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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 1 juillet 2011, n° 10/16205

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

TEVA S (SAS), TEVA Pharmaceutical Industries LTD (Sté), Le directeur général de l'Institut National de la Propriété Industrielle

Défendeur :

Eli Lilly And Company (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Girardet

Conseillers :

Mme Regniez, Mme Nerot

Avoués :

SCP Roblin Chaix De Lavarenne, SCP Fisselier Chiloux Boulay

INPI Paris, du 6 mai 2010, n° AML-B1 13/…

6 mai 2010

La société de droit américain Eli Lilly et Company est titulaire d'un brevet européen EP 0 584 952, délivré le 2 mai 1997 sous priorité américaine du 28 juillet 1992 et qui a pour titre 'Améliorations reliées aux benzothiopènes'.

Par acte du 30 juillet 2009, la société Teva Pharmaceutical Industries et sa filiale française la société Teva Santé, ci-après les sociétés Teva, ont assigné la société Eli Lilly and Company devant le tribunal de grande instance de Paris en annulation de la partie française du brevet.

En cours de procédure, le 20 avril 2010, la société Eli Lilly and Company présenta à l'INPI une requête en limitation des revendications.

Une décision de limitation de la partie française du brevet français est intervenue le 6 mai 2010 sous le n° 177 550 et a été publiée au RNB le 11 juin 2010. Les revendications 15 et 16 ont été supprimées, la revendication 17 devenant alors la revendication 15.

Par le présent recours les sociétés Teva demandent à la cour d'annuler la décision relative à la limitation du brevet Lilly et la décision relative à l'inscription de cette dernière au Registre National des Brevets.

Elles font valoir en substance qu'ayant pour activité la commercialisation de médicaments génériques, elles ont intérêt à agir.

Elles exposent qu’un brevet ayant fait l'objet d'une procédure de limitation peut certes être affecté de vices conduisant à son annulation en application des articles L 613 -25 c) du Code de la propriété intellectuelle et 138 c) de la CBE, mais que certains vices tels que l'absence de limitation ou encore le défaut de clarté ou de support des revendications dans la description, ne constituent pas des motifs d'annulation recevables devant le juge du fond. Elles rappellent qu'avant d'accepter une requête, en limitation, l'office doit vérifier que quatre conditions sont satisfaites, à savoir :

- l'absence d'extension de l'objet limité au-delà du contenu de la demande telle que déposée,

- l'absence d'extension de la protection,

- le respect de l'exigence de clarté et de support dans la description,

- l'existence d'une limitation ;

Aussi, elles en déduisent qu'elles sont recevables à soulever devant la cour des moyens d'illégalité (défaut de clarté, défaut de support dans la description, absence de limitation ainsi que l'illégalité du décret n° 2008-1471 du 30 décembre 2008 sur la base duquel la décision a été prise) qui leur font grief et que le tribunal de grande instance n'a pas compétence d’apprécier.

Elles contestent tour à tour la légalité externe et interne de la décision du 6 mai 2010, elles soutiennent que la limitation demandée par la société Lilly n'était pas supportée par les revendications antérieures du brevet, qu'elle ne se fondait pas sur la description, qu'elle n'était pas claire et que l'article L 613-24 du Code de la propriété intellectuelle est inapplicable pour fonder une limitation de la partie française du brevet européen. Elles contestent également la validité de la décision d'inscription au RNB de la décision de limitation du brevet.

La société Eli Lilly and company leur oppose en substance qu'elles ne sont pas recevables en leur recours car les décisions attaquées sont des actes individuels qui ne peuvent faire grief qu'à elle-même, demanderesse à la limitation, et que cette absence de grief est d'autant plus caractérisée qu'elles ont engagé une instance en annulation du brevet devant le tribunal de grande instance de Paris ; elle ajoute encore que la cour n'a pas compétence pour apprécier la légalité de l'article 3 du décret du 30 septembre 2008 modifiant l'article R 613-45 du Code de la propriété intellectuelle sur la base duquel la décision contestée a été prise et fait valoir à titre subsidiaire que l'article 3 litigieux n'encourt aucune censure, avant de souligner au fond que la limitation qu'elle a opérée est parfaitement régulière.

SUR CE,

Sur la recevabilité des sociétés Teva à agir contre la décision du 6 mai 2010 :

Considérant qu'il convient de distinguer dans les moyens avancés par les requérants ceux qui sont susceptibles d'être soulevés dans le cadre d'une action de nullité d'un brevet, de ceux qui sont susceptibles d'affecter la décision administrative de limitation en elle-même, à savoir la légalité de l'article R 613-45 du Code de la propriété intellectuelle et la compétence du directeur général de l'INPI pour accueillir la demande de limitation d'un brevet européen ;

Sur les moyens susceptibles d'être soulevés dans le cadre d'une action en nullité du brevet :

Considérant que, comme rappelé ci-avant, les sociétés Teva qui ont engagé une action en nullité du brevet actuellement pendante devant le tribunal de grande instance de Paris avancent que certains moyens tels que le défaut de clarté ou l'absence de support dans la description d'une revendication ne constituent pas des motifs d'annulation devant le juge du fond, mais doivent conduire le directeur général de l'INPI à rejeter une demande de limitation ; qu'elles en déduisent qu'elle sont recevables en leur recours car elles ne peuvent exciper de ces moyens que dans le cadre de l'action en nullité de la décision de limitation ;

Considérant cependant, que les exigences tenant à l'unité d'invention, à la clarté et à la suffisance de la description ou au contenu des revendications qui doivent être fondées sur la description, sont énoncées aux articles 82, 83 et 84 de la CBE ;

Que les articles 138 b) de la CBE et L613-25 b) du Code de la propriété intellectuelle stipulent que la nullité du brevet est encourue s'il n'expose pas l'invention de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter ; que la non-concordance entre la description et les revendications peut également conduire à une annulation de celles-ci ;

Considérant qu'il suit que le défaut de clarté ou l'absence de support dans la description sont des vices qui sont de nature à entraîner l'invalidation des revendications du brevet ;

Que dans le cadre de l'action en nullité qu'elles ont introduite devant le tribunal, les sociétés Teva incriminent d'ailleurs une insuffisance de description et une violation de la règle de l'unité de l'invention ;

Considérant que par les dispositions précitées, le législateur a entendu réserver à la connaissance du juge de la nullité du brevet, le moyen tiré d'une insuffisance de clarté ou d'un manque de support des revendications, outre les autres moyens de nullité listés par ces dispositions ;

Considérant que les moyens développés par les sociétés Teva (absence de limitation par rapport aux revendications antérieures, absence de support dans la description de la revendication 1, absence de clarté de la revendication 1, compte tenu de l'enseignement de la description du brevet) sont en réalité des moyens de nullité du brevet dans sa version initiale puis dans sa version limitée, qui, présentés ici, ont pour objet d'essayer d'obtenir que la cour se prononce sur la validité des revendications modifiées, alors qu'elle n'est saisie que de l'appréciation de la validité de la décision administrative du directeur général de l'INPI en date du 6 mai 2010 et que le tribunal de grande instance de Paris qui a une compétence de plein contentieux en matière d'action en nullité de brevet, est déjà saisi d'une demande en nullité des revendications du brevet ;

Considérant en conséquence, que les sociétés Teva ne démontrent pas, au vu des moyens précités, qu'elles auraient un intérêt légitime à agir en annulation de la décision attaquée ;

Sur les moyens propres à la décision administrative :

Considérant que les requérantes soulèvent par voie d'exception la nullité de l'article 3 du décret 2008 -1471 du 30 décembre 2008 qui a modifié l'article R 613-45 du Code de la propriété intellectuelle sur le fondement duquel la décision de limitation a été délivrée, aux motifs que cet article permet au ' titulaire du brevet inscrit' d'en limiter la portée, alors que la loi (article L 613-24 du Code de la propriété intellectuelle) réserve cette faculté au 'propriétaire du brevet' ;

Qu’en réponse à la société Lilly qui leur oppose que la cour n'est pas compétente matériellement pour se prononcer sur la légalité du décret, elles précisent que leur demande est limitée à l'annulation d'un acte administratif individuel (la décision du 6 mai 2010) et que la cour est pleinement compétente pour apprécier les moyens d'annulation présentés, avant de conclure qu'il lui est loisible de surseoir à statuer en invitant les parties à saisir le Conseil d'État de la question ;

Considérant ceci rappelé, que les sociétés Teva ne prétendent pas avoir saisi le Conseil d'État - ni même pouvoir encore le faire -, d'un recours en excès de pouvoir pour violation de la loi ;

Considérant que la cour, sans se prononcer sur la légalité de l'article 3 du décret, ne peut que relever que l'article litigieux apparaît d'autant moins contraire à la définition de la personne qui a qualité pour demander une limitation du brevet, que l'article L 614-12 du Code de la propriété intellectuelle modifié par la loi du 4 août 2008 , énonce que dans le cadre d'une action en nullité du brevet européen 'son titulaire est habilité à limiter le brevet en modifiant les revendications...' signifiant ainsi que les termes 'propriétaire' et 'titulaire inscrit' sont équivalents et qualifient la personne qui apparaît sur les registres ;

Considérant que les sociétés font encore valoir que le législateur français, a voulu en adoptant la loi du 4 août 2008 codifiée notamment à l'article L613-24 du Code de la propriété intellectuelle, mettre en place pour les brevets nationaux un système similaire à la procédure de limitation pour les brevets européens ; qu'ainsi, pour les brevets nationaux, la requête en limitation est instruite par l'INPI alors que pour les brevets européens, la requête en limitation est portée devant l'OEB, dans le cadre d'une procédure centralisée ; que c'est le sens de la référence faite par l'article L614- 12 du Code de la propriété intellectuelle à l'article 105 bis de la Convention de Munich ; que par ailleurs le législateur a inscrit dans la loi les règles de procédure applicables au renvoi devant l'institut en cas de nullité partielle, comme indiqué à l'alinéa 5 de l'article L613-24 du Code de la propriété intellectuelle ;

Qu'elle en déduise que compte tenu de l'action en nullité pendante devant le tribunal, l'article L 613-24 du Code de la propriété intellectuelle, n'a pas à s'appliquer et que c'est à tort que le directeur général de l'INPI a cru pouvoir s'y référer pour retenir sa compétence et accueillir une demande de limitation du brevet restreinte à sa seule partie française ;

Considérant ceci exposé, que l'article L614-12 dispose que :<<Dans le cadre d'une action en nullité du brevet européen, son titulaire est habilité à limiter le brevet en modifiant les revendications conformément à l'article 105 bis de la convention de Munich ; le brevet ainsi limité constitue l'objet de l'action en nullité engagée>> ;

Qu'il est donc loisible au titulaire de présenter sa requête devant l'OEB conformément aux dispositions de l'article 105 Bis de la convention ;

Considérant que la question sur laquelle les parties sont contraires est celle de savoir si, dans le cadre d'une action en nullité, le titulaire du brevet européen conserve la faculté de ne limiter que la partie française du brevet par application de l'article L613-25 qui dispose de façon générale, sans distinguer entre brevet français et européen, que le titulaire du brevet est habilité à limiter le brevet en modifiant les revendications ;

Considérant que la portée de l'article L613-25 du Code de la propriété intellectuelle qui ne distingue pas en effet entre la nature des titres, doit être appréhendée au regard des articles L613-24 et L614-12 du Code de la propriété intellectuelle ;

Que s'agissant de l'article L613-24, force est de relever qu'il pose un principe général ('le propriétaire peut à tout moment limiter la portée du brevet ...') et prévoit en son alinéa 3 que 'le directeur de l'INPI examine la conformité de la requête avec les dispositions réglementaires ...' ; qu'il ajoute que ces dispositions régissent aussi 'les limitations effectuées en application de l'article ...L614-12", c'est-à-dire celles qui interviennent dans le cadre d'une action en nullité du brevet européen ;

Considérant que rien dans ces dispositions ne vient restreindre le droit reconnu au titulaire de limiter la portée de son brevet européen que ce soit volontairement ou dans le cadre d'une action en nullité, en lui imposant de limiter son brevet dans tous les États désignés, alors que, son titre ne fait l'objet d'une action en nullité que dans un seul de ces États ;

Que la référence faite par l'article L614-12, à l'article 105 bis de la convention de Munich est exemplative et n'exclut nullement la compétence du directeur de l'INPI ;

Qu'il ne puisse pas plus être tiré des travaux parlementaires auxquels se référent les société Teva, que le législateur aurait entendu d'une part conférer à l'OEB une compétence exclusive et d'autre part, imposer au titulaire de limiter son brevet à l'ensemble des pays désignés ;

Que les requérantes soient dès lors mal fondées à soutenir que la limitation prononcée par le directeur général de l'INPI constituerait une violation des articles L 613-24 et L 614-12 sus visés ;

Sur la décision d'inscription au RNB de la décision de limitation :

Considérant que le directeur de l'INPI a inscrit le 10 mai 2010 la limitation du brevet européen de la société Lilly ;

Considérant que le rejet du recours formé contre la décision du 6 mai 2010 relative à la limitation du brevet européen prive de fondement la demande d'annulation de la décision d'inscription au registre de la décision de limitation ;

Sur l'article 700 du Code de procédure civile :

Considérant que l'équité commande de condamner les sociétés Teva à verser à la société Eli Lilly 1a somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

Déclare irrecevable le recours formé par les sociétés TEVA Santé et TEVA Pharmaceutical Industries Ltd en ce qu'il tend à demander à la cour de se prononcer sur la validité de revendications objets d'une action en nullité pendante devant le tribunal de grande instance de Paris,

Le déclare mal fondé pour le surplus et le rejette,

Condamne in solidum le sociétés TEVA Santé et TEVA Pharmaceutical Industries Ltd à verser à la société Eli Lilly la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

Dit que la présente décision sera notifiée à la diligence du greffier aux parties et au directeur général de l'INPI.