Cass. com., 15 mars 2023, n° 21-20.399
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Lefeuvre
Avocat général :
M. Lecaroz
Avocats :
SCP Spinosi, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 6 juillet 2021), le 21 juin 2012, la société Morgane groupe (la société MG) et la société Groupe télégramme développement (la société GTD) ont conclu un protocole d'accord cadre (le protocole), ayant pour objet l'entrée de la société GTD au capital de la société C2G, filiale de la société MG. En application de la première partie du protocole, la société GTD a acquis 47 % des actions de la société C2G, le solde étant détenu par la société MG. Par la deuxième partie du protocole, la société MG a consenti une promesse unilatérale de cession de 13 % des actions de la société C2G à la société GTD, cette dernière devant lever l'option dans les six mois de la tenue de l'assemblée générale approuvant les comptes clos au 31 décembre 2015. Dans la troisième partie du protocole, les sociétés MG et GTD ont conclu une promesse synallagmatique de cession de l'ensemble des actions de la société C2G encore détenues par la société MG, sous condition suspensive de la réalisation des deux étapes précédentes.
2. Le 8 mars 2016, la société MG a notifié à la société GTD la rétractation de sa promesse unilatérale. Le 28 juin 2016, la société GTD a notifié à la société MG son intention de lever l'option.
3. La société GTD, aux droits de laquelle est venue la société Groupe télégramme médias (la société GTM), a assigné la société MG, en présence de la société C2G, en exécution forcée de la promesse et en paiement de dommages et intérêts.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
4. La société GTM fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes tendant à ce qu'il soit ordonné à la société MG de lui céder le nombre d'actions correspondant à 13 % du capital social de la société C2G conformément aux dispositions prévues à la deuxième partie du protocole signé le 21 juin 2012, et ce, dans un délai de huit jours à compter de la signification de l'arrêt, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, à ce qu'il soit jugé que, passé ce délai, la simple notification à la société C2G de l'arrêt vaudra ordre de mouvement et obligera celle-ci à enregistrer dans son registre de mouvements de titres et dans les comptes d'associés la cession du nombre d'actions correspondant à 13 % de son capital social à son profit, et tendant à ce que la société MG soit condamnée à lui payer la somme de 431 000 euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts en réparation des préjudices résultant de la réalisation tardive de la vente, et de dire que la promesse de cession prévue à la troisième partie du protocole du 21 juin 2012 est considérée comme nulle et non avenue, alors « que la promesse unilatérale de vente est un avant-contrat qui contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels du contrat définitif qui serviront à l'exercice de la faculté d'option du bénéficiaire et à la date duquel s'apprécient les conditions de validité de la vente, notamment s'agissant de la capacité du promettant à contracter et du pouvoir de disposer de son bien ; que, par ailleurs, toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, dispose de la faculté de poursuivre l'exécution forcée de la convention, lorsque celle-ci est possible ; qu'il s'ensuit que la rétractation du promettant signataire d'une promesse unilatérale de vente ne constitue pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente ; qu'il en va ainsi y compris lorsque la rétractation s'est réalisée avant que ne commence à courir le délai de levée d'option, et ce dès lors que le promettant signataire d'une promesse unilatérale de vente s'oblige définitivement à vendre dès la conclusion de la promesse, sans possibilité de rétractation, sauf stipulation contraire ; qu'en l'espèce, la société MG avait consenti à la société GTM une promesse unilatérale de vente stipulant que l'option pouvait être levée dans les six mois à compter du jour de la tenue de l'assemblée générale approuvant les comptes clos au 31 décembre 2015 ; que la société MG avait rétracté sa promesse le 8 mars 2016 ; que la société GTM avait levé l'option le 28 juin 2016, le lendemain de la tenue de l'assemblée générale ayant approuvé les comptes 2015 ; qu'en retenant, pour refuser de déclarer la vente parfaite et ordonner sa réalisation forcée, que, sous l'empire du droit antérieur à l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 10 février 2016, la levée de l'option par le bénéficiaire de la promesse unilatérale postérieurement à la rétractation du promettant exclut toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d'acquérir, la cour d'appel a violé les articles 1101, 1134 et 1142 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, applicable en la cause. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :
5. Selon ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
6. La Cour de cassation jugeait depuis de nombreuses années que la levée de l'option par le bénéficiaire d'une promesse unilatérale de vente postérieurement à la rétractation du promettant excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d'acquérir, de sorte que la réalisation forcée de la vente ne pouvait être ordonnée (3e Civ., 15 décembre 2009, pourvoi n° 08-22.008 ; 3e Civ., 11 mai 2011, pourvoi n° 10-12.875, Bull. 2011, III, n° 77 ; Com., 13 septembre 2011, pourvoi n° 10-19.526 ; Com., 14 janvier 2014, pourvoi n° 12-29.071).
7. Cependant, à la différence de la simple offre de vente, la promesse unilatérale de vente est un contrat, préalable au contrat définitif, qui contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels du contrat définitif qui serviront à l'exercice de la faculté d'option du bénéficiaire et à la date duquel s'apprécient les conditions de validité de la vente, notamment s'agissant de la capacité du promettant à contracter et du pouvoir de disposer de son bien.
8. Par ailleurs, le législateur est intervenu, par l'ordonnance du 10 février 2016, non amendée sur ce point par la loi de ratification du 20 avril 2018, pour modifier la sanction de la rétractation illicite du promettant, en prévoyant à l'article 1124, alinéa 2, du code civil que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n'empêche pas la formation du contrat promis. Si, conformément à son article 9, les dispositions de l'ordonnance du 10 février 2016 ne sont applicables qu'aux contrats souscrits postérieurement à son entrée en vigueur, il apparaît nécessaire, compte tenu de l'évolution du droit des obligations, de modifier la jurisprudence de la Cour pour juger, désormais, à l'instar de la troisième chambre civile (3e Civ., 23 juin 2021, pourvoi n° 20-17.554, en cours de publication ; 3e Civ., 20 octobre 2021, pourvoi n° 20-18.514, en cours de publication), que le promettant signataire d'une promesse unilatérale de vente s'oblige définitivement à vendre dès cette promesse et ne peut pas se rétracter, même avant l'ouverture du délai d'option offert au bénéficiaire, sauf stipulation contraire.
9. La société MG soutient qu'un tel revirement ne devrait pas pouvoir être appliqué de façon immédiate au présent litige sans porter une atteinte injustifiée et disproportionnée au principe de sécurité juridique ainsi qu'au droit à un procès équitable et au droit au respect des biens, tels que garantis par l'article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par l'article 1er du Protocole n° 1 à cette Convention.
10. Toutefois, les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (CEDH, Unédic c. France, n° 20153/04, § 74, 18 décembre 2008 ; CEDH, Legrand c. France, n° 23228/08, § 36, 26 mai 2011 ; CEDH, Allègre c. France, n° 22008/12, § 52, 12 juillet 2018). En effet, une évolution de jurisprudence n'est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dans la mesure où l'absence d'une approche dynamique et évolutive serait susceptible d'entraver tout changement ou amélioration (CEDH, Atanasovski c. « l'ex-République yougoslave de Macédoine », n° 36815/03, § 38, 14 janvier 2010 ; Legrand c. France, précité, § 37 ; Allègre c. France, précité, § 52).
11. En l'espèce, la société MG ne peut se prévaloir d'un droit définitivement acquis, dès lors que l'arrêt de la cour d'appel de Rennes, qui a rejeté la demande d'exécution forcée en nature de la vente, était, en tout état de cause, susceptible d'un pourvoi en cassation selon les formes et délais prévus par le code de procédure civile. Le nouvel état du droit, issu du revirement de la troisième chambre civile, n'était pas imprévisible au jour où la société GTM a formé son pourvoi. En effet, une très grande majorité de la doctrine l'appelait de ses voeux bien avant la conclusion du protocole du 21 juin 2012 et la réforme du droit des contrats du 10 février 2016, intervenue antérieurement à la rétractation par la société MG de sa promesse, qui y a mis fin pour les contrats conclus à compter de son entrée en vigueur, confirmant ainsi les doutes préexistants quant au bien-fondé, et donc au maintien, de la jurisprudence antérieure. Le revirement consacré par la présente décision n'a donc pas pour effet de priver, même rétroactivement, la société MG de son droit à un procès équitable.
12. En outre, le grief soulevé par la société MG sous l'angle de l'article 1er du Protocole n° 1 se confond dans une très large mesure avec celui tiré de l'article 6 de la Convention. A cet égard, cette société ne dispose pas en l'espèce d'une créance exigible, dans la mesure où l'arrêt de la cour d'appel n'a pas acquis de caractère irrévocable, et n'a pas davantage une « espérance légitime » de ne pas être condamnée à l'exécution forcée du contrat conclu, compte tenu de la controverse qui existait sur la jurisprudence antérieure et de la réforme du droit des contrats qui y a mis fin pour l'avenir.
13. Enfin, les conséquences du revirement pour la société MG n'apparaissent pas disproportionnées dès lors qu'en l'état de la jurisprudence antérieure, celle-ci aurait dû, en tout état de cause, payer des dommages et intérêts pour réparer le préjudice causé par sa faute, d'un montant destiné à replacer, autant que possible, la société GTM dans la situation qui aurait été la sienne si la société MG ne s'était pas rétractée de façon illicite. Si la société MG perçoit comme une injustice le fait qu'il soit donné gain de cause à la société GTM, cette situation est inhérente à tout changement de solution juridique, et l'application du revirement a pour seule conséquence de faire subir à la société MG, plutôt qu'à la société GTM, les conséquences de sa rétractation illicite, en lui imposant de céder ses titres pour respecter ses engagements.
14. Par conséquent, il y a lieu d'appliquer à la présente espèce le principe selon lequel la révocation de la promesse avant l'expiration du temps laissé au bénéficiaire pour opter n'empêche pas la formation du contrat promis.
15. Pour rejeter la demande de réalisation forcée de la vente, la demande de dommages et intérêts en réparation des préjudices résultant de la réalisation tardive de la vente et dire que la promesse de cession prévue à la troisième partie du protocole du 21 juin 2012 est nulle, l'arrêt, après avoir constaté que le contrat litigieux avait été conclu avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 10 février 2016, retient que, conformément au droit positif antérieur à la réforme, la levée de l'option par le bénéficiaire de la promesse unilatérale postérieurement à la rétractation du promettant exclut toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d'acquérir. Il en déduit que le rejet de la demande de réalisation forcée de la vente entraîne le rejet de la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de la réalisation tardive de la vente, ainsi que l'anéantissement de la promesse de cession prévue à la troisième partie du protocole, en raison du non-accomplissement de la condition suspensive relative à la réalisation de la deuxième partie du protocole.
16. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette les demandes de la société Groupe télégramme médias tendant à l'irrecevabilité des demandes de la société Morgane groupe de nullité de la promesse portant sur la troisième partie (pages 15 à 18) du protocole d'accord cadre signé le 21 juin 2012 et de caducité de la promesse portant sur la troisième partie (pages 15 à 18) du protocole d'accord cadre signé le 21 juin 2012, l'arrêt rendu le 6 juillet 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Angers.