Cass. crim., 24 mai 2000, n° 99-81.706
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gomez
Rapporteur :
M. Roger
Avocat général :
M. Di Guardia
Avocats :
SCP Waquet, Farge et Hazan, Me Blondel
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et du jugement qu'il confirme que Marcel E..., notaire à Papeete pratiquait des prêts hypothécaires qui n'excédaient pas un an et faisaient, de trois en trois mois, l'objet de " prorogations " rémunérées à l'étude ;
Qu'aux termes de l'acte authentique, l'emprunteur s'engageait à rembourser les fonds, non pas spécialement à celui qui était désigné comme le prêteur, mais aux porteurs de copies exécutoires de grosses, l'acte n'étant, d'ailleurs, pas réellement créé ;
Que l'étude était rémunérée, outre les frais de prorogations, par les frais d'actes et percevait, au titre des frais de gestion, 1 % du montant des intérêts ;
Attendu que Marcel E..., poursuivi des chefs précités, a été relaxé par le tribunal correctionnel et la cour d'appel ;
Attendu que son suppléant, Alexandre F..., poursuivi, notamment, pour avoir authentifié un acte de prêt comportant de fausses mentions relatives au prêteur, a également été relaxé ;
En cet état ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 150 et 151 du Code pénal abrogé, 441-1 et 441-4, alinéas 1 et 2, du Code pénal, 2, 3 et 593 du Code de procédure pénale, 1382 du Code civil, défaut de motifs, manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué, statuant sur intérêts civils, a estimé non constituée l'infraction de faux en écriture authentique à l'encontre de Marcel E... et Alexandre F..., et l'infraction d'usage de faux en écriture authentique à l'encontre de Marcel E..., et a, en conséquence, débouté les parties civiles de leurs demandes ;
" aux motifs propres et adoptés que, s'il est exact que le prêteur, dont le nom figurait à l'acte de prêt hypothécaire comme tel, ne possédait pas, au jour où l'acte était établi et signé, les disponibilités suffisantes pour réaliser le prêt, il est constant que, le jour de la passation de l'acte, le compte du prêteur officiel était débité de la totalité du montant du prêt, cette opération comptable apparaissant dans les écritures de l'étude, même si, pratiquement concomitamment, le compte de ce prêteur était recrédité du montant des grosses au porteur cédées aux coemprunteurs ; que les emprunteurs ne peuvent, en outre, se prévaloir d'aucun préjudice, même éventuel, dès lors que les actes de prêt mentionnaient la création des copies exécutoires au porteur et qu'ils savaient parfaitement quel était le montant de la somme empruntée, et qu'ils seraient appelés à la rembourser à des porteurs de grosse dont ils ignoraient l'identité au moment de la passation de l'acte ;
" alors, d'une part, que la loi incrimine le faux à l'instant même où il est créé ; qu'en énonçant que le prêteur officiel dont le nom figurait à l'acte ne possédait pas, au jour de la passation de l'acte, les disponibilités suffisantes pour réaliser le prêt, ce qui implique que la mention relative au nom du prêteur officiel était inexacte et que l'acte était faux au moment même de sa création, tout en excluant l'existence d'un faux, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
" alors, d'autre part, qu'en énonçant, pour exclure l'existence d'un faux, que la mention relative au nom du prêteur correspondait à une opération comptable de débit apparaissant dans les écritures de l'étude, même si, concomitamment, le compte de ce prêteur était recrédité, sans rechercher si cette opération comptable, passée et aussitôt contre-passée, n'était pas elle-même purement fictive, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
" alors, de troisième part, qu'en écartant l'existence d'un préjudice résultant de la fausse mention d'un prêteur officiel, au motif que les emprunteurs étaient informés qu'ils devaient rembourser les sommes prêtées à des porteurs de grosses dont ils ignoraient l'identité, sans rechercher si, comme le soutenaient les parties civiles, la mention d'un prêteur officiel ne servait pas à camoufler le fait que, derrière un prétendu cocontractant, se cachait le notaire exerçant, de façon illégale, une activité de banquier, et si leur préjudice ne résultait pas du fait de contracter dans ces conditions illégales, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
" alors, enfin, et en toute hypothèse, que, si le faux n'est constitué que lorsque l'altération de la vérité est de nature à causer un préjudice à autrui, ce préjudice peut résulter de la nature même de l'acte falsifié, ce qui est le cas de l'altération de la vérité commise dans les actes authentiques ; qu'en excluant la qualification de faux au motif que les parties civiles ne pouvaient se prévaloir d'aucun préjudice, tout en relevant que le faux invoqué concernait des actes authentiques, c'est-à-dire des titres faisant la preuve d'un droit, la cour d'appel a violé les textes susvisés " ;
Vu les articles 147 de l'ancien Code pénal, 441-1 et 441-2 du Code pénal ;
Attendu que le préjudice auquel peut donner lieu un faux dans un acte authentique résulte nécessairement de l'atteinte portée à la foi publique et à l'ordre social par une falsification de cette nature ;
Attendu que, pour débouter les parties civiles, qui imputaient aux deux notaires des faux en écritures authentiques, la cour d'appel se détermine par les motifs propres et adoptés repris au moyen ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que, d'une part, elle avait constaté qu'au jour de l'acte, le prêteur figurant à celui-ci ne possédait pas les disponibilités suffisantes et que, d'autre part, l'altération de la vérité dans un acte authentique emporte nécessairement un préjudice, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés ;
