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Décisions

Cass. crim., 23 décembre 1999, n° 99-86.298

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Rapporteur :

Mme Chanet

Avocat général :

M. Chemithe

Avocat :

SCP Waquet, Farge et Hazan

Cass. crim. n° 99-86.298

22 décembre 1999

LA COUR,

Vu l'article 24 de la loi organique du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt et des pièces de la procédure que M. Daniel Victor X... et Mme Joëlle Y..., professeurs au lycée Thiers de Marseille, ont porté plainte auprès de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, le 30 octobre 1997, pour diffamation, dénonciation calomnieuse et violation du secret professionnel contre Mme Ségolène Z..., ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, chargée de l'enseignement scolaire, exposant qu'à la suite de faits de bizutage intervenus le 11 septembre 1997 dans cet établissement, le quotidien La Provence avait publié trois articles rapportant les propos de la ministre les mettant en cause et qu'au cours de son journal régional, la chaîne de télévision France 3 avait diffusé le 9 octobre 1997 une déclaration de Mme Ségolène Z... dans le même sens ; que la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a, le 26 mars 1998, ordonné la transmission de la procédure au procureur général près la Cour de Cassation du seul chef de diffamation publique envers des fonctionnaires publics ; qu'une information a été ouverte de ce chef suivant réquisitoire introductif du 8 avril 1998 ;

Sur le premier moyen, pris en ses trois branches :

Attendu qu'il est fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté l'exception d'incompétence soulevée par Mme Ségolène Z... alors, selon le pourvoi, premièrement, que la loi du 29 juillet 1881, texte dérogatoire au droit commun destiné à protéger la liberté d'expression, est elle-même dérogatoire aux principes généraux posés par la Constitution et par la loi organique du 23 novembre 1993 qui constituent, pour les ministres, le droit commun de leur responsabilité pénale, encourue dans l'exercice de leurs fonctions ; que cette loi dérogatoire attribue compétence aux tribunaux correctionnels pour connaître les délits de diffamation ; que la commission d'instruction a ainsi violé les articles 68-1 et 68-2 de la Constitution, 1er et suivants de la loi organique du 23 novembre 1993 par fausse application, 1er, 45 de la loi du 29 juillet 1881 ; deuxièmement, que tout juge doit appliquer et interpréter la loi, qu'en refusant de se prononcer sur la compatibilité de la procédure édictée par la loi du 29 juillet 1881 avec la procédure édictée par la loi organique du 23 novembre 1993, et donc sur son applicabilité, la commission d'instruction a méconnu ses pouvoirs et violé l'article 4 du Code civil ; troisièmement, que le principe du procès équitable et de l'égalité des armes, qui doit s'appliquer en toutes matières, et plus spécialement en matière de procédures relatives à l'exercice de la liberté d'expression, constitue une garantie fondamentale ayant pour objet de mettre au-dessus de tout soupçon les décisions rendues en matière judiciaire ; que par ailleurs, la loi du 29 juillet 1881 organise entre plaignant et auteur prétendu des faits un débat contradictoire spécifique, tant sur la réalité des propos que sur la vérité des faits allégués et sur la mauvaise foi ; que le débat contradictoire concourt spécialement en matière de liberté d'expression, aux garanties du procès équitable ; que le mis en examen est donc recevable et fondé à se faire grief de ce que ce principe est méconnu, devant la Cour de justice de la République, par l'impossibilité pour le plaignant de se constituer partie civile, et par l'impossibilité d'instaurer devant cette juridiction le débat contradictoire organisé de façon spécifique, par la loi du 29 juillet 1881 ; que la commission d'instruction a violé les articles 6 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 802 du Code de procédure pénale, et les droits de la défense, ainsi que les articles 35, 55, 56 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Mais attendu, en premier lieu, que la commission a jugé, à bon droit et sans méconnaître ses pouvoirs, qu'il résulte de la combinaison des articles 68-1 de la Constitution et 23 de la loi organique du 23 novembre 1993 que les crimes et délits commis dans l'exercice de ses fonctions par un membre du Gouvernement relèvent de la compétence exclusive de la Cour de justice de la République ; qu'en effet les délits de presse ne sont pas exclus du champ de compétence de cette juridiction et que les règles de procédure de la loi du 29 juillet 1881 et celles de la loi organique du 23 novembre 1993 ne sont pas incompatibles ;

Attendu, en second lieu, que le pourvoi étant dirigé contre un arrêt rendu par la commission d'instruction de la Cour de justice de la République, les griefs relatifs à la procédure devant la juridiction de jugement sont inopérants ;

D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses quatre branches :

Attendu qu'il est encore fait grief à l'arrêt d'avoir prononcé le renvoi de Mme Ségolène Z... devant la Cour de justice de la République, pour y être jugée du chef de trois délits de complicité de diffamation publique envers des fonctionnaires publics prétendument commis le 9 octobre 1997 et 10 octobre 1997, alors, selon le pourvoi, premièrement, qu'il résulte des pièces de la procédure et de l'arrêt lui-même que les faits, dénoncés le 30 octobre 1997 par les fonctionnaires se déclarant concernés à la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, n'ont fait l'objet d'une information qu'à compter du 8 avril 1998, date du réquisitoire introductif du procureur général près la Cour de Cassation saisissant la commission d'instruction, sur transmission de celle-ci, par décision du 26 mars 1998 ; qu'en matière d'infractions prévues et réprimées par la loi du 29 juillet 1881, la prescription de l'action publique est de 3 mois, et ne peut être interrompue que par un acte de saisine de la juridiction d'instruction ou de jugement, mettant en mouvement l'action publique et répondant aux conditions impératives des articles 50 et 53 de ladite loi ; que, l'action publique n'ayant été mise en mouvement que par le réquisitoire du procureur général près la Cour de Cassation du 8 avril 1998, la prescription était acquise ; que la commission a violé les articles 68-1 et 68-2 de la Constitution, les articles 13, 14, 15, 16, 17, 19 de la loi organique du 23 novembre 1993, 50 et 65 de la loi du 29 juillet 1881, 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; deuxièmement, qu'à supposer que l'action publique ait pu être mise en oeuvre avant le réquisitoire du 8 avril 1998, ce n'aurait pu être que par la décision de transmission de la commission des requêtes au procureur général, en date du 26 mars 1998 ; qu'ainsi la prescription était en toute hypothèse acquise et que la commission d'instruction a violé les textes susvisés ; que, troisièmement, avant l'engagement des poursuites, seules des réquisitions répondant aux conditions impératives de l'article 65, paragraphe 2, de la loi du 29 juillet 1881 seraient susceptibles d'interrompre la prescription ; que les décisions de la commission des requêtes, d'une part, sont toutes intervenues après l'expiration du délai de prescription de 3 mois, d'autre part, ne répondent pas (notamment les décisions du 15 janvier 1998 ordonnant le visionnage d'une vidéo-cassette) aux conditions impératives des articles 65 et 50 de la loi du 29 juillet 1881, faute de préciser, articuler et qualifier les délits ; qu'ainsi les articles 65 et 50 de la loi du 29 juillet 1881 ont été violés ; que, quatrièmement, la prescription ne saurait être considérée comme suspendue devant la commission des requêtes ; qu'en effet la suspension de la prescription ne peut jouer au profit d'une partie à l'instance qui a la maîtrise de la procédure, et ne peut résulter, en matière d'infractions à la loi du 29 juillet 1881, que d'obstacles de droit extérieurs à cette partie ; que dès lors, la procédure d'examen par la commission des requêtes, organe relevant des fonctions du ministère public et n'ayant pas de caractère juridictionnel ne peut être suspensive de prescription, aucun obstacle de droit extérieur à la commission des requêtes elle-même ne s'opposant au respect du délai de 3 mois ;

que les textes précités outre les articles 68-2 de la Constitution, 13, 16 et 17 de la loi organique du 23 novembre 1993 ont été violés ;

Mais attendu que selon le principe contra non valentem agere non currit praescriptio la prescription est de droit suspendue à l'égard des parties poursuivantes dès lors que celles-ci ont manifesté expressément leur volonté d'agir et qu'elles se sont heurtées à un obstacle résultant de la loi elle-même ; qu'en l'espèce M. Daniel Victor X... et Mme Joëlle Y..., ayant adressé leurs plaintes le 30 octobre 1997 à la commission des requêtes, se sont, depuis lors, trouvés dans l'impossibilité d'agir par l'effet de l'article 13, alinéa 2, de la loi organique du 23 novembre 1993 selon lequel aucune constitution de partie civile n'est recevable devant la Cour de justice de la République tandis que, de son côté, le ministère public n'était pas en mesure de parfaire lesdites plaintes avant le 26 mars 1998, date à laquelle il en a été saisi par la commission des requêtes, conformément aux dispositions de l'article 16 de ladite loi ;

D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli en aucune des ses branches ;

Sur le troisième moyen, pris en ses trois branches :

Attendu qu'il est, enfin, fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le pourvoi, premièrement, qu'en matière d'infraction à la loi sur la presse, la juridiction d'instruction n'a pas le pouvoir de requalifier les faits tels qu'ils résultent de l'acte des poursuites ; que, dès lors que le réquisitoire introductif avait qualifié les faits incriminés de diffamation publique envers des fonctionnaires publics, toute requalification en complicité de ces mêmes délits était interdite à la commission d'instruction de la Cour de justice de la République, que celle-ci a excédé ses pouvoirs et violé les articles 29, 31, 50 de la loi du 29 juillet 1881, 19 et 20 de la loi organique du 23 novembre 1993, ce dernier par fausse application ; deuxièmement, que nul ne peut être renvoyé par une juridiction d'instruction devant la juridiction de jugement sans avoir été régulièrement entendu ou appelé, c'est-à-dire sans avoir été mis en examen à raison de l'intégralité des faits qui lui sont reprochés ; qu'en procédant à cette requalification sans avoir interrogé la mise en examen sur les éléments constitutifs de la complicité et sur le point de savoir si elle reconnaissait effectivement avoir su que ses propos seraient publiés, et sans avoir jamais procédé à la moindre mise en examen du chef de complicité qui impliquait des éléments différents et nouveaux des faits jusque-là reprochés, la commission d'instruction a méconnu les droits de la défense, violé les articles 121-7 du Code pénal, 80-1 du Code de procédure pénale, 23 de la loi organique du 23 novembre 1993, et excédé ses pouvoirs ; troisièmement, que, dans son mémoire régulièrement déposé devant la commission d'instruction, Mme Ségolène Z... faisait valoir que ses propos ne visaient nommément personne, qu'elle y dénonçait anonymement le comportement d'adultes et de professeurs, sans que quiconque, et surtout pas les deux plaignants, puissent être reconnus et identifiés ou identifiables dans ses propos ; qu'en s'abstenant de se prononcer sur cette possibilité d'identification, élément constitutif du délit de diffamation publique pour la complicité duquel elle renvoie Mme Ségolène Z... devant la juridiction de jugement, la commission d'instruction, qui avait pour devoir de caractériser le délit dans tous ses éléments constitutifs, a violé les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 et 593 du Code de procédure pénale ;

Mais attendu, en premier lieu, que c'est par l'exacte application de la loi que la commission d'instruction a renvoyé Mme Ségolène Z... devant la Cour de justice de la République du chef de complicité de diffamation publique envers des fonctionnaires publics, dès lors que l'article 50 de la loi du 29 juillet 1881, s'il impose l'articulation et la qualification des faits poursuivis, n'exige pas que le réquisitoire introductif destiné à parfaire la plainte précise le mode de participation aux faits des personnes visées, que les juridictions d'instruction ont le pouvoir d'apprécier celui-ci au vu des éléments de la cause et de retenir comme complice le prévenu mis en examen comme auteur principal ;

Attendu, en second lieu, que le grief articulé par la troisième branche du moyen est inopérant, dès lors que les éléments relatifs à l'identification de la victime relèvent du débat contradictoire et que, soumis à l'appréciation souveraine des juges du fond, ils échappent à la compétence de la juridiction d'instruction ;

D'où il suit que le moyen ne peut être admis en aucune de ses branches ;

Mais sur le moyen relevé d'office :

Vu l'article 19 de la loi organique du 23 novembre 1993 ;

Attendu qu'en vertu de ce texte la commission d'instruction de la Cour de justice de la République n'est saisie que des faits visés dans le réquisitoire introductif du procureur général ;

Attendu que la commission d'instruction a ordonné le renvoi de Mme Ségolène Z... devant la Cour de justice de la République notamment pour avoir commis le délit de complicité de diffamation publique envers les plaignants en déclarant à un journaliste " qu'elle considère même qu'il y a eu de la part des professeurs une complicité active... ", propos publiés page 27 du numéro daté du 9 octobre 1997 du journal La Provence, alors que ni ce membre de phrase ni l'article dans lequel il était inséré dans le numéro daté du 9 octobre 1997 du journal La Provence n'étaient visés dans le réquisitoire introductif du procureur général ;

Qu'en statuant ainsi, la commission d'instruction a excédé les limites de sa saisine et violé le texte susvisé ;

Par ces motifs :

CASSE ET ANNULE, mais seulement par voie de retranchement, l'arrêt rendu le 1er octobre 1999 par la commission d'instruction de la Cour de justice de la République en ce qu'il a ordonné le renvoi de Mme Ségolène Z... devant la Cour de justice de la République du chef de complicité de diffamation publique envers M. Daniel Victor X... et Mme Joëlle Y..., fonctionnaires publics, en déclarant à un journaliste " qu'elle considère même qu'il y a eu de la part des professeurs " une complicité active " ", allégations ou imputations de faits portant atteinte à leur honneur et à leur considération, publiées dans le numéro daté du 9 octobre 1997 du journal La Provence, toutes autres dispositions de l'arrêt étant expressément maintenue ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi.