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Décisions

Cass. com., 12 mai 2021, n° 19-11.326

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Lefeuvre

Avocats :

SCP Buk Lament-Robillot, SCP Jean-Philippe Caston, SCP Piwnica et Molinié, SCP Spinosi

Douai, du 6 déc. 2018

6 décembre 2018

Reprise d'instance

1. Il est donné acte à M. [H] [Y] de sa reprise d'instance, en sa qualité de seul héritier de [S] [Z], décédé le [Date décès 1] 2020.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 6 décembre 2018), rendu sur renvoi après cassation (Chambre commerciale, financière et économique, 3 juin 2014, pourvoi n° 12-19.401), la société Carrières de la Vallée Heureuse et du Haut Banc, dirigée par deux frères, [A] et [K] [Z], exploitait, depuis 1880, des carrières situées près de [Localité 1]. Après le décès d'[A] [Z], la majorité du capital de la société s'est trouvé répartie en deux groupes familiaux, celui de [K] [Z], composé de ce dernier, d'[C] et [W] [Z] ainsi que [Q], [E] et [Y] [Z] (le groupe A), et celui d'[A] [Z], composé de sa veuve, [M] [L], de leurs trois enfants, [L], [S] et [R] [Z], ainsi que du mari de Mme [R] [Z], M. [P] [Y] (le groupe B), le solde du capital appartenant à une entreprise voisine et concurrente, la société des Carrières du Boulonnais.

3. En application d'un protocole du 2 mai 1991, une société en commandite par actions, dénommée VH HoldingVH Holding (la société VH), a été constituée, à laquelle les deux branches de la famille [Z] ont apporté la totalité de leurs actions dans la société Carrières de la Vallée Heureuse et du Haut Banc, le capital de la société Holding étant réparti à hauteur de 30 % en faveur du groupe familial de [K] [Z] et à hauteur de 70 % en faveur du groupe familial d'[A] [Z]. Cette société holding, qui détenait les deux tiers du capital de la société Carrières de la Vallée Heureuse et du Haut Banc, était gérée par deux gérants commandités relevant l'un du groupe A, [C] [Z], et l'autre du groupe B, M. [L] [Z].

4. Lors de l'assemblée générale du 28 décembre 2001, les associés de la société Carrières de la Vallée Heureuse et du Haut Banc, devenue la société Financière VH (la société Financière) ont approuvé l'opération consistant pour cette société à apporter son fonds d'industrie et de commerce à une société filiale à 100 %, la société Stardouze, devenue la société Carrières de la Vallée Heureuse (la société CVH), la propriété des terrains d'extraction étant conservée.

5. Un bail emphytéotique avec convention de fortage a été conclu entre les deux sociétés.

6. Le 12 janvier 2007, la société Financière a cédé 46,67 % du capital de la société CVH à la société Lafarge granulats Armorique, devenue la société Côte d'Opale granulats (la société COG).

7. La société VH a fait l'objet d'une liquidation amiable.

8. A la demande de [S] [Z] et de M. et Mme [P] [Y], une mesure d'expertise a été ordonnée aux fins d'analyser les conditions économiques et financières des opérations intervenues entre les sociétés VH, Financière et CVH.

9. [S] [Z] et M. et Mme [P] [Y] ont assigné les sociétés VH et Financière et M. [L] [Z] en annulation des deux premières délibérations adoptées lors de l'assemblée générale de la société Carrières de la Vallée Heureuse et du Haut Banc du 28 décembre 2001 et de toutes les décisions qui en étaient la conséquence et en révocation de M. [L] [Z] de ses fonctions de gérant commandité de la société VH.

10. Les sociétés CVH et COG sont intervenues à l'instance.

Examen des moyens

Sur le premier moyen du pourvoi principal et le premier moyen du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis

Enoncé du moyen

11. M. [H] [Y], par le premier moyen du pourvoi principal, et M. et Mme [P] [Y], par le premier moyen du pourvoi incident, font grief à l'arrêt de rejeter leur demande d'annulation du rapport d'expertise, alors « que l'expert judiciaire doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité ; qu'en déboutant les consorts [Z] de leur demande d'annulation du rapport d'expertise, tout en constatant que M. [E], entendu par l'expert en tant que sapiteur hors la présence des parties, avait été le propre conseil de la société VH holding, ce dont il résultait que l'expert avait manqué à son devoir d'impartialité, peu important qu'il ait ultérieurement rendu compte aux parties des éléments obtenus auprès de ce sapiteur, la cour d'appel a violé l'article 237 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

12. Selon l'article 242 du code de procédure civile, le technicien commis par le juge peut recueillir des informations orales ou écrites de toutes personnes, sauf à ce que soient précisés leurs nom, prénoms, demeure et profession ainsi que, s'il y a lieu, leur lien de parenté ou d'alliance avec les parties, de subordination à leur égard, de collaboration ou de communauté d'intérêts avec elles. Il résulte de ce texte que la violation, par l'expert, de son devoir d'impartialité ne peut résulter du seul fait qu'il a entendu, hors la présence des parties, une personne ayant préalablement délivré un avis à l'une d'elles.

13. Après avoir relevé que l'expert avait entendu seul M. [E], à la suite de l'avis technique que celui-ci avait remis le 26 août 2002 à la société Financière, l'arrêt constate que cet avis a été versé aux débats lors de la réunion d'expertise du 27 septembre 2002 et qu'il a donné lieu à des observations de la part des consorts [Z] dans leur dire du 28 octobre 2002. Ayant ainsi fait ressortir que l'expert n'avait pas manqué à son devoir d'impartialité, la cour d'appel a pu en déduire que la demande d'annulation du rapport d'expertise devait être rejetée.

14. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen du pourvoi principal et le second moyen du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis

Enoncé du moyen

15. M. [H] [Y], par le deuxième moyen du pourvoi principal, et M. et Mme [P] [Y], par le second moyen du pourvoi incident, font grief à l'arrêt de rejeter leur demande d'annulation des délibérations de l'assemblée de la société Financière du 28 décembre 2001 et de toutes les décisions qui en étaient la conséquence, alors :

« 1°/ qu'encourt la nullité la délibération sociale qui contrevient à une disposition conventionnelle ou statutaire véhiculant la même impérativité qu'une disposition légale du droit des sociétés ; qu'en se bornant à retenir, pour ne pas annuler les délibérations sociales ayant pour objet de procéder à une filialisation totale de l'activité d'exploitation des carrières de la société financière VH, que le protocole d'accord signé par l'ensemble des actionnaires de la société et les statuts de la société holding étant de nature contractuelle, leur violation n'était pas de nature à entraîner la nullité de décisions sociales, sans rechercher si les engagements violés, aux termes desquels les associés s'étaient engagés à acquérir et conserver le contrôle des 2/3 de la participation d'une société exploitant directement les carrières de la Vallée heureuse, n'empruntaient pas la même impérativité que les règles relatives à l'objet social de la personne morale qui délimitent la capacité des sociétés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 235-1 alinéa 2 du code de commerce ;

2°/ que pour établir que l'opération de sous-filialisation adoptée par l'assemblée générale du 28 décembre 2001 était constitutive d'un abus de majorité, les exposants faisaient valoir que la minoration du droit de fortage, conduisant à un appauvrissement de la société bailleresse, avait eu pour objectif de rendre plus attractive la vente de la moitié de la société CVH et de favoriser les intérêts personnels de [L] [Z] qui avait ainsi ourdi un montage destiné à diluer la participation de la société d'exploitation, en éloignant de celle-ci les associés minoritaires du groupe familial en violation des engagements souscrits par l'ensemble des associés ; qu'en jugeant que les délibérations sociales litigieuses n'étaient pas constitutives d'un abus de majorité sans répondre à ce moyen de nature à établir que l'opération de sous-filialisation était contraire à l'intérêt social de la société VH Financière et avait conduit à rompre l'égalité entre les associés, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

3°/ le juge a l'obligation de ne pas dénaturer les documents de la cause ; qu'en se référant, pour apprécier les causes de la dépréciation de CVH, à l'observation que l'expert M. [J] aurait faite dans sa note aux parties du 12 septembre 2017, p.55, suivant laquelle CVH aurait "surperformé" entre 2007 et 2014 avant de commencer à ressentir les effets de l'atonie du marché, la cour d'appel a dénaturé le rapport de l'expert qui, s'il formulait bien cette observation, sous la forme d'un "commentaire de l'expert" à la page 55 d'une note aux parties datée du 12 septembre 2016, note constituant un document préparatoire, donc provisoire, ne la maintenait pas dans son rapport d'expertise daté du 13 juillet 2017 sous la rubrique "commentaire de l'expert" correspondante, aux pages 66 et 67. »

Réponse de la Cour

16. En premier lieu, selon l'article L. 235-1 du code de commerce, la nullité des actes ou délibérations pris par les organes d'une société commerciale ne peut résulter que de la violation d'une disposition impérative du livre II du même code ou des lois qui régissent les contrats. Il en résulte que, sous réserve des cas dans lesquels il a été fait usage de la faculté, ouverte par une disposition impérative, d'aménager conventionnellement la règle posée par celle-ci, le non-respect des stipulations contenues dans les statuts n'est pas sanctionné par la nullité. Le moyen, en sa première branche, procède donc d'un postulat erroné.

17. En second lieu, après avoir relevé que la redevance de fortage avait été minorée s'agissant de sa partie variable, l'arrêt retient qu'il ne saurait s'en déduire un appauvrissement de la société Financière dès lors que la minoration des charges d'exploitation et les bénéfices provenant de l'exploitation valorise sa participation dans la société CVH et lui permet de profiter d'une politique de distribution de dividendes. Il retient ensuite que l'opération de sous-filialisation ne crée aucune inégalité de traitement entre les membres de la majorité et ceux de la minorité. Il relève encore que l'expert indique dans son rapport ne pas avoir constaté d'opération susceptible de porter atteinte à l'intérêt social. Il retient enfin que si la baisse de valeur de la société CVH à la suite de l'entrée dans son capital de la société COG ne peut s'expliquer par le contexte économique au regard de la récession du secteur du bâtiment et des travaux publics depuis 2009, dès lors que l'expert observe, dans une note aux parties, que la société CVH a « surperformé » entre 2007 et 2014, il n'est pas pour autant démontré que les délibérations litigieuses en seraient la cause, de sorte que l'opération aurait généré un appauvrissement de la société Financière.

18. En l'état de ces constatations et appréciations souveraines, la cour d'appel, qui a répondu aux conclusions prétendument délaissées, a pu, sans dénaturation, retenir qu'aucun abus de majorité n'était caractérisé.

19. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

20. M. [H] [Y] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa demande de dommages-intérêts, alors « que la demande de dommages-intérêts était fondée sur la faute dolosive ou, subsidiairement contractuelle, commise par M. [L] [Z] à l'occasion de la mise en place, en violation des engagements pris dans le protocole d'accord du 2 mai 1991, du traité d'apport et des actes subséquents dont M. [Z] demandait à titre principal l'annulation ; qu'en retenant de façon inopérante, pour déclarer cette demande irrecevable comme étant nouvelle en appel, qu'elle ne pouvait être considérée comme étant virtuellement comprise dans la demande de révocation du gérant, que M. [S] [Z] formulait ensuite, en l'assortissant d'ailleurs d'une demande d'indemnité distincte à raison des fautes commises dans l'exercice de cette fonction, la cour d'appel, qui n'a pas tenu compte de ce que la demande était liée à la demande d'annulation des actes conclus en violation des engagements pris dans le protocole d'accord du 2 mai 1991 par l'un de ses signataires, n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 564 à 566 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

21. Si c'est par des motifs inopérants que, saisie d'une demande de dommages-intérêts formée en réparation du préjudice causé par l'adoption des deux premières résolutions de l'assemblée générale du 28 décembre 2001, la cour d'appel a retenu que cette demande ne pouvait être considérée comme virtuellement comprise dans la demande de révocation du gérant, c'est cependant à juste titre qu'ayant relevé, à titre liminaire, qu'il s'agissait d'une demande subsidiaire par rapport à la demande d'annulation des actes subséquents de ces résolutions, elle l'a déclarée irrecevable comme étant nouvelle en cause d'appel en application de l'article 564 du code de procédure civile.

22. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le quatrième moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

23. M. [H] [Y] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa demande de révocation de M. [L] [Z] de ses fonctions de gérant commandité avec effet rétroactif à compter du 28 décembre 2001 et de rejeter ses demandes pécuniaires résultant de cette révocation, alors « que la demande de révocation avec effet au 28 décembre 2001, présentée devant la cour d'appel, est la même que celle que les premiers juges avaient rejetée le 6 décembre 2005, seul le temps écoulé depuis lors lui conférant une portée rétroactive ; qu'en jugeant qu'il s'agissait d'une demande nouvelle en cause d'appel "en ce qu'elle modifie la demande dans le temps", la cour d'appel a violé les articles 561 et 564 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 564 du code de procédure civile :

24. Aux termes de ce texte, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.

25. Pour déclarer irrecevable la demande de M. [H] [Y] tendant à la révocation de M. [L] [Z] de ses fonctions de gérant commandité avec effet rétroactif à compter du 28 décembre 2001 et rejeter ses demandes pécuniaires résultant de cette révocation, l'arrêt retient que la demande de révocation avec effet rétroactif est nouvelle en cause d'appel, en ce qu'elle modifie la demande dans le temps.
26. En statuant ainsi, alors que la demande de révocation avec effet rétroactif n'était que la conséquence de ce que la demande de révocation présentée en première instance était devenue sans objet, M. [L] [Z] n'étant plus gérant commandité depuis la dissolution de la société, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Mise hors de cause

27. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu, sur sa demande, de mettre hors de cause la société Côte d'Opale granulats, dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que statuant à nouveau et ajoutant au jugement, il déclare irrecevables la demande de révocation de M. [L] [Z], en sa qualité de gérant commandité, avec effet rétroactif et les demandes au titre des conséquences pécuniaires attachées à cette demande de révocation, et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 6 décembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens.