CA Paris, Pôle 1 ch. 10, 28 janvier 2021, n° 19/21727
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Banque Atlantique Côte D'ivoire (Sté), Banque Atlantique Guinée-Bissau (Sté), Guinée-Bissau, Ecobank Guinée-Bissau (Sté)
Défendeur :
Louis Dreyfus Company Suisse (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseillers :
M. Malfre, M. Gouarin
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Cordier
La société Louis Dreyfus Company Suisse (la société Ldc) est une société de droit suisse spécialisée dans le négoce de matières premières agricoles, dont l'exportation de riz en Afrique.
Cette société a conclu un contrat le 14 octobre 2015 avec la société de droit suisse Société Générale de Surveillance (la société Sgs) et la société de droit bissau-guinéen Ba Irmaos, ayant pour objet l'entreposage de riz destiné à être vendu à la société Ba Irmaos. Par contrat du 31 mars 2017,'les sociétés Ldc et Ba Irmaos ont convenu, d'une part, que la société Ldc entreposerait du riz en Guinée-Bissau destiné à être ultérieurement vendu à la société Ba Irmaos, d'autre part, que cette société achète certaines quantités de la marchandise ainsi stockée. La société Sgs est chargée du contrôle des stocks de riz dans les entrepôts.
Les sociétés Banque Atlantique et Ecobank ont financé l'acquisition de ces marchandises vendues par la société Ldc. Ainsi, par contrat de crédit du 11 mai 2017, Banque Atlantique a octroyé à la société Ba Irmaos une ligne de crédit de 2,5 milliards de francs Cfa en vue de l'acquisition de 8'500 tonnes de riz. Par convention du 8 mai 2017, la société Ba Irmaos a affecté en gage au profit de Banque Atlantique le stock de 8 500 tonnes de riz. Par convention du 21 novembre 2017, Ecobank a consenti à la société Ba Irmaos un crédit indirect à court terme d'un montant de 500 millions de francs Cfa pour l'achat de 2 310 tonnes de riz. En garantie, la société Ba Irmaos a nanti l'intégralité du stock à Ecobank. Par ailleurs, Ecobank a accordé un financement à la société Ba Irmaos via le compte de trois de ses distributeurs pour un montant global de 800 millions francs Cfa. Par ailleurs, les banques ont confié, dans le cadre de ces opérations de crédit, l'inspection, le contrôle et la tierce détention du riz à la société Ace Global Gb (la société Ace).
Par ordonnance sur requête du 18 juin 2018, le président du tribunal de commerce de Paris a autorisé la société Ldc à pratiquer des saisies conservatoires de créances sur les comptes bancaires de la société Banque Atlantique, soit la société Banque Atlantique Côte d'Ivoire (la société Baci) et Banque Atlantique Guinée-Bissau (la société Bagb), ainsi que sur les comptes bancaires de la société Ecobank Guinée-Bissau (la société Ecobank) et, pour effectuer ces saisies, a autorisé l'huissier de justice instrumentaire à consulter le fichier des comptes bancaires. Ces saisies étaient destinées à garantir la créance de la société Ldc évaluée à la somme totale de 5 667 990 euros se décomposant comme suit : 4 161 222 euros à l'encontre de Banque Atlantique et 1 506 768 euros à l'encontre d'Ecobank.
En exécution, il a été procédé les 29 juin 2018, 12 juillet 2018 et 30 juillet 2018 à plusieurs saisies conservatoires de créances sur les comptes bancaires des sociétés Baci, Bagb et Ecobank, entre les mains de différentes banques dont les banques Ebi, Chaabi France, Attijariwafa Bank et Bmce.
Par acte du 18 juillet 2018, la société Ldc a fait assigner les établissements bancaires susvisés devant le tribunal de commerce de Paris, afin d'obtenir la condamnation, à titre de dommages-intérêts, de la Banque Atlantique à payer la somme de 4 283 873 euros et d'Ecobank celle de 1 567 135 euros.
Par acte du 3 février 2020, la société Ldc a fait assigner au fond les établissements bancaires devant le tribunal de commerce d'Abidjan afin de « poursuivre, en tant que de besoin » l'action au fond initiée en France. Dans cette assignation, il est sollicité que la Banque Atlantique soit condamnée à payer la somme de 3 788 945 727 francs Cfa, soit 5 776 210,52 euros et Ecobank celle de 1 431 148 818 francs Cfa, soit 2 181 772,46 euros, à titre de dommages-intérêts.
Par jugement du 7 mai 2020, le tribunal de commerce de Paris a constaté le désistement de la société
Ldc et l'a condamnée à verser aux défenderesses la somme totale de 125 000 euros au titre des frais irrépétibles.
Par ordonnance de référé du 15 novembre 2019, le président du tribunal de commerce de Paris a supprimé de son ordonnance du 18 juin 2018 la mention relative à la consultation par l'huissier de justice du fichier Ficoba, a rejeté les demandes et contestations des sociétés Baci, Bagb et Ecobank, s'est déclaré incompétent pour statuer sur les demandes d'indemnisation formées par ces sociétés et les a condamnés solidairement à payer à la société Ldc la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Les sociétés Baci, Bagb et Ecobank ont relevé appel de cette ordonnance par déclaration du 25 novembre 2019.
Par conclusions du 12 octobre 2020, elles sollicitent, à titre principal, l'infirmation de l'ordonnance du 15 novembre 2019 en ce qu'elle a supprimé de l'ordonnance du 18 juin 2018 la mention relative à la consultation du fichier Ficoba et en ce qu'elle a rejeté la demande d'annulation de l'ordonnance du 18 juin 2018. Elles demandent à la cour, statuant à nouveau, d'annuler l'ordonnance du 19 juin 2018 et d'ordonner la mainlevée des saisies conservatoires de créances pratiquées en vertu de cette ordonnance. Subsidiairement, elles poursuivent l'infirmation de l'ordonnance du 15 novembre 2019 en ce qu'elle a rejeté la demande de rétractation de l'ordonnance du 19 juin 2018 et sollicitent de la cour le prononcé de cette rétractation et la mainlevée des saisies conservatoires. Dans tous les cas, elles concluent au rejet de l'appel incident de la société Ldc et à l'infirmation de l'ordonnance entreprise en ce que le président du tribunal de commerce s'est déclaré incompétent sur leur demande de dommages-intérêts au titre du préjudice résultant des saisies conservatoires. Elles sollicitent à ce titre la somme de 100 000 euros pour les sociétés Bagb et Baci et celle de 50 000 euros pour la société Ecobank. Elles entendent en outre que l'intimée soit condamnée à leur payer, chacune, la somme de 10 000 euros de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, la société Ldc étant condamnée aux dépens dont compris les frais de traduction.
Par conclusions du 15 décembre 2020, la société Ldc entend qu'il soit fait droit à son appel incident et poursuit l'infirmation de l'ordonnance du 15 novembre 2019 en ce que le président du tribunal de commerce a supprimé l'autorisation donnée à l'huissier de justice d'effectuer des recherches auprès du Ficoba. Sur l'appel principal, elle demande à la cour, à titre principal, de confirmer l'ordonnance entreprise, à titre subsidiaire, de la réformer en ce que le président du tribunal de commerce a autorisé l'interrogation du fichier Ficoba et de la confirmer pour le surplus. Dans tous les cas, elle entend que les appelantes soient solidairement condamnées à lui payer la somme de 75 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens dont compris le droit proportionnel alloué aux huissiers de justice en application de l'article L. 111-8 du code des procédures civiles d'exécution.
SUR CE
Sur la demande d'annulation de l'ordonnance sur requête du 19 juin 2018 :
Le président du tribunal de commerce de Paris a retenu que cette ordonnance ayant été rendue avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, elle ne constitue pas un titre exécutoire permettant une consultation du Ficoba mais a estimé que la consultation du Ficoba avait été en l'espèce infructueuse et que les saisies conservatoires n'avaient porté que sur des comptes bancaires mentionnés par la saisissante dans sa requête, de sorte qu'il n'a pas annulé l'ordonnance mais a uniquement supprimé dans cette décision la mention relative à la consultation de ce fichier.
L'article 14.1, alinéa 2, du règlement (UE) n° 655/2014 du 15 mai 2014 portant création d'une procédure d'ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires entré en vigueur
le 18 janvier 2017, prévoit que le créancier dont la décision, la transaction judiciaire ou l'acte authentique n'est pas encore exécutoire, peut obtenir les informations relatives à un compte bancaire, à condition que le montant devant faire l'objet de la saisie conservatoire soit important compte-tenu des circonstances pertinentes et à condition que le créancier ait fourni suffisamment d'éléments de preuves pour convaincre la juridiction qu'il est urgent d'obtenir ces informations.
Cette disposition a fait l'objet en France d’une mesure d'adaptation par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, qui a modifié l'article L. 151-A du livre des procédures fiscales qui dispose désormais en son I que lorsqu'il est saisi par une juridiction d'une demande d'informations en application de l'article 14 du règlement (UE) n° 655/2014, l'huissier de justice peut obtenir l'adresse des organismes auprès desquels un compte est ouvert au nom du débiteur. Cet article continue à préciser en son II que conformément aux dispositions de l'article L. 152-1 du code des procédures civiles d'exécution, les administrations fiscales communiquent à l'huissier de justice chargé de l'exécution les renseignements qu'elles détiennent permettant de déterminer, notamment, l'identité et l'adresse de tout tiers débiteur ou dépositaire de sommes liquides ou exigibles.
Il importe peu que cette loi soit entrée en vigueur avant la requête du 15 juin 2018 ayant donné lieu à l'ordonnance contestée, alors que le règlement (UE) du 15 mai 2014 est directement applicable en droit français et qu'il est entré en vigueur le 18 janvier 2017.
Il résulte de l'article 14 de ce règlement que le créancier relevant de ces dispositions et ne détenant pas un titre exécutoire est fondé à interroger le fichier Ficoba pour connaître les comptes bancaires de son débiteur et ce, pour pratiquer une saisie conservatoire de créances, alors qu'un créancier ne relevant pas de ce règlement et sollicitant une même saisie conservatoire de créances ne peut pas procéder à la consultation de ce fichier sans disposer d'un titre exécutoire.
Comme le suggère l'intimée, cette différence de traitement constitue une rupture d'égalité injustifiée et une discrimination entre créanciers. En effet, un créancier établi sur le territoire national, souhaitant pratiquer en France une saisie conservatoire de créances et ne disposant pas d'un titre exécutoire, ne peut pas connaître la liste et la nature des comptes bancaires ouverts en France par son débiteur ainsi que le nom et l'adresse de la banque qui gère ces comptes. En revanche, un créancier établi sur le territoire national et souhaitant pratiquer une saisie conservatoire de créances sur les comptes bancaires de son débiteur ouverts dans le territoire d'un autre État membre de l'Union peut obtenir ces informations alors même qu'il ne dispose pas d'un titre exécutoire.
Il ne saurait être retenu que le règlement UE est fondé à traiter différemment les créanciers qu'ils visent en ce que ces derniers seraient placés dans une situation particulière alors que, de première part, une créancier n'a aucune maîtrise sur le fait que son débiteur dispose ou non de comptes bancaires sur le territoire d'un autre État de l'Union, d'autre part, l'autorisation donnée dans le cadre de l'article 14 du règlement (UE) nécessite que les causes de la saisie conservatoire soient importantes et que le créancier justifie de l'urgence d'obtenir les informations relatives aux comptes du fait du risque pesant sur le recouvrement ultérieur de la créance, conditions qui ne différent pas fondamentalement de celles posées à l'article L. 511-1 du code des procédures civiles d'exécution, pour un créancier national ne relevant pas du règlement (UE).
Il convient par conséquent, dans le cadre du présent litige, de faire bénéficier au créancier national des dispositions de l'article 14 du règlement (UE).
Il ne sera donc pas fait droit à la demande d'annulation de l'ordonnance en ce qu'elle a autorisé l'huissier de justice instrumentaire à consulter le fichier des comptes bancaires, dans le cadre des saisies conservatoires de créances qu'elle a autorisées.
Sur la demande de mainlevée des saisies conservatoires de créances :
Aux termes de l'article L. 511-1 du code des procédures civiles d'exécution, toute personne dont la créance parait fondée en son principe peut solliciter l'autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur si elle justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement. Conformément à l'article L. 512-1 du code des procédures civiles d'exécution, le juge peut donner mainlevée de la mesure conservatoire s'il apparaît que les conditions prescrites par l'article L. 511-1 ne sont pas réunies.
À supposer établie la créance paraissant fondée en son principe qui est de nature indemnitaire et dont le quantum varie tant dans l'ordonnance sur requête du 18 juin 2018, que dans l'assignation du 18 juillet 2018 devant le tribunal de commerce de Paris et l'assignation du 3 février 2020 devant le tribunal de commerce d'Abidjan, la société Ldc ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de l'existence de menaces dans le recouvrement.
Or, les appelantes justifient que la Banque Atlantique a réalisé un résultat net de plus de 23 milliards de francs Cfa (soit environ 35 millions d'euros) pour les exercices de 2017 et 2018, le résultat net consolidé du groupe auquel elle appartient étant de 3,54 milliards de dirhams au 31 décembre 2018 (soit environ 333 millions d'euros) et que Ecobank Guinée-Bissau est une filiale d'Eti, banque dont le résultat net consolidé est de 262 millions de dollars pour l'exercice 2018.
Par ailleurs, les saisies litigieuses ont permis de rendre indisponible une somme totale de 6'048 018,89 euros, supérieure à la créance alléguée dans la requête présentée devant le tribunal de commerce.
Il convient pour ce seul motif d'ordonner mainlevée des saisies conservatoires, l'ordonnance étant infirmée de ce chef.
Sur l'indemnisation des préjudices résultant des saisies conservatoires :
C'est à tort que le premier juge a estimé que seul le juge du fond était compétent pour statuer sur cette demande, alors que l'article L. 512-2 du code des procédures civiles d'exécution dispose que lorsque le juge ordonne la mainlevée d'une mesure conservatoire, le créancier peut être condamné à réparer le préjudice causé par ladite mesure, sans qu'il ne soit nécessaire de rapporter la preuve d'une faute.
Cette demande est par conséquent recevable.
Sur son bien-fondé, la Banque Atlantique ne vise aucune pièce dans ses écritures permettant d'établir le préjudice matériel qu'elle allègue. La société Ecobank justifie avoir eu recours à divers emprunts mais n'atteste pas que ceux-ci sont la conséquence directe des saisies conservatoires.
En revanche, alors que les saisies conservatoires ont été pratiquées entre les mains de six banques différentes, elles ont nécessairement causé aux débitrices un préjudice moral, en particulier en termes de réputation auprès des banques dans lesquelles les comptes affectés par ces saisies sont ouverts.
Il sera alloué à ce titre, à chaque société appelante, la somme de 10 000 euros.
Sur les autres demandes :
Les appelantes ne caractérisent pas l'abus commis par la société'Lcd lorsqu'elle a sollicité les saisies conservatoires sur requête, de sorte qu'elles seront déboutées de leur demande de dommages-intérêts formée à ce titre.
Au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, la société Ldc sera condamnée à payer à chaque appelante la somme de 10 000 euros.
Il n'y a pas lieu d'inclure dans les dépens de première instance et d'appel, mis à la charge de la société Ldc, les frais de traduction, les appelantes ne précisant pas lesquels de ces frais étaient rendus nécessaires par la loi.
PAR CES MOTIFS
Infirme l'ordonnance, sauf en ce qu'elle a débouté la Sa de droit ivoirien Banque Atlantique Côte d'Ivoire, la Sa de droit bissau-guinéen Banque Atlantique Guinée-Bissau et la Sa de droit bissau-guinéen Ecobank Guinée-Bissau de leur demande d'annulation de l'ordonnance du 19 juin 2018 ;
Statuant à nouveau du chef des dispositions infirmées ;
Ordonne la rétractation de l'ordonnance du 19 juin 2018 et la mainlevée de toutes saisies conservatoires prises en exécution de cette décision ;
Dit recevable les demandes de dommages-intérêts de la Sa de droit ivoirien Banque Atlantique Côte d'Ivoire, de la Sa de droit bissau-guinéen Banque Atlantique Guinée-Bissau et de la Sa de droit bissau-guinéen Ecobank Guinée-Bissau ;
Condamne-la Sa de droit suisse Louis Dreyfus Company Suisse à payer à la Sa de droit ivoirien Banque Atlantique Côte d'Ivoire, la Sa de droit bissau-guinéen Banque Atlantique Guinée-Bissau et la Sa de droit bissau-guinéen Ecobank Guinée-Bissau, chacune, la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts, en réparation de leur préjudice moral ;
Rejette toute autre demande ;
Condamne-la Sa de droit suisse Louis Dreyfus Company Suisse à payer à la Sa de droit ivoirien Banque Atlantique Côte d'Ivoire, la Sa de droit bissau-guinéen Banque Atlantique Guinée-Bissau et la Sa de droit bissau-guinéen Ecobank Guinée-Bissau, chacune, la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne-la Sa de droit suisse Louis Dreyfus Company Suisse aux dépens de première instance et d'appel.