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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 1 mars 2023, n° 21/06082

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Transformation Feuillard Service (SARL)

Défendeur :

Reynolds Cuivre (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Brun-Lallemand, Mme Depelley

Avocats :

Me Turlan, Me Campanaro, Me Le Pape

T. com. Paris, 1er mars 2021, n° 2019024…

1 mars 2021

FAITS ET PROCÉDURE

La société Feuillard Service qui a pour activité la transformation de métaux ferreux et non ferreux commercialisés auprès des industries, a réalisé pour la société Reynolds Cuivre des prestations de refendage (technique de division de bois ou de tôles par découpage en long) et de laminage ainsi que le stockage de bobines de matières.

La société Reynolds Cuivre a pour activité le négoce de toutes matières, produits, matériels et équipements pour l'industrie, en particulier le commerce des métaux.

Les relations commerciales ont débuté en 2014, sans avoir été formalisées par un contrat écrit et représentaient un chiffre d'affaires annuel moyen d'environ 120 000€ entre 2014 et 2016.

Ayant constaté un arrêt des commandes de prestations de refendage à compter du 1er janvier 2017, une diminution importante du volume des prestations de laminage et une diminution progressive du volume de marchandises confié en stockage jusqu'au mois de septembre 2017 ainsi que l'arrêt total de commandes en octobre 2017, la société Feuillard Service, par lettre recommandée avec accusé de réception du 11 décembre 2017, a sollicité de la société Reynolds Cuivre le versement d'une indemnité de 90 000 € pour rupture «'quasi-totale et brutale'» des relations commerciales établies correspondant selon elle à un préavis non respecté de 9 mois (pièce 1 de l'appelante).

Les échanges qui ont suivi n'ont pas permis aux parties de trouver un accord.

C'est dans ces circonstances que, par acte du 16 avril 2019, la société Feuillard Service a assigné la société Reynolds Cuivre devant le tribunal de commerce de Paris à l'effet d'être indemnisée du préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie.

Par jugement du 01 mars 2021, le tribunal de commerce de Paris a':

- Débouté la société Feuillard Service de sa demande indemnitaire au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies avec la société Reynolds Cuivre ;

- Débouté la société Reynolds Cuivre de sa demande de dommages-intérêts ;

- Condamné la société Feuillard Service à payer à la société Reynolds Cuivre la somme de 2'500€ au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

- Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- Condamné la société Feuillard Service aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 64,64€ dont 10,56€ de TVA.

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 30 mars 2021, la société Feuillard Service a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 25 mars 2022, la société Feuillard Service demande à la Cour de':

Vu l'article L 442-6 I 5° du Code de Commerce,

Vu le principe de la réparation intégrale du préjudice,

- D'INFIRMER le jugement rendu le 1er mars 2021 par le Tribunal de Commerce de PARIS en ce qu'il a :

- Débouté la Société FEUILLARD SERVICE de sa demande indemnitaire au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies avec la Société REYNOLDS CUIVRE,

- Condamné la Société FEUILLARD SERVICE à payer à la Société REYNOLDS CUIVRE la somme de 2 500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamné la société FEUILLARD SERVICE aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 64,64 € dont 10,56 € de TVA.

Et, statuant à nouveau, il est demandé à la Cour de :

- JUGER que la société REYNOLDS CUIVRE a rompu de manière brutale totale ou partielle et sans préavis les relations commerciales établies avec la Société FEUILLARD SERVICE,

En conséquence,

- CONDAMNER la société REYNOLDS CUIVRE à verser à la société FEUILLARD SERVICE une somme de 66.015 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice économique subi compte tenu de la rupture brutale des relations commerciales établies imputable à la société REYNOLDS CUIVRE,

- DEBOUTER la Société REYNOLDS CUIVRE de l'ensemble de ses demandes,

- CONDAMNER la Société REYNOLDS CUIVRE à verser à la société FEUILLARD SERVICE une somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile,

- CONDAMNER la Société REYNOLDS CUIVRE aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 22 septembre 2021, la société Reynolds Cuivre, demande à la Cour de':

Vu notamment l'article L.442-1, II (anciennement L.442-6 I 5°) du Code de commerce, les articles 1343-5 et 1353 du code civil et l'article 700 du Code de procédure civile.

Vu les pièces produites aux débats,

- CONSTATER que la rupture brutale des relations commerciales dont se prévaut la demanderesse n'est pas établie,

- CONSTATER que la société FEUILLARD SERVICE n'établit pas l'existence d'une faute imputable à l'intimée et susceptible d'engager sa responsabilité,

- CONSTATER que la preuve du préjudice indemnisable n'est pas rapportée,

En Conséquence,

- CONFIRMER le jugement rendu en première instance en ce qu'il a débouté la société FEUILLARD SERVICE de sa demande indemnitaire,

- DEBOUTER l'appelante de sa demande en versement d'une somme de 66 015 € à titre de dommages et intérêts pour le préjudice économique subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies,

- DEBOUTER la société FEUILLARD SERVICE de sa demande en versement d'une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure civile,

- DEBOUTER la société FEUILLARD SERVICE de sa demande tendant à faire condamner l'intimé aux entiers dépens,

- CONFIRMER le jugement rendu en première instance en ce qu'il a condamné la société FEUILLARD SERVICE au paiement de la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile et aux entiers dépens.

- La CONDAMNER aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 Décembre 2022.

MOTIVATION

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

L'article L 442-6, I, 5°ancien du code de commerce applicable à la cause dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages de commerce, par des accords interprofessionnels

Sur l'existence de relations commerciales établies

Une relation commerciale « établie » présente un caractère « suivi, stable et habituel » et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.

En l'espèce, il est constant que la société Feuillard Service a réalisé pour le compte de la société Reynolds Cuivre des prestations de refendage, laminage et de sotockage de marchandises à compter de l'année 2014, date de constitution de cette dernière ainsi que des prestations de transport et assurance et que pendant trois ans la société Reynolds Cuivre lui a commandé sans interruption de telles prestations.

L'appelante pouvait ainsi légitimement espérer une poursuite normale des relations commerciales au titre de l'année 2017.

L'existence de relations commerciales établies entre les parties est retenue.

Sur l'existence d'une rupture brutale

La société Feuillard Service fait valoir qu'à compter de janvier 2017 elle a connu une nette diminution de ses commandes, jusqu'à un arrêt total de celles-ci en septembre 2017.

Elle ajoute que les commandes, bien qu'ayant repris en janvier 2018, sont restées très faibles par rapport aux années précédentes et ont finalement repris leur cours normal en 2019.

Elle soutient que la baisse et l'interruption des commandes en 2017 et 2018 constituent une rupture partielle brutale des relations commerciales établies, dans la mesure où la société Reynolds Cuivre ne lui a jamais fait parvenir de courrier pour l'informer de la réduction conséquente des commandes et qu'elle ne lui a pas accordé de préavis.

Elle estime que les relations commerciales entre les parties ayant duré du 1e janvier 2014 au 30 septembre 2017, la société Reynolds Cuivre aurait dû lui accorder un préavis de neuf mois.

La société Reynolds Cuivre réplique qu'elle n'est qu'un intermédiaire pour l'usine du groupe Sofia Med et qu'elle n'a donc aucun rôle décisionnaire. Elle soutient qu'en raison de l'amélioration de la qualité des produits fabriqués directement par l'usine Sofia Med rendant les opérations de laminage inutile et de la forte pression sur les prix de vente entre Feuillard Service et Forissier pour laquelle l'appelante travaillait essentiellement, elle a été obligée de revoir la chaîne d'approvisionnement afin de tenter de conserver ce marché et ainsi son mode de fonctionnement avec la société Feuillard Service pour le début de l'année 2017. Elle affirme que dès qu'elle a eu connaissance du changement de méthode de l'usine Sofia Med, elle en a informé la société Feuillard Service, qu'un rendez-vous avec ses représentants légaux a eu lieu le 10 mars 2017 et que la société Feuillard Service a refusé d'accepter la nouvelle organisation qui lui a été présentée.

La société Reynolds Cuivre invoque un simple ralentissement provisoire des commandes, qui ont repris en 2018. et conteste l'existence d'une rupture brutale des relations commerciales, la société Feuillard Service ayant été informée suffisamment à l'avance pour anticiper la réduction des commandes.

Réponse de la Cour,

Il est constant que si la relation commerciale entre les parties a subi un net ralentissement en 2017, avec une absence de commandes entre octobre et décembre 2017, les relations ont repris progressivement à compter de 2018.

Aucune rupture totale des relations commerciales établies entre les parties ne peut être retenue en raison d'une absence de commandes pendant trois mois (octobre à décembre 2017). En revanche l'existence d'une rupture partielle est établie.

Si une réunion a bien eu lieu entre les parties le 10 mars 2017 à l'initiative de la société Reynolds Cuivre (pièces 2 à 4 de l'intimée) l'objet de cette réunion n'est nullement établie. En tout état de cause, la société Reynolds ne démontre pas, ni même allègue avoir avisé la société Feuillard Service par un préavis écrit, ainsi qu'il lui incombait, d'un ralentissement important de ses commandes à compter de l'année 2017 permettant à cette dernière de se réorganiser en conséquence.

Au contraire, il résulte des pièces produites que c'est la société Feuillard Service qui a dressé le 11 décembre 2017 à la société Reynolds une lettre recommandée avec accusé de réception pour se plaindre d'un arrêt des commandes de refendage à compter du mois de janvier 2017, d'une diminution importante du volume de laminage et d'une diminution progressive du volume de marchandises confié en stockage jusqu'à la cessation en octobre 2017, ce sans en avoir été préalablement informée et pour demander une indemnisation (pièce 1 de l'appelante).

La société Reynolds Cuivre, par sa lettre en réponse du 21 décembre suivant, se borne à proposer un rendez-vous en janvier 2018 «'afin d'aborder les points invoqués'»'.

Aucune accord n'est intervenu.

En outre, la société Reynolds ne justifie pas que ce ralentissement d'activité ne serait pas de son fait et lui aurait été imposé. La production de l'extrait du site intranet de la société Sofia Med (sa pièce 11 au demeurant en anglais non traduite) et de sa pièce 6 « Evolution prix/volumes FORISSIER 2014-2019 » étant insuffisante à cet égard.

Par conséquent, la brutalité de cette rupture partielle est établie.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

En l'espèce, la société Feuillard Service a sollicité initialement un préavis de 9 mois et une indemnisation de 90 000 € (sa lettre du 11 décembre 2017), puis un préavis de 6 mois et une indemnisation de 60 000 € (sa lettre du 3 avril 2018- pièce 5 de l'intimée).

Devant la Cour, elle sollicite un préavis de 9 mois au regard de l'ancienneté des relations commerciales et de la part de 18% des prestations effectuées pour la société Reynolds Cuivre dans son chiffre d'affaires.

La cour considère qu'au vu de la durée des relations commerciales établies de 3 ans (janvier 2014 à janvier 2017) et du volume d'affaires réalisé avec la société Reynolds Cuivre (18%), un préavis de 3 mois aurait dû lui être accordé pour se réorganiser en conséquence de cette rupture partielle.

Sur le montant des dommages-intérêts

La société Feuillard Service estime avoir subi un préjudice à hauteur de 66'015€, faisant état d'une marge brute mensuelle moyenne de 6'072€ pour les activités de stockage, de manutention, de refendage et de laminage et d'une marge brute mensuelle moyenne de 1'263€ pour les activités de transport et d'assurance transport, soit 7.335€ (6.072 + 1 263) X 9.

La société Reynolds Cuivre réplique que la société Feuillard Service n'apporte pas d'élément permettant d'étayer son calcul de la marge brute par type d'activité, qu'elle ne démontre ni l'existence, ni l'importance du préjudice qu'elle prétend avoir subi, que la perte de gain subie du fait de la réduction progressive des commandes est très faible et n'a même occasionné aucune diminution de son chiffre d'affaires en 2017. Elle fait valoir que la diminution des commandes n'a entraîné aucune conséquence notable sur l'activité de la société Feuillard Service et sur ses résultats commerciaux.

Réponse de la Cour

Le préjudice résultant d'une rupture brutale est déterminé par rapport au taux de marge sur coûts variable non obtenu pendant les mois de préavis manquants, calculé à partir du chiffre d'affaires des trois années qui ont précédé la rupture sous déduction des charges variables non engagées du fait de celle-ci.

La circonstance prise de ce que la société Feuillard n'aurait pas souffert de ce ralentissement provisoire au regard de ses résultats, est indifférente, la rupture devant s'analyser au jour où elle survient sans égard aux éléments postérieurs.

Il convient de distinguer la marge applicable selon les activités réalisées par la société Feuillard Service.

Au vu des éléments fournis :

- s'agissant d'une rupture partielle, il convient de déduire le chiffre d'affaires réalisé par la société Feuillard Service au cours de l'année 2017 avec la société Reynolds cuivre, soit la somme totale arrondie de 18 937€ (pièces 3 et 4 de l'appelante) du chiffre d'affaires moyen réalisé au cours des années 2014 à 2016 avec cette société, soit la somme arrondie de 122 925€ et de retenir ainsi un chiffre d'affaires moyen de 103 989€ dont 59% pour les activités stockage, manutention, refendage, laminage et 41% pour le transport et l'assurance transport,

- s'agissant de l'activité de transport et d'assurance transport, la marge sur coût variable réalisée par la société Feuillard Service avec la société Reynolds Cuivre s'élève à la somme arrondie de 45 457€ en moyenne sur les années 2014 à 2016. pour un chiffre d'affaires moyen arrondi de 50 064 €, soit un taux de marge sur coût variable de 90,79%,

- s'agissant des activités stockage, manutention, refendage et laminage, il convient de déduire du chiffre d'affaires réalisée avec la société Reynolds Cuivre sur la même période d''un montant arrondi à 72 861 €, des coûts variables correspondant évalués à 20 000 €, l'activité de stockage générant nécessairement des coûts variables ainsi que le démontre la société Reynolds (ses pièces 14 et 15), de même que les activités de refendage et laminage, notamment des coûts d'énergie, soit une marge sur coût variable de 52 861 €, soit un taux de marge sur coût variable de 72,55%.

Il en résulte qu'en moyenne par mois, le chiffre d'affaires de la société Feuillard Service avec la société Reynolds Cuivre s'élève à la somme de 8 665,75€, dont 5 112,79 € pour les activités stockage, manutention, refendage, laminage et 3 552,96 € pour le transport et l'assurance transport, soit une marge sur coût variable de 3 709,32 € pour les premières activités et 3 225,73 € pour les secondes.

En conséquence, le préjudice subi par la société Feuillard Service au titre des trois mois de préavis non accordé s'élève à': 6 935,05 € (3 709,32 € + 3 225,73 €) X 3 = 20 805,15€.

Il convient de condamner la société Reynolds Cuivre à payer cette somme à titre de dommages-intérêts à la société Feuillard Service.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

La société Reynolds Cuivre qui succombe, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

Elle est déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile tant en première instance qu'en appel, le jugement étant infirmé de ce chef et est condamnée à verser sur ce fondement à la société Feuillard Service la somme de 3 000€.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne la société Reynolds Cuivre à payer à la société Feuillard Service la somme de 20 805,15€. euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale partielle des relations commerciales établies ;

Déboute la société Reynolds Cuivre de ses demandes ;

La condamne aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à payer à la société Feuillard Service la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.