperative de Main d’Oeuvre de la SA à Participation Ouvrière UTA dite SCMO (Sté), Allaguillemette, Chenevier, Dubernay

Défendeur :

Air France (Sté), SAPO Union Des Transports Aériens UTA (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

M. Bargue, M. Peril

Avoués :

SCP Parmentier Hardoui, SCP Valdelievre Garnier

Avocats :

Me Hascoet, Me Jeantin, Me Duquet

T. com. Paris, du 23 déc. 1992

23 décembre 1992

La Cour est saisie de l’appel formé, conformément aux dispositions de l’article 917 du nouveau Code de procédure civile, par la Société coopérative de main d'oeuvre de la Société à participation ouvrière Union des Transports Aériens (S.C.O.M.O. U.T.A.) et MMmes Michel ALLAGUILLEMETTE, Philippe CHENEVIER et Michele DUBERNAY agissant en leurs qualités respectives de secrétaire permanent, de vice-président du bureau et trésorier de ladite société, contre un jugement en référé prononcé par le tribunal de commerce de Paris le 23 décembre 1992 qui a rejeté leurs demandes dirigées contre la Compagnie nationale Air France et Ia Société anonyme à participation ouvrière U.T.A. (Société U.T.A.) et visant, dans le cadre du projet de fusion des deux entreprises, à ce qu'une expertise soit ordonnée afin d’apprécier leurs valeurs respectives et proposer une parité d'échange, à la désignation d'un mandataire de justice chargé de veiller à ce qu'aucun acte visant à appauvrir U.T.A. ne soit réalisé et au report de l’assemblée générale extraordinaire convoquée le 29 décembre 1992 pour décider la fusion.

Référence faite à cette décision pour l’exposé des faits, de la procédure de première instance et des motifs retenus par les premiers juges, seront rappelés les éléments suivants nécessaires à la solution du litige :

La Société anonyme à participation ouvrière, U.T.A., comprend parmi ses organes sociaux, conformément aux articles 72 et suivants de la loi du 24 juillet 1867, modifiée, et de ses statuts, une société commerciale coopérative de main d’oeuvre, personne morale distincte, qui regroupe les salariés de l’entreprise, détient les actions du travail correspondant à 15% du capital qui sont leur propriété collective, et dispose du 1/11ème des voix aux assemblées générales. Cette société coopérative de main d'oeuvre a en outre acquis 18 actions de la société U.T.A.

La Compagnie nationale Air France qui a pris en 1990 le contrôle d'U.T.A. détient 97,86 % du capital social de cette Société qui, depuis le 1er janvier 1992, lui a confié en location-gérance son fonds de commerce de transport aérien.

Dans le but de constituer un groupe de dimension internationale tout en réduisant les coûts de gestion et en utilisant plus rationnellement leurs immobilisations, les deux compagnies ont, les 23 et 24 novembre 1992, arrêté un projet de fusion aux termes duquel, la Compagnie nationale Air France, absorbée, transmettrait à titre de fusion à sa filiale, la société U.T.A., absorbante, l’ensemble de son patrimoine.

Selon le traité, la fusion est soumise à trois conditions : l’obtention des autorisations publiques nécessaires, lesquelles ont été délivrées par décret du 16 décembre 1992, et l’approbation de chacune des assemblées générales mixtes d’Air France et d’U.T.A. qui ont été convoquées à cet effet pour le 29 décembre 1992.

Les commissaires à la fusion, désignés par ordonnance du Président du tribunal de commerce de Paris le 17 septembre 1992 ont déposé leur rapport le 27 novembre 1992, ainsi que les mêmes personnes désignées par ordonnance du 30 septembre 1992 en qualité de commissaires aux apport l’ont fait le 18 décembre suivant ; les publications légales ayant eu lieu les 24 et 26 novembre 1992.

La société coopérative de main d’oeuvre d’U.T.A. conteste les modalités du traité de fusion en ce que, selon elle, il contient de nombreuses irrégularités et insuffisances qui créent une inégalité entre les actionnaires, en raison des méthodes d’évaluation retenues pour le calcul des parités d’échange et l’appréciation de la valeur respective des deux entreprises et qui affectent la validité de l’information fournie aux minoritaires.

Aux fins ci-dessus visées elle a, le 15 décembre 1992, assigné la Compagnie nationale Air France et la société U.T.A. devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris qui a rendu le jugement entrepris estimant que les actionnaires appelés à se prononcer lors de l’assemblée générale extraordinaire disposaient désormais des éléments d’information suffisants pour émettre un vote éclairé et que, de ce fait, il n’y avait lieu de faire droit aux mesures sollicitées.

Reprenant en cause d’appel les moyens et demandes développés en première instance, la société de main d’oeuvre ouvrière prétend :

-          qu’en faisant absorber par la société U.T.A. sa société mère, la Compagnie nationale Air France, dont les actifs sont vingt fois plus importants, le projet de fusion entraine des conséquences techniques, notamment l’annulation de la participation d’Air France dans U.T.A., dont le coût est tel qu’il ne peut être réalisé qu’en surévaluant dans des conditions totalement irrégulières les apports de l’entreprise absorbée de sorte que l’opération envisagée est tout à la fois impossible et irrégulière ;

-          qu’en omettant, délibérément et en fraude à l’article 9 alinéa 2 du Code de commerce, de faire figurer au passif du bilan le financement du régime de retraite du personnel au sol évalué à 1,3 milliards de francs la Compagnie nationale Air France a commis une dissimulation à l’égard des actionnaires minoritaires ;

-          qu'en calculant la parité d’échange des actions des entreprises concernées à partir du seul critère des valeurs patrimoniales, le projet de fusion contrevient aux principes unanimement admis qui exigent la référence à des critères multiples, sans qu'en l’espèce une telle dérogation soit justifiée et qu'en outre, les commissaires à la fusion se sont fondés pour apprécier les valeurs respectives d'Air France et U.T.A. sur l’évaluation effectuée par une banque privée qui n'a pas été communiquée ; qu'ainsi, il a été gravement manqué au devoir d'information des actionnaires ;

-          qu'en particulier, ni le traité de fusion, ni le le rapport des commissaires à la fusion n’indique les conséquences de l’opération pour les actionnaires minoritaires d'U.T.A. notamment en ce qui concerne les dividendes qu'elle est chargée répartir ;

-          qu'en favorisant la Compagnie nationale Air France, qui structurellement ne réalise que des pertes au détriment de la société U.T.A. développant au contraire une activité significativement bénéficiaire, une telle méthode d'évaluation constitue un abus de majorité ;

-          que des telles irrégularités qui portent gravement atteinte aux droits des salariés, pour le compte desquels elle détient des actions de travail et exerce des droits d'actionnaire minoritaire, sont de nature à entrainer la nullité de l’assemblée générale, remettant en cause la totalité de l’opération et provoquant la déstabilisation des deux compagnies aériennes concernées ;

De l’ensemble de ces éléments, l’appelante déduit que le risque de nullité de l’assemblée générale prévue pour le 29 décembre 1992 constitue, pour les intérêts dont elle a la charge, un péril justifiant les mesures qu’elle sollicite en référé.

La société U.T.A. et la Compagnie nationale Air France soutiennent à titre principal que l’acte d' appel est nul par application des articles 117 et 119 du nouveau Code de procédure civile, les mandataires du bureau permanent de la société coopérative de main d'oeuvre ouvrière n'ayant pas été régulièrement habilités à former un recours ;

A titre subsidiaire les sociétés intimées font valoir :

-          que l’acte introductif d'instance est également nul, les mandataires du bureau permanent de la société coopérative ouvrière n'ayant été habilités à agir que contre la Compagnie nationale Air France en la personne de son président et non contre la Société U.T.A. dont ils demandent cependant le report de l’assemblée générale extraordinaire ;

-          que la société coopérative de main d’oeuvre ouvrière n’a ni qualité ni intérêt à agir en tant que détentrice des actions du travail dès lors, d’une part, qu’il n’est porté aucune atteinte aux droits attachés aux dites actions, d’autre part, que cette société n’est pas, en sa qualité propre, actionnaire du capital ;

-          qu'elle ne peut se prévaloir de sa qualité d'actionnaire de capital de la société U.T.A., la détention des 18 actions qu'elle a acquises étant, selon les intimées, illicite et au surplus insuffisante à lui conférer un intérêt légitime au report de l’assemblée générale extraordinaire de ladite société ;

-          que les contestations portant sur les valeurs des apports de la Compagnie nationale Air France, sur le mode de détermination de la parité d'échange et sur le défaut d’information des actionnaires sont dépourvues de fondement ;

Ainsi, selon les intimées, l’appelante ne rapporte la preuve ni d'une insuffisance manifeste de l’information des actionnaires, ni d'une cause patente d’annulation des délibérations de l’assemblée, ni d'une atteinte manifestement illicite à ses droits, ni enfin de la nécessité de prévenir un dommage imminent et qu'en conséquence le jugement entrepris doit être confirmé.

A l’audience, le Ministère Public a oralement conclu à la confirmation dudit jugement.

Pour un exposé plus complet des moyens et prétentions, il est renvoyé aux écritures échangées en cause d'appel, étant précisé que chacune des parties revendique l’application à son profit des dispositions de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile.

SUR QUOI, LA COUR :

1) Sur la nullité des actes d'appel et introductif d'instance :

Considérant que par délibérations successives, et en apparence régulières, du bureau permanent de la société coopérative de main d'oeuvre U.T.A. des 3 et 23 décembre 1992, MMmes Michel ALLAGUILLEMETTE, Philippe CHENEVIER et Michèle DUBERNAY ont été habilités à représenter ladite société conformément aux dispositions de l’article 35 IX de ses statuts, d’une part, dans l’action en justice engagée contre la Compagnie nationale Air France et la société U.T.A., d'autre part pour interjeter appel de la décision du 23 décembre 1992 ; qu'il s'ensuit que doivent être écartées les exceptions de nullité tirées du défaut de pouvoir des représentants de la personne morale en cause pour introduire l’instance et la poursuivre en cause d'appel ;

2) Sur les fins de non-recevoir :

Considérant qu'aux termes de l’article 74 de la loi du 24 juillet 1867, modifiée par la loi du 8 juillet 1977, les actions du travail sont la propriété collective du personnel salarié constitué en société commerciale coopérative de main d'oeuvre, les dividendes attribués aux ouvriers et employés membres de ladite société coopérative étant répartis entre eux conformément aux règles fixées par ses statuts et aux décisions des assemblées générales de la société anonyme de participation ouvrière où ses mandataires disposent de droits de vote ;

Qu'il s'ensuit que la société coopérative de main d'oeuvre a, tout à la fois, qualité et intérêt pour agir en référé, notamment par application de l’article 873 du nouveau Code de procédure civile, afin de faire prescrire les mesures conservatoires qui s'imposent pour prévenir un dommage imminent affectant la perception des dividendes dus à ses membres ou l’exercice des droits de vote de ses représentants aux assemblées générales, sans que l’exercice de telles actions en justice soit restreint aux cas de modification dans les droits attachés aux actions du travail ;

Qu'en conséquence la société appelante est recevable à agir pour faire ordonner en référé aux fins sus-énoncées les mesures sollicitées dans son acte introductif d'instance, sans qu'il y ait à distinguer les moyens fondés sur son statut légal, de ceux qui se rattacheraient à la possession d’action de capital dont la licéité est contestée ;

3) Sur le bien-fondé des demandes en référé :

Considérant que pour justifier sa demande de mesures conservatoires, la société appelante invoque le dommage imminent que constitue selon elle le projet de fusion en ce que :

- d'une part, il risque de porter une atteinte grave sinon irréversible aux droits à dividendes des salariés adhérents à la société coopérative de main d’oeuvre,

- d'autre part, ni le pacte de fusion ni les rapports des commissaires à la fusion et aux apports ne contiennent sur les modalités de l’opération, l’évaluation des apports de la société absorbée et la parité d'échange, de renseignements permettant aux actionnaires minoritaires de voter utilement à l’assemblée générale extraordinaire,

- enfin, les irrégularités commises exposent les actionnaires aux graves conséquences d’une probable annulation de l’assemblée générale ayant approuvé la fusion ;

Mais considérant qu'il ne résulte pas des éléments soumis à l’appréciation de la Cour, avec l’évidence qui doit s'imposer au juge des référés, que les modalités de la fusion absorption de la Compagnie nationale Air France par sa filiale U.T.A. aient été décidées en fraude aux droits de la société coopérative de main d’oeuvre et de ses adhérents ni que les apports de la Compagnie Nationale Air France aient été manifestement sur-évalués ; '              ’

Qu'il n'est en effet pas contesté que la fusion des deux compagnies aériennes répond à un réel objectif économique ; que le procédé utilisé, consistant à faire absorber la société mère par sa filiale, n’est en lui-même ni illicite ni artificiel et que la société absorbante, eut-elle adopté le nom de la Compagnie Nationale Air France, conservera la forme statuaire d’une société anonyme de participation ouvrière au sein de laquelle les droits des salariés en tant que membres de la société coopérative de main d’oeuvre seront inchangés ;

Que sur l’évaluation des apports d’Air France, les commissaires à la fusion et aux apports ne relèvent aucune anomalie mais estiment au contraire, connaissance prise de la note critique de Didier KLING, expert désigné par le comité d'entreprise de la Société U.T.A., "que la non réévaluation des actifs apportés, jointe à l’obligation de réduire le capital d'U.T.A. en contrepartie de l’annulation de ses propres titres reçus en apport, aurait entrainé une sous-capitalisation d'U.T.A., en tant qu'entité fusionnée et ce au détriment des minoritaires de cette dernière. Cette circonstance particulière justifie, à notre avis, la méthode d'évaluation retenue qui privilégie des impératifs financiers au détriment de considérations limitées aux seuls aspects comptables” ;

Qu'en ce qui concerne la situation des actionnaires minoritaires d'U.T.A, en ce compris la société coopérative de main d'oeuvre, les commissaires à la fusion font observer que les nouvelles conditions d'exploitation du groupe Air France, depuis le 1er janvier 1992, ne permettent pas de reconstituer ce qu'aurait été le résultat de la société de participation ouvrière en l’absence de location-gérance et que dès lors il n'est pas possible d'indiquer avec une précision suffisante le résultat revenant à chaque actionnaire de cette société avant la fusion ;

Considérant, par ailleurs, que les contestations relatives à la réévaluation des apports, au montant du passif et aux critères de fixation de la parité d’échange ne sauraient autoriser les mesures sollicitées que si elles étaient de nature à établir que les actionnaires ont été insuffisamment ou faussement renseignés sur les conséquences de la fusion pour voter en connaissance de cause sur le projet soumis à l’assemblée générale extraordinaire du 29 décembre prochain ;

Mais qu’ainsi que l’a pertinemment relevé le tribunal de commerce au jour où le juge des référés statue, l’ensemble des actionnaires dispose d’informations suffisantes sur le projet litigieux ; qu’il suffit d’observer à cet égard qu’ont été déposés dans les délais prescrits les rapports des commissaires à la fusion et aux apports lesquels ont été communiqués à l’expert désigné par le comité d’entreprise qui a procédé à des observations critiques sur lesquelles les organes de contrôle ont apporté des réponses circonstanciées ;

Que les conséquences de l’adhésion du personnel au sol d'Air France au régime de retraite AGIRC-ARCCO n’ont pas été dissimulées puisqu’elles sont évoquées et chiffrées au point 2-6 du rapport des commissaires aux apports où sont exposées les raisons pour lesquelles ces sommes n’ont pas été provisionnées ;

Qu’en ce qui concerne le mode d’évaluation de la parité d’échange des actions des deux sociétés, essentiellement discuté, les commissaires à la fusion estiment que « dès lors que l’activité de transporteur aérien nécessite des investissements lourds, le critère de la valeur patrimoniale apparait comme un critère pertinent. En effet, il donne une mesure du capital qu’il faudrait aujourd’hui investir pour reconstituer l’outil de production des deux entités en présence déduction faite de l’endettement financier. » ; que sur les observations de Didier KLING, ils ont, dans une note complémentaire du 16 décembre 1992 précisé les raisons pour lesquelles, à leur avis, les critères fondés sur le dividende, la rentabilité, les transactions récentes,  les perspectives d’exploitation, les trésoreries dégagées et le niveau d’endettement ne paraissaient pas appropriés au cas d’espèce ;

Qu'il se déduit de cet échange contradictoire d’informations et d’avis que, sur chacun des points soulevés dans ses écritures, l’appelante dispose désormais d’éléments suffisants pour que ses représentants à l’assembles générale extraordinaire du 29 décembre prochain puissent se déterminer utilement, fût-ce de manière négative, sur le projet de fusion-absorption litigieux ;

Considérant enfin que les critiques sérieuses émises par les experts désignés par le Comité d’entreprises de la société U.T.A., et développées par l’appelante, sur les modalités de la fusion ne permettent pas pour autant au juge des référés d’ordonner les mesures sollicitées et notamment le report de l’assemblée générale extraordinaire dès lors, qu’au regard des dispositions de l’article 366-1 du 23 juillet 1966, ne sont pas révélées d’irrégularités flagrantes et irrémédiables rendant imminemment probable un vice du consentement des actionnaires ou révélant de la part de la Compagnie Nationale Air France un abus évident de majorité ;

Considérant en conséquence que le jugement du tribunal de commerce doit être confirmé ;

Que l’équité ne commande par l’application de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile en cause d’appel ;

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement entrepris ;

Dit n’y avoir lieu à application de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Condamne la société coopérative de main d’oeuvre de la société à participation ouvrière U.T.A. aux dépens de l’appel et admet sur sa demande de la S.C.P. VALDELIEVRE-GARNIER au bénéfice de l’article 699 du nouveau Code de procédure civile.