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Décisions

Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-14.438

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Avocats :

SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, SCP Célice, Soltner, Texidor et Périer

Bordeaux, du 10 janv. 2017

10 janvier 2017


Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 10 janvier 2017), que dans le but d'assurer la transmission à leurs enfants de leur patrimoine, A... J... et son épouse Mme P... K... , (Mme J...) ont procédé en 1992 à une restructuration de celui-ci ; qu'à cet effet, a notamment été créée, le 4 mars 1992, une société holding, la société J..., prenant la forme d'une société à responsabilité limitée ; qu'aux termes d'une donation-partage du 15 mai 1992, A... J... et Mme J... ont, notamment, transféré la nue-propriété de trois cent huit parts de cette société, dont ils se sont réservé l'usufruit, à leurs filles, à hauteur de deux cent trente-six parts pour Mme Y... O..., et de vingt-quatre parts pour chacune de ses trois soeurs, Mmes N... Z..., X... et R... ; que par une nouvelle donation-partage du 13 décembre 2005, M. et Mme J... ont donné la nue-propriété de cent cinquante-six autres parts de la société J... à leurs petits-enfants ; que le 16 novembre 2007, la société J... a pris la forme d'une société par actions simplifiée et, le 26 mars 2010, une assemblée générale extraordinaire de cette société a décidé, selon deux résolutions, la modification de la répartition des droits de vote et des conditions de majorité dans les futures assemblées ; que les consorts Y... O... ont assigné la SAS J... ainsi que Mmes J..., R..., X... et N... Z... en annulation de ces résolutions ;

Attendu que les consorts Y... O... font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes alors, selon le moyen :

1°/ que constitue une fraude toute opération qui, sans être directement contraire à la loi, a pour seule finalité de contourner une règle impérative ou d'ordre public ; que la donation est l'acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée, en faveur du donataire qui l'accepte ; que cette règle d'irrévocabilité spéciale des donations est d'ordre public ; qu'en cas de donation de parts sociales, constitue en conséquence une fraude à la loi le fait d'utiliser le jeu des règles sociétaires afin de remettre en cause la substance de la donation au détriment du donataire et de contourner ainsi le principe de l'irrévocabilité des donations ; qu'en l'espèce, à la suite des donations intervenues les 15 mai 1992 et 13 mai 2005, les consorts Y... O... avaient vocation à recueillir, après le décès des parents usufruitiers de Mme Y... O..., 51,55 % des droits de vote dans la société J..., c'est-à-dire la majorité dans les décisions d'assemblée générale ordinaire et une minorité de blocage dans les décisions d'assemblée générale extraordinaire ; qu'à la suite des deux décisions modificatives de statuts adoptées le 26 mars 2010, les consorts Y... O... n'ont plus vocation à recueillir, après l'extinction de l'usufruit des époux J..., que 40 % des droits de vote, au lieu des 51,55 % qu'ils devaient recueillir antérieurement ; qu'ils ont ainsi perdu à la fois la majorité dans les décisions d'assemblée générale ordinaire et une minorité de blocage dans les décisions d'assemblée générale extraordinaire ; que cette atteinte à la substance des droits sociaux des consorts Y... O... constituait l'élément matériel de la fraude à la règle de l'irrévocabilité des donations commise par les associés ayant voté les résolutions litigieuses ; qu'en énonçant cependant qu'il ne résultait des résolutions du 26 mars 2010 aucune « déchéance » ni aucune « atteinte à la substance des donations », la cour d'appel a violé l'article L. 235-1 du code de commerce, ensemble l'article 894 du code civil ;

2°/ que la fraude à la règle de l'irrévocabilité des donations est constituée lorsqu'il est porté atteinte à la substance de donations par le biais du jeu de règles sociétaires utilisées sciemment à cette fin ; qu'il importe peu à cet égard que la volonté du donateur n'ait pas été, au moment de la donation, de conférer au donataire l'ensemble des biens et des droits qu'il a pourtant effectivement reçus ; que le contournement de la règle de l'irrévocabilité des donations doit s'apprécier de façon objective, par comparaison de la situation patrimoniale du donataire avant et après l'opération frauduleuse, et non au regard des volontés supposées du donateur quant aux effets attachés à la donation ;qu'en l'espèce, la cour d'appel a retenu, pour écarter toute fraude à la loi et toute atteinte à la substance des donations litigieuses, que la volonté de A... J... lors de celles-ci n'était pas d'octroyer à Mme Y... O... et à ses enfants une majorité ou une dominance dans la société J... mais seulement de leur conférer 2/5e des droits de décisions, et que l'existence d'une majorité potentielle pour les décisions ordinaires de gouvernance et d'une minorité de blocage dans les décisions extraordinaires n'avait été ni souhaitée ni reconnue par les donateurs ; qu'il n'était cependant pas contesté qu'avant les décisions modificatives du 26 mars 2010, les consorts Y... O... avaient vocation à recueillir, après l'extinction de l'usufruit de A... J... et son épouse, 51,55 % des droits de vote dans la société J..., c'est-à-dire la majorité dans les décisions d'assemblée générale ordinaire et une minorité de blocage dans les décisions d'assemblée générale extraordinaire, et ce peu important que ce fut là ou non le but recherché par les donateurs ; qu'il n'est pas davantage contesté qu'après l'adoption des décisions modificatives des statuts, les consorts Y... O... n'ont plus vocation à recueillir, après l'extinction de l'usufruit des époux J..., que 40 % des droits de vote, au lieu des 51,55 % qu'ils devaient recueillir antérieurement et qu'ils ont ainsi perdu à la fois la majorité dans les décisions d'assemblée générale ordinaire et une minorité de blocage dans les décisions d'assemblée générale extraordinaire ; qu'en prenant néanmoins en compte le fait que les donateurs n'avaient en réalité pas souhaité les conséquences patrimoniales attachées aux donations litigieuses relativement au contrôle de la société J... pour décider qu'il était licite de revenir sur ces conséquences en se servant du jeu des règles sociétaires, cependant qu'il lui appartenait seulement de comparer la situation objective des consorts Y... O... au sein de la société J..., avant et après les décisions modificatives du 26 mars 2010, la cour d'appel a statué par des motifs inopérants et derechef violé l'article L. 235-1 du code de commerce, ensemble l'article 894 du code civil ;

3°/ que la fraude à la règle de l'irrévocabilité des donations est constituée lorsqu'il est porté atteinte à la substance de donations par le biais du jeu de règles sociétaires utilisées sciemment à cette fin ; qu'en l'espèce, à l'atteinte à la substance des droits sociaux des consorts Y... O..., constituant l'élément matériel de la fraude à la règle de l'irrévocabilité des donations commise par les associés ayant voté les résolutions litigieuses, s'ajoutait en outre un élément intentionnel, à savoir la volonté de revenir sur la répartition des pouvoirs au sein de la société J... telle qu'issue des donations de 1992 et 2005 ; que la cour d'appel a elle-même constaté que les décisions modificatives des statuts litigieuses reposaient sur « la nécessité (
) de procéder à un rééquilibrage des pouvoirs entre les quatre branches familiales, sans remettre en cause toutefois la répartition du capital social entre elles », ce qui démontrait qu'elles avaient été intentionnellement prises pour porter atteinte à la substance des droits sociaux détenus par les consorts Y... O... en les privant de leur vocation à recueillir le contrôle de la société J... après l'extinction de l'usufruit des époux J... ; qu'en décidant cependant qu'aucune fraude à la loi n'était caractérisée, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales qui s'évinçaient de ses propres constatations, a violé l'article L. 235-1 du code de commerce, ensemble l'article 894 du code civil ;

4°/ que tout associé a le droit de participer aux décisions collectives et de voter, les conventions de vote étant en principe nulles ; qu'en conséquence, un associé, en votant contre l'adoption d'une résolution présentée en assemblée générale, manifeste expressément son désaccord avec celle-ci et ne peut être réputé y avoir consenti, peu important qu'il ait pu indiquer envisager une possible approbation de la résolution avant le vote ; qu'en retenant en l'espèce que la société J... pouvait utilement se prévaloir du consentement de Mme M... Y... O..., exprimé dans un document issu d'une réunion préparatoire à l'assemblée générale du 26 mars 2010 et signé par elle, tout en constatant que celle-ci avait voté contre les décisions litigieuses par le biais des quatre-vingts voix qu'elle détenait, la cour d'appel a violé l'article 1844, alinéa 1er, du code civil ;

5°/ que l'annulation d'une décision sociale pour abus de majorité doit être prononcée chaque fois qu'il est fait du droit de vote un usage contraire à l'intérêt de la société dans le dessein de favoriser les intérêts personnels des associés majoritaires au détriment de ceux des associés minoritaires, ce qui entraîne une rupture d'égalité entre eux ; que le fait que la décision sociale contestée ne produise effet que postérieurement au départ de certains des associés majoritaires ne saurait exclure en soi tout intérêt personnel de ceux-ci à la décision, cet intérêt pouvant évidemment résider dans le fait de décider du contrôle et de l'avenir de la société, même après leur retrait ; qu'en l'espèce, les décisions modificatives des statuts, qui visaient à réduire les pouvoirs des consorts Y... O... au décès des époux J..., ont permis à ces derniers de remettre en cause les libéralités consenties à leur fille et à ses enfants en 1992 et 2005, et de réorganiser différemment la transmission du pouvoir au sein du groupe familial, ce qui constitue un intérêt personnel, peu important que les décisions litigieuses ne prennent effet qu'après leur retrait de la société J... ; qu'en énonçant cependant qu'il n'était pas établi que le bloc majoritaire ait recherché un intérêt personnel, dès lors que les délibérations contestées n'avaient vocation à trouver application qu'après le retrait des époux J... de la société, sans rechercher si cet intérêt personnel ne résidait pas dans la possibilité de réorganiser la transmission du pouvoir au sein du groupe familial sur des bases totalement différentes de celles résultant des donations et de remettre ainsi en cause celles-ci en dépit de leur irrévocabilité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;

6°/ que l'annulation d'une décision sociale pour abus de majorité doit être prononcée chaque fois qu'il est fait du droit de vote un usage contraire à l'intérêt de la société dans le dessein de favoriser les intérêts personnels des associés majoritaires au détriment de ceux des associés minoritaires, ce qui entraîne une rupture d'égalité entre les associés ; que cette rupture d'égalité est établie dès lors que la décision sociale a été prise dans le but de favoriser les intérêts des associés majoritaires au détriment de ceux des associés minoritaires, et ce nonobstant le caractère régulier du vote ; qu'en retenant en l'espèce, par motifs adoptés, « qu'une rupture d'égalité entre actionnaires ne peut être alléguée au vu d'un vote régulier en assemblée générale extraordinaire dans les conditions de majorité requises par les statuts de la société », la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;

7°/ que la rupture d'égalité entre les associés est établie dès lors que la décision sociale a été prise dans le but de favoriser les intérêts des associés majoritaires au détriment de ceux des associés minoritaires ; qu'elle ne suppose pas nécessairement une dévalorisation des actions des associés minoritaires, et peut également se traduire par la perte de la qualité de titres à vocation majoritaire attachée à leurs actions ; qu'en énonçant en l'espèce qu'il n'était pas établi que « les actions des appelants subiraient une dévalorisation du fait des résolutions contestées », la cour d'appel a statué par un motif inopérant et violé l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;

8°/ qu'est contraire à l'intérêt social aussi bien la décision qui sacrifie directement la prospérité ou la pérennité de la société à l'intérêt personnel des associés majoritaires que celle qui ne trouve aucune justification au regard des exigences de la gestion sociale ; qu'en cas de décision prise par la majorité des associés ayant pour effet de modifier la répartition des pouvoirs au sein de la société au détriment des associés minoritaires, il appartient aux juges du fond de se prononcer sur sa conformité aux exigences de la gestion sociale afin de déterminer s'il existe ou non un abus de majorité ; qu'en énonçant en l'espèce qu'« il n'appartient pas davantage à la cour d'appel qu'au tribunal de commerce de se prononcer sur la nécessité, l'opportunité ou le bien-fondé de décisions modifiant les règles d'organisation et de fonctionnement d'une société », la cour d'appel, qui n'a pas rempli son office, a violé l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;

9°/ qu'une modification de la répartition des pouvoirs au détriment des associés minoritaires ne peut être conforme à l'intérêt social que si elle est objectivement justifiée au regard des exigences de la gestion sociale ; qu'une telle justification ne peut résider dans la simple affirmation par les associés majoritaires de leur volonté affichée de faciliter la gouvernance de la société ; qu'en l'espèce, en se bornant à retenir, pour écarter tout abus du droit de vote, que « les auteurs du projet, comme les porteurs de parts qui les ont votées, estimaient que les résolutions permettraient de faciliter la gouvernance de cette société familiale, ce qui est conforme à l'intérêt social de la société », la cour d'appel, qui s'est fondée sur de simples conjectures, sans rechercher si les décisions litigieuses étaient objectivement nécessaires et justifiées au regard des exigences de la gestion sociale, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;

Mais attendu, en premier lieu, qu'en retenant, par motifs adoptés, que la possible dissociation entre la propriété des actions et l'expression des droits de vote en assemblée est une caractéristique propre au statut de société par actions simplifiée, lequel avait été adopté à l'unanimité des associés de la SARL J..., et que la propriété des actions attribuées par les donations-partage n'est pas remise en cause par les résolutions critiquées, et, par motifs propres, qu'aucune déchéance des droits sociaux conférés aux consorts Y... O... ne résultait des délibérations litigieuses, la cour d'appel, qui a fait ressortir que la substance des droits sociaux donnés aux consorts Y... O..., qui en conservaient la propriété, n'était pas atteinte par les décisions litigieuses, lesquelles ne modifiaient pas leurs droits patrimoniaux et financiers ni ne les privaient de leur droit de vote et du droit de participer aux décisions collectives, a, abstraction faite des motifs inopérants mais surabondants, critiqués par les deuxième, troisième et quatrième branches, statué à bon droit ;

Et attendu, en second lieu, que les consorts Y... O... ont seulement soutenu dans leurs conclusions que les délibérations contestées méconnaissaient la portée des donations ainsi que l'organisation de la gouvernance voulue par A... J... pour maintenir le domaine viticole en cause entre les mains de la famille et qu'elles portaient atteinte à la valeur des actions des consorts Y... O..., sans exposer concrètement l'atteinte à l'intérêt social de la société J... pouvant résulter des délibérations critiquées ; qu'en l'état de ces conclusions, la cour d'appel, qui a justement relevé que l'intérêt social ne saurait être confondu avec l'intérêt personnel des consorts Y... O... et qui a estimé que le vote des résolutions contestées avait été dicté par la recherche d'un consensus dans la gouvernance de la société, a pu, abstraction faite des motifs inopérants mais surabondants critiqués par les sixième et septième branches et sans avoir à effectuer les recherches inopérantes invoquées aux cinquième et neuvième branches, statuer comme elle a fait ;

D'où il suit que le moyen, pour partie inopérant, n'est pas fondé pour le surplus ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.