D'où il suit que la cassation est encourue ;
Et sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 1, 2, 3, 10, 66 et 75 de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984, 2, 3 et 593 du Code de procédure pénale, 1382 du Code civil, défaut de motifs, manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué, statuant sur les intérêts civils, a estimé non constituée l'infraction d'exercice illégal d'opérations de banque, imputée à Marcel E..., et a, en conséquence, débouté les parties civiles de leurs demandes ;
" aux motifs adoptés que, si la réunion des principales caractéristiques de l'activité de Marcel E... paraît constituer le délit d'exercice illégal d'opérations de banque, il est impossible de considérer que Marcel E... se livrait à des opérations de réception de fonds du public, dès lors que, même s'il a tiré un bénéfice de son activité de prêteur, il n'a jamais utilisé les fonds prêtés pour son propre compte ; qu'il ne peut pas davantage être considéré que Marcel E... se livrait à des opérations de crédit, dès lors que les fonds n'étaient pas mis à la disposition de tiers par le notaire, mais par les prêteurs eux-mêmes, le notaire ne jouant pas le rôle d'intermédiaire ;
" et aux motifs propres que les emprunteurs, qui ont effectivement reçu des fonds, ne sont pas fondés à se prévaloir d'un préjudice résultant de cette infraction ;
" alors, d'une part, qu'en constatant expressément que Marcel E..., notaire, recevait habituellement des fonds en dépôt, à charge de restitution, et qu'il utilisait ces fonds pour consentir des prêts, en tirant un bénéfice de son activité de prêteur ce qui implique qu'il en disposait pour son propre compte, tout en excluant l'existence d'opérations de banque au sens de l'article 2, alinéa 1er, de la loi du 24 janvier 1984, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
" alors, d'autre part, qu'il résulte des propres énonciations des juges du fond que le prêteur officiel, dont le nom figurait à l'acte, ne disposait pas, au moment de la signature des actes de prêt hypothécaire, des fonds prêtés, ce qui implique que, sous couverture de contrats de prêt conclus entre deux particuliers mis en relation par le notaire, ce dernier mettait lui-même les fonds à la disposition des emprunteurs, effectuant ainsi, à titre habituel, des opérations de crédit ; qu'en affirmant néanmoins, pour exclure l'existence d'opérations de banque au sens de l'article 3 de la loi du 24 janvier 1984, que les fonds n'étaient pas mis à la disposition de tiers par le notaire, mais par les prêteurs eux-mêmes, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
" alors, de troisième part, que, en constatant expressément (cf. jugement, page 10, paragraphe 6), que Maître E... avait une activité de prêteur et en tirait un bénéfice, tout en affirmant qu'il n'effectuait pas à titre habituel des opérations de crédit, les juges du fond ont statué par des motifs contradictoires ;
" alors, de quatrième part, que l'article 66 de la loi du 24 janvier 1984 précise que le chapitre relatif aux intermédiaires en opérations de banque ne s'applique pas aux notaires, étant précisé de surcroît que l'article 65 ajoute que l'autorité d'intermédiaire ne peut s'exercer qu'entre deux personnes dont l'une au moins est un établissement de crédit, ce qui exclut la mise en relation de deux particuliers par un notaire ; qu'en affirmant néanmoins que l'article 66 de la loi du 24 janvier 1984 autorise les notaires à rapprocher les particuliers pour des opérations de crédit, la cour d'appel a violé l'article 66 de la loi du 24 janvier 1984 ;
" alors, enfin, que les parties civiles faisaient valoir que leur préjudice résultait directement de l'infraction d'exercice illégal d'opérations de banque commise par le notaire, dans la mesure où elles avaient été victimes, en leur qualité d'emprunteurs, de l'activité illicite d'opérations de crédit du notaire, qui appliquait illégalement, pour des investissements à long terme, un système de prêts importants à très court terme, avec possibilité de prorogation de trois mois en trois mois, moyennant des commissions exorbitantes nécessitant le recours à de nouveaux prêts, etc. ; qu'en excluant tout préjudice des parties civiles, au motif inopérant que celles-ci avaient effectivement reçu les fonds empruntés, sans s'expliquer sur les conclusions des parties civiles démontrant que leur préjudice résultait directement de l'activité illicite de banquier de Marcel E... et de la rémunération de cette activité sollicitée et obtenue par le notaire, la cour d'appel a privé sa décision de base légale " ;
Vu l'article 593 du Code de procédure pénale ;
Attendu que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction de motifs équivaut à leur absence ;
Attendu que, pour relaxer Marcel E... du chef d'exercice illégal de la profession de banquier, la cour d'appel se détermine par les motifs repris au moyen ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'ils ne pouvaient sans se contredire ou mieux s'en expliquer, retenir que Marcel E... n'avait pas reçu des fonds, ni effectué des opérations de crédit, tout en relevant que les prêteurs indiqués aux prêts étaient fictifs, de sorte que les fonds avancés aux clients ne pouvaient provenir que de l'étude ou des facultés personnelles du prévenu, les juges du second degré n'ont pas donné de base légale à leur décision ;
D'où il suit que la cassation est, derechef, encourue ;
Par ces motifs :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris en date du 12 février 1999, et pour qu'il soit jugé à nouveau conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles.