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Décisions

CA Caen, 1re ch. civ., 26 avril 2022, n° 18/01242

CAEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Pharmacie Viroise (Selarl)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guiguesson

Conseillers :

Mme Velmans, M. Gance

Avocats :

Me Salmon, Me Lecomte

TGI Caen, du 9 avr. 2018, n° 14/01650

9 avril 2018

FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES

La Selarl Pharmacie Viroise, Mme Y A et M. X B sont tous les trois associés de la Selarl Pharmacie Centrale qui depuis 2003 exploite une officine de pharmacie 9 place du 6 juin 1944 à Vire (14).

Le capital social de 150 000 euros de la Selarl Pharmacie Centrale est divisé en 15 000 parts sociales qui sont réparties entre associés comme suit :

- Mme A : 3 751 parts

- M. B : 3 751 parts

- la Selarl Pharmacie Viroise : 7 498 parts.

Mme A et M. B détiennent conjointement 50,01% des parts sociales contre 49,99% pour la Selarl Pharmacie Viroise faisant d'eux les associés majoritaires.

Par acte du 2 juillet 2013, la Selarl Pharmacie Viroise a fait assigner Mme A et M. B devant le tribunal de commerce de Caen afin de les faire condamner à lui payer la somme de 235 000 euros à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l'abus de majorité.

Par jugement du 26 mars 2014, le tribunal de commerce de Caen s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de grande instance de Caen.

Par jugement du 9 avril 2018 auquel il est renvoyé pour un exposé complet du litige, le tribunal de grande instance de Caen a :

- débouté la Selarl Pharmacie Viroise de l'ensemble de ses demandes

- débouté M. B et Mme A de leur demande de dommages et intérêts pour procédure abusive

- condamné la Selarl Pharmacie Viroise à payer à M. B et Mme A unis d'intérêts la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile

- condamné la Selarl Pharmacie Viroise aux dépens

- accordé à la Scp Dorel Lecomte Marguerie représentée par Me Dominique Lecomte le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par déclaration du 4 mai 2018, la Selarl Pharmacie Viroise a formé appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières écritures notifiées le 8 septembre 2021, elle demande à la cour de :

- réformer le jugement dont appel

- constater que les gérants majoritaires M. B et Mme A ont commis à son préjudice des faits constitutifs d'abus de majorité

- constater que M. B et Mme A ont augmenté leur rémunération et pris la décision de ne distribuer aucun dividende dans leur seul intérêt et au préjudice de ses intérêts

- constater que la décision d'absence de distribution de dividendes, n'avait aucune finalité financière ou économique en conséquence

- dire et juger que M. B et Mme A en leur qualité de gérants majoritaires ont commis des faits qualifiés d'abus de majorité au préjudice de leur associé en conséquence

- condamner solidairement M. B et Mme A à lui payer la somme de 300 000 euros à titre de dommages et intérêts

- condamner solidairement M. B et Mme A à lui payer la somme de 8 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile

- condamner M. B et Mme A aux entiers dépens.

Aux termes de leurs dernières écritures notifiées le 11 octobre 2018, M. B et Mme A demandent à la cour de :

- débouter purement et simplement la Selarl Pharmacie Viroise de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions

- confirmer le jugement rendu le 9 avril 2018, sauf en ce qu'il les a déboutés de leur demande de dommages et intérêts pour procédure abusive y ajoutant

- condamner la Selarl Pharmacie Viroise au paiement de la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, sur le fondement des dispositions de l'article 32-1 du code de procédure civile

- la condamner au paiement de la somme de 10 000 euros, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture de l'instruction a été prononcée le 19 janvier 2022.

Pour l'exposé complet des prétentions et de l'argumentaire des parties, il est expressément renvoyé à leurs dernières écritures susvisées conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS :

I / Sur l'abus de majorité :

L'abus de majorité est caractérisé lorsqu'il est établi qu'une décision de l'assemblée générale des associés a été prise contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les associés majoritaires au détriment des minoritaires.

En plus de l'annulation de la délibération qu'il conteste, l'associé minoritaire peut obtenir l'indemnisation du préjudice causé par l'abus de majorité sur le fondement de l'article 1382 du code civil repris à droit constant par le nouvel article 1240.

En l'espèce, la Selarl Pharmacie Viroise affirme que M. B et Mme A ont commis un abus de majorité se rapportant à leurs rémunérations de gérant (fixée à 6000 euros nets/mois à compter de janvier 2007), à la mise en réserves des bénéfices (ce qui a entraîné l'absence de versement de dividendes aux associés), à la rénégociation des emprunts et à l 'absence d'investissement.

Elle estime que son préjudice s'élève à la somme de 300 000 euros correspondant aux dividendes auxquels elle aurait pu prétendre ainsi qu'à la perte de valorisation de la société.

A titre liminaire, il convient de rappeler que l'objet social de la Selarl Pharmacie Centrale est l'exercice en commun de la profession de pharmacien d'officine et plus généralement de toutes opérations financières, industrielles ou commerciales, mobilières ou immobilières conformes à l'ordre public pouvant se rattacher directement ou indirectement à l'objet social ou faciliter son accomplissement.

La Selarl exploite une officine de pharmacie située à Vire depuis 2003.

1 / Sur la rémunération des gérants :

La Selarl Pharmacie Viroise indique sans être contestée sur ce point qu'il était alloué à chaque gérant une rémunération mensuelle de 5335 euros pour l'exercice 2004/2005, puis de 5600 euros pour l'exercice 2005/2006.

La Selarl Pharmacie Viroise affirme que M. B et Mme A ont abusé de leur majorité en portant leurs rémunérations à 6000 euros par mois à compter du 1er janvier 2007 puis lors de l'assemblée générale ordinaire du 27 février 2007 en décidant de la prise en charge par la société des cotisations personnelles obligatoires et facultatives des gérants à compter du 1er février 2007.

Il est établi qu'au cours de la délibération de l'assemblée générale du 27 février 2007, les associés majoritaires (M. B et Mme A) ont voté une résolution à laquelle la Selarl Pharmacie Viroise s'est opposée, maintenant leur rémunération à 6000 euros par mois à compter du 1er février 2007 avec cette précision que les cotisations sociales obligatoires et facultatives afférentes seront prises en charge par la société ainsi que la Csg déductible.

Il est soutenu que la rémunération de M. B et Mme A est très supérieure à la rémunération moyenne des gérants des officines de pharmacie ce qui démontre qu'ils ont par ce biais capté une partie des flux financiers de la société au détriment de la Selarl Pharmacie Viroise.

Au contraire, M. B et Mme A prétendent que leurs rémunérations fixées à 72 000 euros nets par an est conforme aux standards de la profession comme l'a retenu le tribunal de grande instance.

A titre liminaire, on constatera que la référence à la procédure devant le tribunal de grande instance de 2009 est sans emport sur la solution du litige, puisque cette procédure portait sur la validité de la délibération n° 6 se rapportant à la cession de l'officine et non sur la validité des délibérations n° 4 et 5 se rapportant à la rémunération des gérants qui font l'objet de la présente affaire.

Il en est de même de la référence à 'la prescription triennale prévue par l'article L 223-23 du code de commerce' puisque l'appelante ne sollicite pas la nullité des délibérations n° 4 et 5 susvisées, mais l'indemnisation de préjudices consécutifs à un abus de majorité. Il s'agit en effet d'une action en responsabilité pour faute sur le fondement de l'article 1240 du code civil (anciennement article 1382).

La Selarl Pharmacie Viroise produit différents documents relatifs à la rémunération moyenne des pharmaciens. La société d'expertise comptable Talenz (Fidorg Normandie) mentionne une rémunération mensuelle nette comprise entre 2500 à 5000 euros dans son secteur d'intervention (Bayeux, Caen, Deauville, Flers, saint Lô, Vire) avec des cotisations sociales à la charge de la société. La société Allipharm qui intervient en Ille et Vilaine) fait état d'une rémunération 'chargée' (c'est à dire brute) de 72000 euros par an. Dans le journal 'le quotidien du pharmacien', il est fait état d'une rémunération de 68700 euros par an pour un chiffre d'affaire supérieur à 2 500 000 euros.

Les intimés produisent un article du même journal faisant état d'un revenu mensuel net médian des pharmaciens de 7671 euros. Dans un autre article du 13 octobre 2016, il est fait état d'une rémunération annuelle moyenne nette du gérant de 78842 euros ('les charges dites des TNS' étant 'payées par la société à part') pour une pharmacie dont le chiffre d'affaires dépasse 2000000 d'euros.

Sur la période 2005/2014, le chiffres d'affaire de la Selarl Pharmacie Viroise s'est élevé à une somme comprise entre 2 700 000 euros et 2 900 000 euros. Il a diminué au cours des trois exercices suivants passant de 2 726 175 euros pour l'exercice 2014/2015 à 2 238 272 euros pour l'exercice 2016/2017.

Il résulte de l'article d'octobre 2016 qu'il est usuel que les charges sociales soient réglées par la société.

Il convient dans le cas présent de déterminer si le passage d'une rémunération brute de 5600 euros par mois à une rémunération nette de 6000 euros par mois outre les charges sociales réglées par la société pour les deux gérants constitue un avantage excessif ou un alignement sur une rémunération moyenne de la profession de pharmacien.

Une rémunération brute de la gérance de l'ordre de 100 000 euros est conforme aux standards de la profession pour un chiffre d'affaires supérieur à 2 700 000 euros.

Or, le coût global de la gérance s'élève à 188 000 euros.

Toutefois, la présence d'un second gérant pharmacien permet à la société de ne pas avoir recours à un pharmacien salarié dont le revenu net peut être évalué à une somme minimale de l'ordre de 3000 euros par mois, soit environ 5500 euros par mois charges sociales incluses, ce qui correspond à une charge de 66000 euros par an pour la société.

La charge de la gérance de la Selarl Pharmacie Centrale pour deux gérants est donc légèrement supérieure à ce que représenterait la charge d'un gérant pharmacien et d'un salarié pharmacien au regard des standards de la profession (188 000 euros au lieu de 166 000 euros).

Il en résulte aussi que la rémunération des deux gérants avant l'augmentation contestée était au contraire inférieure aux standards de la profession d'environ 25 % par rapport au coût représenté par la rémunération d'un gérant et d'un salarié (5600 euros/mois x 12 mois x 2 = 134400 euros de charges pour les deux gérants au lieu de 166 000 euros pour un gérant et un salarié pharmacien).

Compte tenu de ces observations, il apparaît qu'en décidant d'augmenter leurs rémunérations en février 2007 dans les conditions précédemment rappelées, les gérants n'ont pas obtenu un avantage excessif au détriment de l'associé minoritaire, au regard des standards de la profession de pharmacien compte tenu du chiffre d’affaires de la société et du fonctionnement de l'officine avec deux gérants (au lieu d'un gérant pharmacien et d'un pharmacien salarié).

La preuve d'un abus de majorité se rapportant aux votes des résolutions n° 4 et 5 de l'assemblée générale du 27 février 2007 n'est donc pas rapportée.

On relèvera qu'il n'est fait référence à aucune résolution portant sur les plans d'épargne entreprise mentionnés par l'appelante. Aucun abus de majorité ne peut donc être retenu au titre de la souscription par les associés majoritaires de plans d'épargne entreprise.

2 / Sur la constitution de réserves :

La Selarl Pharmacie Viroise soutient que les associés majoritaires lui ont imposé l'absence de distribution de dividendes malgré les résultats nets comptables.

Elle ajoute qu'il existe une disproportion manifeste entre le montant du capital (150 000 euros), le montant du chiffre d'affaires (environ 2,5 millions d'euros) et le montant des réserves facultatives (environ 1 million d'euros).

Tout d'abord, l'assemblée générale n'a pas décidé systématiquement d'une mise en réserve puisque des dividendes ont été distribués à hauteur de 10 000 euros en 2008, 2009, 2010, 2014 et 2015.

Compte tenu du résultat net comptable de 72 797,69 euros en 2008, 81 158,96 euros en 2009, 119 067 euros en 2010, 182 854,69 euros en 2014 et 176 936, 90 euros en 2015, il est manifeste que des dividendes supplémentaires auraient pu être distribués ce que la Selarl Pharmacie Viroise relève dans son argumentaire.

Toutefois, cette absence de distribution de dividendes supplémentaires n'a pas créé de rupture d'égalité entre les associés puisque la constitution de réserve a privé tous les associés de la distribution de dividendes et a corrélativement augmenté la valeur réelle des parts sociales.

La preuve d'un abus de majorité lié à l'absence de distribution de dividendes ou à la distribution de dividendes d'un faible montant au regard du résultat de l'exercice n'est donc pas rapportée.

3 / Sur la renégociation des emprunts bancaires :

En mars 2003, la Selarl Pharmacie Centrale a souscrit deux prêts de 1 800 000 euros et 152 000 euros de 144 mois afin de financer l'acquisition de l'officine de pharmacie et la réalisation de travaux de modernisation et d'agencement.

Le 21 avril 2011, l'assemblée générale de la Selarl Pharmacie centrale a décidé dans le cadre d'une résolution unique, d'autoriser la signature d'un avenant aux prêts bancaires en cours afin d'allonger la durée restant à courir à 84 mois, de supprimer la garantie personnelle et solidaire de M. C à hauteur de 608 400 euros, de remplacer la garantie caution personnelle et solidaire de M. B de 280 000 euros par une caution personnelle et solidaire de M. B de 100000 euros, de remplacer la garantie caution personnelle et solidaire de Mme A de 280000 euros par une caution personnelle et solidaire de Mme A de 100 000 euros, de proroger le nantissement du fonds de commerce jusqu'au 11 avril 2013 et de proroger les délégations d'assurance n° 2812 souscrit auprès de AFI EUROPE par M. B et Mme A (chacun à hauteur de 50 %).

La Selarl Pharmacie Viroise soutient que le but de cette résolution était d'étaler le remboursement des crédits afin de conforter la trésorerie de l'entreprise pour permettre le maintien de la rémunération des gérants.

Toutefois, il n'est nullement démontré qu'en l'absence de renégociation des emprunts, les rémunérations des gérants n'auraient pas pu être réglées ou qu'elles auraient dû être réduites. Les sommes placées en réserve confirment au contraire que la société était très largement en mesure de régler ces rémunérations.

Il n'est donc pas établi que la décision de l'assemblée générale des associés relative à la renégociation des emprunts a été prise contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les associés majoritaires au détriment des minoritaires

La preuve d'un abus de majorité n'est donc pas rapportée au titre de la renégociation des emprunts.

4 / Sur l'absence d'investissement :

La Selarl Pharmacie Viroise reproche aux associés majoritaires l'absence d'investissement de la société liée à la mise en réserve 'systématique des résultats'.

Tout d'abord, il est jugé que la mise en réserve de la quasi-intégralité des résultats dégagés par l'officine comme rappelée ci avant n'a pas eu pour dessein de favoriser les associés majoritaires au détriment des minoritaires.

Ensuite, la Selarl Pharmacie Viroise fonde ses demandes sur l'abus de majorité. Or, elle ne se réfère à aucune délibération se rapportant à une proposition d'investissement à laquelle les associés majoritaires se sont opposés.

Dès lors, aucun abus de majorité lié à l'absence d'investissement n'est caractérisé.

En conclusion, le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions, étant précisé qu'il n'est pas établi que la société appelante a agi par intention de nuire ou par suite d'une erreur équipollente au dol de telle sorte que la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive à son encontre n'est pas fondée.

III / Sur les dépens et les frais irrépétibles :

La Selarl Pharmacie Viroise sera condamnée à payer les dépens d'appel.

Il est en outre équitable de la condamner à payer aux intimés une somme de 2500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Enfin, la Selarl Pharmacie Viroise sera déboutée de sa demande sur le même fondement.

PAR CES MOTIFS :

Statuant par arrêt contradictoire, rendu en dernier ressort par mise à disposition au greffe ;

Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne la Selarl Pharmacie Viroise à payer les dépens d'appel ;

Condamne la Selarl Pharmacie Viroise à payer à M. B et Mme A la somme de 2500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la Selarl Pharmacie Viroise de sa demande au titre des frais irrépétibles.