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Décisions

CJUE, 5e ch., 16 mars 2023, n° C-339/21

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Colt Technology Services SpA, Wind Tre SpA, Telecom Italia SpA, Vodafone Italia SpA, Wind Tre SpA

Défendeur :

Ministero della Giustizia, Ministero dello Sviluppo economico, Ministero dell’Economia e delle Finanze, Procura Generale della Repubblica presso la Corte d’appello di Reggio Calabria, Procura della Repubblica presso il Tribunale di Cagliari, Procura della Repubblica presso il Tribunale di Roma, Procura della Repubblica presso il Tribunale di Locri, Ministero della Giustizia, Ministero dello Sviluppo economico, Procura Generale della Repubblica presso la Corte d’appello di Reggio Calabria, Procura della Repubblica presso il Tribunale di Cagliari, Procura della Repubblica presso il Tribunale di Roma

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Regan

Juges :

M. Gratsias, M. Ilešič (rapporteur), M. Jarukaitis, M. Csehi

Avocat général :

M. Collins

Avocats :

Me Fioretti, Me Giustiniani, Me Moravia, Me Caravita di Toritto, Me Fiorucci, Me Santi, Me Gallo, Me Vercillo, Me Zoppini, Me D’Ercole, Me Palombi, Me Pignatiello

CJUE n° C-339/21

15 mars 2023

LA COUR (cinquième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 18, 26, 49, 54 et 55 TFUE, des articles 3 et 13 de la directive (UE) 2018/1972 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, établissant le code des communications électroniques européen (JO 2018, L 321, p. 36), ainsi que des articles 16 et 52 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre de plusieurs litiges opposant, d’une part, Colt Technology Services SpA, Wind Tre SpA, Telecom Italia SpA et Vodafone Italia SpA (ci-après, ensemble, les « opérateurs de télécommunications concernés ») au Ministero della Giustizia (ministère de la Justice, Italie), au Ministero dello Sviluppo economico (ministère du Développement économique, Italie) et au Ministero dell’Economia e delle Finanze (ministère de l’Économie et des Finances, Italie), ainsi que, dans certains cas, selon la procédure, à la Procura Generale della Repubblica presso la Corte d’appello di Reggio Calabria (parquet général près la cour d’appel de Reggio de Calabre, Italie), à la Procura della Repubblica presso il Tribunale di Cagliari (parquet près le tribunal de Cagliari, Italie), à la Procura della Repubblica presso il Tribunale di Roma (parquet près le tribunal de Rome, Italie) et à la Procura della Repubblica presso il Tribunale di Locri (parquet près le tribunal de Locri, Italie), et, d’autre part, le Ministero della Giustizia (ministère de la Justice), le Ministero dello Sviluppo economico (ministère du Développement économique), la Procura Generale della Repubblica presso la Corte d’appello di Reggio Calabria (parquet général près la cour d’appel de Reggio de Calabre), la Procura della Repubblica presso il Tribunale di Cagliari (parquet près le tribunal de Cagliari) et la Procura della Repubblica presso il Tribunale di Roma (parquet près le tribunal de Rome) à Wind Tre, au sujet d’une réglementation nationale qui, moyennant une redevance forfaitaire annuelle, oblige tous les opérateurs de télécommunications actifs sur le territoire national à fournir, sur demande des autorités judiciaires, des prestations d’interception de télécommunications.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Aux termes du considérant 1 de la directive 2018/1972 :

« Les directives [...] 2002/20/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à l’autorisation de réseaux et de services de communications électroniques (directive “autorisation”) (JO 2002, L 108, p. 21)], 2002/21/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques (directive “cadre”) (JO 2002, L 108, p. 33)] [...] ont été modifiées de façon substantielle. À l’occasion de nouvelles modifications, il convient, dans un souci de clarté, de procéder à la refonte desdites directives. »

4 L’article 3 de cette directive, intitulé « Objectifs généraux », énonce, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1. Les États membres veillent, dans l’accomplissement des tâches de régulation précisées dans la présente directive, à ce que les autorités de régulation nationales et les autres autorités compétentes prennent toutes les mesures raisonnables nécessaires et proportionnées à la réalisation des objectifs énoncés au paragraphe 2. [...]

[...]

2. Dans le cadre de la présente directive, les autorités de régulation nationales et les autres autorités compétentes, ainsi que l’[Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE)], la Commission [européenne] et les États membres poursuivent chacun les objectifs généraux suivants, énumérés sans ordre de priorité :

[...]

b) promouvoir la concurrence dans la fourniture de réseaux de communications électroniques et de ressources associées [...] et dans la fourniture de services de communications électroniques et de services associés ;

c) contribuer au développement du marché intérieur en éliminant les derniers obstacles à l’investissement dans les réseaux de communications électroniques, les services de communications électroniques, les ressources associées et les services associés dans l’ensemble de l’Union [européenne] et à la fourniture de ces réseaux, services et ressources, [...] »

5 L’article 12 de ladite directive, intitulé « Autorisation générale applicable aux réseaux et aux services de communications électroniques », prévoit, à son paragraphe 1, première phrase :

« Les États membres garantissent la liberté de fournir des réseaux et des services de communications électroniques, sous réserve des conditions fixées dans la présente directive. »

6 L’article 13 de la directive 2018/1972, intitulé « Conditions dont peuvent être assortis l’autorisation générale et les droits d’utilisation du spectre radioélectrique et des ressources de numérotation, et obligations spécifiques », est ainsi libellé :

« 1. L’autorisation générale s’appliquant à la fourniture de réseaux ou de services de communications électroniques et les droits d’utilisation du spectre radioélectrique et des ressources de numérotation peuvent être soumis uniquement aux conditions énumérées à l’annexe I. Ces conditions sont non discriminatoires, proportionnées et transparentes. [...]

[...]

3. L’autorisation générale comprend uniquement les conditions qui sont spécifiques au secteur concerné et qui sont mentionnées dans l’annexe I, parties A, B et C, et ne duplique pas les conditions qui sont applicables aux entreprises en vertu d’un autre droit national.

[...] »

7 L’annexe I de cette directive précise, dans sa partie A et selon l’intitulé de cette dernière, les « Conditions générales dont peut être assortie une autorisation ». Parmi celles-ci figure, au point 4, la condition suivante :

« Facilitation de l’interception légale par les autorités nationales compétentes, conformément au règlement (UE) 2016/679 [du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) (JO 2016, L 119, p. 1),] et à la directive 2002/58/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive vie privée et communications électroniques) (JO 2002, L 201, p. 37)]. »

8 Aux termes de son article 125, la directive 2018/1972 a notamment abrogé et remplacé la directive 2002/20, telle qu’elle était modifiée par la directive 2009/140/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 (JO 2009, L 337, p. 37) (ci-après la « directive 2002/20 »), ainsi que la directive 2002/21, telle qu’elle était modifiée par la directive 2009/140 (ci-après la « directive 2002/21 »), avec effet au 21 décembre 2020, les références faites aux directives 2002/20 et 2002/21 s’entendant comme étant faites à la directive 2018/1972 et comme devant être lues selon le tableau de correspondance figurant à l’annexe XIII de cette dernière directive.

Le droit italien

9 L’article 28 du decreto legislativo n. 259 – Codice delle comunicazioni elettroniche (décret législatif no 259, portant code des communications électroniques), du 1er août 2003 (GURI no 214, du 15 septembre 2003, ci-après le « code des communications électroniques »), intitulé « Conditions dont peuvent être assortis l’autorisation générale et les droits d’utilisation des radiofréquences et des numéros », dans sa version applicable aux litiges au principal, dispose, à son paragraphe 1 :

« L’autorisation générale s’appliquant à la fourniture de réseaux ou de services de communications électroniques, les droits d’utilisation des radiofréquences et des numéros peuvent être soumis uniquement au respect des conditions énumérées dans les parties A, B et C de l’annexe 1. Ces conditions sont non discriminatoires, proportionnées et transparentes  et, dans le cas des droits d’utilisation des radiofréquences, conformes à l’article 14 du code.  L’autorisation générale est toujours soumise à la condition no 11 de la partie A de l’annexe 1. »

10 Ladite annexe 1 comporte une liste exhaustive des conditions pouvant être attachées aux autorisations générales (partie A), aux droits d’utilisation des radiofréquences (partie B) et aux droits d’utilisation des numérotations (partie C). Le point 11 de la partie A de la même annexe indique, notamment, la condition d’« assurer les prestations à des fins de justice, visées à l’article 96 du code [des communications électroniques], dès le début de l’activité ».

11 L’article 96 de ce code, intitulé « Prestations obligatoires », énonce :

« 1. Les prestations à des fins de justice réalisées en vue de répondre aux demandes d’interceptions et d’informations émanant des autorités judiciaires compétentes sont obligatoires pour les opérateurs ; les délais et les modalités sont déterminés en concertation avec les autorités susmentionnées jusqu’à l’approbation du décret visé au paragraphe 2.

2. En vue de l’adoption de la redevance forfaitaire annuelle pour les prestations obligatoires visées au paragraphe 1, un décret du ministre de la Justice et du ministre du Développement économique, pris en concertation avec le ministre de l’Économie et des Finances, adopté au plus tard le 31 décembre 2017, met en œuvre la révision des rubriques de la liste de prix établie par le décret du Ministro delle Comunicazioni [(ministre des Communications, Italie)] du 26 avril 2001, publié dans la GURI no 104, du 7 mai 2001. Le décret :

a) régit les types de prestations obligatoires et en fixe les tarifs en tenant compte de l’évolution des coûts et des services, de manière à réduire les dépenses d’au moins 50 % par rapport aux tarifs pratiqués. Les tarifs incluent les coûts de l’ensemble des services simultanément actifs ou utilisés par chaque identité de réseau ;

b) identifie les personnes soumises à l’obligation de réaliser des prestations d’interception, y compris parmi les fournisseurs de services dont les infrastructures permettent d’accéder au réseau ou de diffuser des contenus d’information ou de communication et ceux qui, à quelque titre que ce soit, fournissent des services de communication électronique ou des applications, même si elles sont utilisables au travers de réseaux d’accès ou de transport de tiers ;

c) définit les obligations des personnes tenues aux prestations obligatoires et les modalités de mise en œuvre de ces prestations, notamment le respect de procédures informatiques uniformes pour la transmission et la gestion des communications à caractère administratif, y compris en ce qui concerne les phases préliminaires au paiement de ces mêmes prestations.

[...] »

12 Conformément à cet article 96, paragraphe 2, les prestations obligatoires fournies par les opérateurs de télécommunications et les tarifs correspondants ont été précisés par le decreto interministeriale del Ministro della Giustizia e del Ministro dello Sviluppo Economico di concerto con il Ministro dell’Economia e delle Finanze – Disposizione di riordino delle spese per le prestazioni obbligatorie di cui all’articolo 96 del decreto legislativo n. 259 del 2003 (décret interministériel du ministre de la Justice et du ministre du Développement économique en accord avec le ministre de l’Économie et des Finances, portant disposition pour la réorganisation des dépenses pour les services obligatoires en vertu de l’article 96 du décret législatif no 259 de 2003), du 28 décembre 2017 (GURI no 33, du 9 février 2018, ci-après le « décret interministériel du 28 décembre 2017 »).

Les litiges au principal et la question préjudicielle

13 En vertu du droit italien, notamment de l’article 96 du code des communications électroniques, les opérateurs de télécommunications sont tenus, en cas de demande émanant des autorités judiciaires, de réaliser des opérations d’interception de communications (vocales, informatiques, télématiques et de données), moyennant une redevance forfaitaire annuelle.

14 Dans le cadre de leurs activités, les opérateurs de télécommunications concernés ont été tenus de fournir de telles opérations d’interception. En application de cet article 96, paragraphe 2, les montants qu’ils percevaient à cette fin et qui avaient initialement été établis par un décret du ministre des Communications du 26 avril 2001 ont été modifiés par le décret interministériel du 28 décembre 2017.

15 Conformément à cette disposition, cette modification a notamment consisté en une réduction d’au moins 50 % des remboursements des dépenses liées auxdites opérations d’interception.

16 Les opérateurs de télécommunications concernés ont, par des recours distincts introduits devant le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie), demandé l’annulation du décret interministériel du 28 décembre 2017, alléguant que les rétributions que les autorités italiennes doivent leur allouer au titre de ce décret ne couvrent pas intégralement les coûts supportés en vue de fournir les prestations obligatoires afférentes à l’interception de communications électroniques ordonnée par les autorités judiciaires nationales compétentes.

17 Par les jugements nos 4594/2019, 4596/2019, 4600/2019 et 4604/2019 du 9 avril 2019, cette juridiction a rejeté ces recours au motif qu’il n’était pas établi que les tarifs fixés par ce décret ne suffisaient pas à compenser les coûts supportés par les opérateurs dans le cadre de la réalisation des opérations d’interception.

18 Les opérateurs de télécommunications concernés ainsi que, s’agissant du jugement no 4604/2019 qui avait accueilli partiellement le recours de Wind Tre pour un autre motif, le ministère de la Justice, le ministère du Développement économique, le parquet général près la cour d’appel de Reggio de Calabre, le parquet près le tribunal de Cagliari et le parquet près le tribunal de Rome ont interjeté appel de ces jugements devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie), qui est la juridiction de renvoi.

19 Par une décision du 13 février 2020, cette juridiction a saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation des articles 18, 26 ainsi que 102 et suivants TFUE. Cette demande ne satisfaisant pas aux exigences posées à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, elle a été rejetée, par l’ordonnance du 26 novembre 2020, Colt Technology Services e.a. (C 318/20, non publiée, EU:C:2020:969), comme étant manifestement irrecevable.

20 À la suite de la reprise de la procédure au principal, la juridiction de renvoi s’estime encore tenue, en sa qualité de juridiction de dernier ressort, de saisir à nouveau la Cour à titre préjudiciel afin d’obtenir une interprétation exacte du droit de l’Union pertinent aux fins des litiges dont elle est saisie.

21 À cet égard, elle indique éprouver des doutes concernant l’articulation entre l’article 13 de la directive 2008/1972 et certaines règles du droit primaire de l’Union.

22 Elle précise que les opérateurs de télécommunications concernés soutiennent devant elle que la réglementation nationale contestée, premièrement, conduit à une discrimination fondée sur la taille de l’entreprise, les petites entreprises étant proportionnellement moins pénalisées que les grands opérateurs, deuxièmement, crée une discrimination fondée sur la nationalité, les entreprises non établies en Italie étant favorisées par rapport aux opérateurs établis en Italie, troisièmement, crée une distorsion de concurrence au niveau de l’Union, dès lors qu’elle introduit un obstacle structurel et indu à l’accès au marché italien pour les opérateurs étrangers, et, quatrièmement, viole le droit au libre exercice d’une activité commerciale en ce qu’elle effectue une expropriation substantielle des capacités entrepreneuriales d’opérateurs économiques privés qui est disproportionnée par rapport à l’objectif d’intérêt général invoqué.

23 La juridiction de renvoi relève toutefois que, en vertu de l’article 13 et de l’annexe I de la directive 2018/1972, l’autorisation générale s’appliquant à la fourniture de services de communications électroniques peut être soumise par le droit national à la condition de l’exécution des interceptions ordonnées par les autorités judiciaires et que la seule limite prévue, de manière générale, à cet article 13 est que les conditions prévues soient non discriminatoires, proportionnées et transparentes.

24 Ainsi, elle est d’avis que ni le droit dérivé de l’Union pertinent ni les principes généraux du traité FUE auxquels les opérateurs de télécommunications concernés se réfèrent n’exigent le remboursement intégral des coûts effectivement supportés par les opérateurs dans le cadre de l’exécution de telles interceptions et, partant, qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale ne prévoyant pas un tel remboursement intégral et qui, en outre, lie la révision des remboursements pouvant être alloués à un objectif de réduction des dépenses.

25 En particulier, elle souligne que les tarifs prévus de manière générale par le code des communications électroniques sont tout à fait comparables pour l’ensemble des opérateurs qui offrent des services en Italie, qu’ils doivent être calculés par l’administration en tenant compte à la fois de l’évolution des coûts et des progrès technologiques ayant rendu certaines prestations moins onéreuses ainsi que du fait que ces prestations poursuivent des finalités relevant d’un intérêt public supérieur et ne peuvent être fournies que par les opérateurs de télécommunications, et que ces tarifs sont publics. La condition dont est assortie l’autorisation générale  de fournir des réseaux et des services de communications électroniques en cause au principal serait donc non discriminatoire, proportionnée et transparente, conformément à cet article 13. En outre et en tout état de cause, la mise en place préalable des ressources nécessaires à de telles interceptions constituerait un coût intrinsèque inévitable de l’activité commerciale consistant à fournir des services de communications électroniques, dès lors que la fourniture de tels services est, en l’état actuel, soumise à une autorisation générale et que celle-ci est assortie de la condition litigieuse.

26 Dans ces conditions, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Les articles 18, 26, 49, 54 et 55 TFUE, les articles 3 et 13 de la directive [2018/1972] ainsi que les articles 16 et 52 de la [Charte] s’opposent-ils à une réglementation nationale qui, dans le cadre de la délégation à l’autorité administrative du soin de fixer la rémunération à allouer aux opérateurs de télécommunications pour l’exécution obligatoire des actes d’interception de flux de communications ordonnés par les autorités judiciaires, ne lui impose pas de respecter le principe du remboursement intégral des coûts effectivement supportés et dûment documentés par les opérateurs en lien avec ces actes et, en outre, oblige l’autorité administrative à faire en sorte que les dépenses soient réduites par rapport aux critères précédents en matière de calcul de la rémunération ? »

Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

27 Le gouvernement italien conteste la recevabilité de la demande de décision préjudicielle. D’une part, le Consiglio di Stato (Conseil d’État), en ne faisant état d’aucun doute raisonnable sur l’interprétation à retenir du droit de l’Union, aurait utilisé le mécanisme préjudiciel prévu à l’article 267 TFUE d’une manière contraire à ce que la Cour aurait précisé récemment dans l’arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C 561/19, EU:C:2021:799). D’autre part, la question posée serait hypothétique. En effet, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) n’aurait pas fourni les éléments de fait dont il découlerait que les tarifs fixés par la réglementation en cause sont insuffisants pour rémunérer les opérateurs. Or, ce n’est que dans l’hypothèse de tarifs non rémunérateurs que la question posée serait pertinente.

28 À cet égard, il convient de rappeler que, certes, une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours juridictionnel de droit interne peut, dans le respect des conditions rappelées aux points 40 à 46 de l’arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C 561/19, EU:C:2021:799), s’abstenir de soumettre à la Cour une question d’interprétation du droit de l’Union et la résoudre sous sa propre responsabilité lorsque l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi, C 561/19, EU:C:2021:799, points 39 et 47 ainsi que jurisprudence citée).

29 Toutefois, la clarté alléguée des réponses aux questions posées n’interdit en aucune manière à une juridiction nationale de poser à la Cour des questions préjudicielles (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2008, UGT-Rioja e.a., C 428/06 à C 434/06, EU:C:2008:488, points 42 et 43).

30 Par ailleurs, en tant que le gouvernement italien fait valoir que la question posée est hypothétique car elle est, selon lui, fondée sur la prémisse erronée selon laquelle les remboursements prévus par la réglementation nationale en cause au principal ne permettent pas de couvrir les coûts effectivement supportés par les opérateurs concernés, il convient de rappeler que, dans le cadre de la procédure instituée à l’article 267 TFUE, la Cour est uniquement habilitée à se prononcer sur l’interprétation d’un texte de l’Union à partir des faits qui lui sont indiqués par la juridiction nationale (arrêt du 12 janvier 2023, DOBELES HES, C 702/20 et C 17/21, EU:C:2023:1, point 85 et jurisprudence citée). Par suite, il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause la prémisse factuelle sur laquelle la demande de décision préjudicielle est fondée.

31 Ainsi, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 27 octobre 2022, Climate Corporation Emissions Trading, C 641/21, EU:C:2022:842, point 23 et jurisprudence citée).

32 En l’occurrence, il y a lieu de constater que, en tant que la question posée porte sur l’interprétation des articles 18, 26, 49, 54 et 55 TFUE ainsi que des articles 16 et 52 de la Charte, la juridiction de renvoi n’a précisé ni les raisons qui l’ont conduite à s’interroger sur l’interprétation de ces dispositions ni le lien qu’elle établit entre ces dernières et la réglementation nationale applicable aux litiges au principal, de sorte que la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile à la question posée en tant qu’elle porte sur ces dispositions. En revanche, dans la mesure où elle porte sur les dispositions de la directive 2018/1972, la demande de décision préjudicielle précise non seulement les éléments de fait et de droit pertinents, mais fait également apparaître les raisons pour lesquelles la juridiction de renvoi s’interroge à leur égard. De plus, le rapport entre ces interrogations et l’objet des litiges au principal, dont la réalité n’est d’ailleurs pas contestée, ressort clairement de cette demande.

33 Partant, dans la mesure où elle porte sur la directive 2018/1972, la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur la question préjudicielle

34 À titre liminaire, il convient de relever que la juridiction de renvoi demande l’interprétation des dispositions de la directive 2018/1972. Il ressort toutefois du dossier dont dispose la Cour que la réglementation nationale applicable aux litiges au principal transposait une directive antérieure à la directive 2018/1972, à savoir la directive 2002/20, et que celle-ci n’a, conformément à l’article 125 de la directive 2018/1972, été abrogée et remplacée par cette dernière qu’avec effet au 21 décembre 2020, à savoir postérieurement à l’adoption du décret interministériel du 28 décembre 2017 et à l’introduction, par les opérateurs de télécommunications concernés, de leurs recours devant le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium), visant à l’annulation de celui-ci.

35 Dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi constaterait finalement que les litiges au principal relèvent de la directive 2002/20, il y a lieu d’indiquer que la réponse apportée dans le présent arrêt serait transposable à cet acte antérieur. En effet, ainsi que cela ressort de son considérant 1, la directive 2018/1972 a, notamment, procédé à une refonte des quatre directives antérieures, telles que modifiées, qui régissaient le secteur des réseaux et des services de communications électroniques, y compris de la directive 2002/20, sans avoir apporté de modification, pertinente pour la présente affaire, aux dispositions dont l’interprétation est nécessaire pour résoudre les litiges au principal, qu’il s’agisse de leur libellé, de leur contexte ou de leur objectif.

36 En particulier, l’article 13, paragraphe 1, première et deuxième phrases, ainsi que paragraphe 3, et le point 4 de la partie A de l’annexe I de la directive 2018/1972 reprennent, sans modification de substance pertinente en l’occurrence, les dispositions, respectivement, de l’article 6, paragraphes 1 et 3, ainsi que de l’annexe, partie A, point 11, de la directive 2002/20.

37 Par ailleurs, parmi les deux dispositions de la directive 2018/1972 visées par la juridiction de renvoi dans sa question, seul l’article 13 apparaît être directement pertinent aux fins de la solution des litiges au principal, même si l’analyse de la question doit tenir compte des objectifs fixés à l’article 3 de cette directive. En revanche, c’est l’annexe I, partie A, point 4, de celle-ci qui prévoit la condition en relation avec laquelle la réglementation nationale en cause au principal a été adoptée.

38 Partant, il y a lieu de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 13, lu à la lumière de l’article 3, et l’annexe I, partie A, point 4, de la directive 2018/1972 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui n’impose pas qu’il soit procédé au remboursement intégral des coûts effectivement supportés par les fournisseurs de services de communications électroniques lorsqu’ils facilitent l’interception légale de communications électroniques par les autorités nationales compétentes.

39 Selon une jurisprudence constante, pour l’interprétation des dispositions du droit de l’Union, il importe de tenir compte non seulement des termes de celles-ci, mais également de leur contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elles font partie (arrêt du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association, C 700/20, EU:C:2022:488, point 55 et jurisprudence citée).

40 Il y a lieu de rappeler que l’article 13, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2018/1972 prévoit que l’autorisation générale s’appliquant à la fourniture de réseaux ou de services de communications électroniques peut être soumise uniquement aux conditions énumérées à l’annexe I de cette directive, la deuxième phrase de cette disposition précisant que ces conditions sont non discriminatoires, proportionnées et transparentes. Le paragraphe 3 de cet article précise, en outre, que l’autorisation générale comprend uniquement les conditions qui sont spécifiques au secteur concerné et qui sont mentionnées à l’annexe I, parties A à C, de ladite directive. Parmi ces conditions, figure, au point 4 de cette partie A, énumérant les conditions générales dont peut être assortie une telle autorisation générale, la condition de la facilitation de l’interception légale par les autorités nationales compétentes.

41 Il résulte du libellé de ces dispositions que, au-delà de l’obligation, pour les États membres qui décident d’assortir l’autorisation générale s’appliquant à la fourniture de réseaux ou de services de communications électroniques de la condition figurant à l’annexe I, partie 4, point 4, de la directive 2018/1972, d’imposer cette condition de manière non discriminatoire, proportionnée et transparente, le législateur de l’Union n’a ni imposé ni exclu le remboursement, par les États membres concernés, des coûts qui seraient supportés par les entreprises concernées lorsqu’elles facilitent l’interception légale conformément à ce que cette condition prévoit.

42 Partant, en l’absence de précision à cet égard dans la directive 2018/1972, les États membres disposent d’une marge d’appréciation en la matière. Par suite, l’article 13 et l’annexe I, partie A, point 4, de celle-ci ne sauraient être lus en ce sens que ces dispositions imposeraient aux États membres de prévoir le remboursement, a fortiori intégral, de ces coûts éventuels.

43 Cette lecture desdites dispositions est confortée tant par le contexte dans lequel elles s’insèrent que par les objectifs poursuivis par la directive 2018/1972. En particulier, d’une part, si l’article 12, paragraphe 1, première phrase, de cette directive, lequel reprend le contenu de l’article 3, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2002/20, prévoit que les États membres garantissent la liberté de fournir des réseaux et des services de communications électroniques, il découle des termes mêmes de cette disposition que cette liberté ne peut être exercée que sous réserve des conditions fixées dans ladite directive. Il ne saurait donc en résulter une obligation de remboursement à la charge des États membres, dans le sens allégué par les opérateurs de télécommunications concernés.

44 D’autre part, force est de constater qu’une telle obligation ne peut pas davantage être déduite des objectifs généraux figurant à l’article 3 de la directive 2018/1972, à la réalisation desquels les États membres sont, par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales et des autres autorités compétentes, tenus de veiller. Tel est le cas, notamment, de l’objectif de promotion de la concurrence dans la fourniture de services de communications électroniques, prévu à cet article 3, paragraphe 2, sous b), et de celui du développement du marché intérieur, prévu à cette même disposition, sous c), et qui figuraient auparavant, en substance, à l’article 8, paragraphes 2 et 3, de la directive 2002/21. En effet, leur libellé ne fait apparaître aucune volonté du législateur de l’Union de limiter la marge d’appréciation des États membres, s’agissant de la mise en œuvre de la condition prévue à l’annexe I, partie A, point 4, de la directive 2018/1972, en dehors des exigences rappelées aux points 41 et 42 du présent arrêt.

45 Ainsi, cette marge d’appréciation devant être exercée dans le respect des principes de non discrimination, de proportionnalité et de transparence, il est nécessaire, pour que l’article 13, lu à la lumière de l’article 3, et l’annexe I, partie A, point 4, de la directive 2018/1972 ne s’opposent pas à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, qui n’impose pas qu’il soit procédé au remboursement intégral des coûts qui seraient effectivement supportés par les fournisseurs de services de communications électroniques lorsqu’ils facilitent l’interception légale de communications électroniques par les autorités nationales compétentes, que cette réglementation soit conforme à ces principes.

46 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle ainsi que du dossier dont dispose la Cour que, premièrement, les remboursements prévus par la réglementation nationale en cause au principal en relation avec la condition de facilitation de l’interception légale, dont l’autorisation générale est assortie en Italie et dont la conformité à la directive 2018/1972 n’est pas contestée, sont comparables pour tous les opérateurs qui offrent des services de communications électroniques en Italie, les remboursements étant prévus sur la base de tarifs forfaitaires unitaires, fixés par type de prestation d’interception réalisée.

47 Deuxièmement, ainsi que la juridiction de renvoi l’a indiqué, ces tarifs doivent, selon la réglementation italienne applicable, être calculés par l’administration en tenant compte des progrès technologiques du secteur qui ont rendu certaines prestations moins onéreuses, ainsi que du fait que ces prestations sont essentielles à la poursuite de finalités générales relevant d’un intérêt public supérieur et qu’elles ne peuvent être fournies que par les opérateurs de télécommunications.

48 Troisièmement, la juridiction de renvoi a précisé que, conformément à cette même réglementation, ces tarifs sont fixés au moyen d’un acte administratif formel, qui est publié et librement consultable.

49 Dans ces conditions, il apparaît que la réglementation nationale en cause au principal, en tant qu’elle prévoit les remboursements litigieux, est effectivement non discriminatoire, proportionnée et transparente, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.

50 Par ailleurs, cette juridiction s’interrogeant également sur la possibilité, pour un État membre ayant prévu le remboursement des coûts supportés par les fournisseurs de services de communications électroniques lorsque, conformément à la directive 2018/1972, ils facilitent l’interception légale, de diminuer, dans un objectif de réduction des dépenses publiques, le niveau des remboursements préalablement accordés, il convient d’ajouter que, compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux États membres dans la mise en œuvre de la condition prévue à l’annexe I, partie A, point 4, de cette directive, cette dernière ne saurait s’opposer à une telle diminution, dès lors que la réglementation nationale en cause est non discriminatoire, proportionnée et transparente.

51 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 13, lu à la lumière de l’article 3, et l’annexe I, partie A, point 4, de la directive 2018/1972 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui n’impose pas qu’il soit procédé au remboursement intégral des coûts effectivement supportés par les fournisseurs de services de communications électroniques lorsqu’ils facilitent l’interception légale de communications électroniques par les autorités nationales compétentes, dès lors que cette réglementation est non discriminatoire, proportionnée et transparente.

Sur les dépens

52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

L’article 13, lu à la lumière de l’article 3, et l’annexe I, partie A, point 4, de la directive (UE) 2018/1972 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, établissant le code des communications électroniques européen, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui n’impose pas qu’il soit procédé au remboursement intégral des coûts effectivement supportés par les fournisseurs de services de communications électroniques lorsqu’ils facilitent l’interception légale de communications électroniques par les autorités nationales compétentes, dès lors que cette réglementation est non discriminatoire, proportionnée et transparente.