CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 6 juin 2019, n° 18/08987
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Free (SAS), Free Mobile (SA)
Défendeur :
Orange (SA), Arcep
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Michel-Amsellem
Conseillers :
M. Douvreleur, M. Mollard
Avocats :
Me Saleh Cherabieh, Me Fréget, Me Boccon-Gibod, Me Limbour, Me Delannoy
FAITS ET PROCÉDURE
A. L'interconnexion des réseaux de téléphonie
1.L'interconnexion correspond aux liaisons physiques et logiques entre réseaux, notamment afin de permettre aux abonnés d'un opérateur de téléphonie, fixe ou mobile, de communiquer avec les abonnés d'un autre opérateur, ou encore d'accéder aux services fournis par un autre opérateur.
2.L'objet du présent différend concerne spécifiquement la terminaison d'appel vocal : lorsqu'un abonné à un réseau de téléphonie fixe ou mobile appelle son correspondant sur son téléphone fixe ou mobile, son appel est, d'abord, pris en charge par son propre opérateur de téléphonie, l' « opérateur de départ » ou « opérateur appelant », qui l'achemine à travers son réseau jusqu'à un point d'interconnexion avec le réseau de l'opérateur de l'appelé, l' « opérateur d'arrivée » ou « opérateur appelé ». Ce dernier prend, ensuite, en charge l'acheminement de l'appel sur son réseau, depuis le point d'interconnexion jusqu'au destinataire appelé. C'est cette prise en charge qui constitue la prestation de « terminaison d'appel ». Par commodité, on dit que l'opérateur vendeur « termine » les appels vocaux vers ces numéros ou utilisateurs finals.
3.La prestation de terminaison d'appel est payée sur le marché de gros par l'opérateur appelant à l'opérateur appelé et fait l'objet d'un contrat dénommé « convention d'interconnexion », qui précise notamment les modalités techniques (identification des points d'interconnexion pertinents, protocoles, etc.) et tarifaires applicables.
4.L'opérateur, fixe ou mobile, sur le réseau duquel doit aboutir l'appel se trouve structurellement en situation de monopole sur le marché de gros de ses prestations de terminaison d'appel, puisqu'il est l'unique offreur de cette prestation sur son réseau.
5.Constatant cette position dominante, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ci après l' « X ») a pris deux décisions d'analyse de marché successives (décision n° 2014-1485 du 9 décembre 2014 portant sur la définition des marchés pertinents relatifs à la terminaison d'appel vocal sur les réseaux fixes en France et à la terminaison d'appel vocal sur les réseaux mobiles en France, la désignation d'opérateurs exerçant une influence significative sur ces marchés et les obligations imposées à ce titre pour la période 2014-2017, et décision n° 2017-1453 du 12 décembre 2017 portant sur la détermination des marchés pertinents relatifs à la terminaison d'appel vocal sur les réseaux fixes en France et à la terminaison d'appel vocal sur les réseaux mobiles en France, la désignation d'opérateurs exerçant une influence significative sur ces marchés et les obligations imposées à ce titre pour la période 2017-2020), par lesquelles elle a prescrit une série d'obligations à chaque opérateur qualifié de « puissant », compris comme disposant de plus d'un million d'abonnés.
6.Dans le présent différend opposant la société Orange aux sociétés Free et Free Mobile (ci après, ensemble, les « sociétés Free »), l'opérateur appelant est la société Orange, les sociétés Free étant les opérateurs appelés. Les décisions de l'ARCEP nos 2014-1485 et 2017-1453, précitées, s'appliquent aux sociétés Free.
B. Le mouvement de transition du marché de l'interconnexion TDM vers l'interconnexion IP
7.À l'origine, l'interconnexion s'effectuait selon le protocole « TDM » (« Time Division Multiplexing » ' multiplexage par division du temps). À partir des années 2010, les principaux
opérateurs ont initié un mouvement de transition de leurs interconnexions vers le mode IP (« Internet Protocol ») et le transport de la voix via internet (« Voice over Internet Protocol » ou « VoIP »).
... a encouragé cette évolution en considérant, dans sa décision n° 2014-1485 du 9 septembre 2014 précitée, qu'à partir du 1er juillet 2015, une demande d'interconnexion en mode IP de la part d'un opérateur appelant (opérateur de départ), « [devait] nécessairement [être] considérée comme raisonnable » en France métropolitaine.
9.Elle a, en revanche, décidé de laisser au marché le soin de définir les conditions d'interconnexion applicables dans le cadre de l'interconnexion en mode IP, sans publier de spécifications techniques détaillées associées aux offres d'interconnexion IP, comme elle l'avait fait pour l'interconnexion en mode TDM. Elle a, en effet, entendu privilégier une logique d'autorégulation, étant rappelé que les opérateurs ont tous intérêt à garantir l'interconnexion efficace de leurs réseaux au bénéfice de leurs abonnés.
10.Coexistent actuellement deux versions du protocole IP : la version IPv4 et la version IPv6, cette dernière étant la plus récente. Il n'existe pas de compatibilité ascendante entre ces deux versions : un opérateur utilisant la version IPv4 n'a pas la possibilité d'interconnecter son réseau avec celui d'un opérateur utilisant la version IPv6. Il y a en revanche compatibilité descendante : l'opérateur qui utilise la version IPv6 peut paramétrer ses équipements pour assurer l'interconnexion avec un réseau utilisant la version IPv4.
11.Encouragés par les pouvoirs publics, l'ensemble des opérateurs de téléphonie fixe et mobile ont déjà migré (telles les sociétés Free) ou sont en train de migrer (telle la société Orange), de la version IPv4 à la version IPv6.
12.L'utilisation du protocole IP a fait apparaître un certain nombre de difficultés techniques nouvelles. En particulier, la transmission de messages de signalisation, dans le cas d'un service VoIP, peut être sujette à des pertes lors de leur acheminement entre les différents utilisateurs. Afin de limiter les impacts que pourraient avoir ces erreurs, le protocole de signalisation utilisé pour le service VoIP permet de fiabiliser la transmission de ces messages en détectant les pertes éventuelles et, le cas échéant, en les retransmettant. Cette fiabilisation se fait via l'envoi d'un « message d'acquittement » à la réception du message, par le destinataire à l'expéditeur. Ainsi, l'expéditeur retransmet son message à l'expiration d'un délai prédéfini tant qu'il n'a pas reçu le message d'acquittement. Cependant, cette fiabilisation n'a été prévue que pour une partie des messages transmis et ne s'applique pas aux messages de type « réponse provisoire », qui permettent de savoir si l'appel est bien en cours d'acheminement.
13.Il est notamment possible que, lors d'un appel, le message informant l'appelant du déclenchement de la sonnerie sur le terminal de l'appelé, se perde. Aucune tonalité de retour d'appel ne parviendra alors à l'appelant, situation qualifiée de « communication blanche » : l'appelant ne peut alors savoir si son appel a abouti ou non et risque de raccrocher avant que l'appelé ait eu le temps de décrocher.
14.Afin d'éviter une telle situation, l'Internet Engineering Task Force (IETF), regroupement international d'architectes réseau, d'opérateurs, de vendeurs et de chercheurs ayant pour objectif d'élaborer des recommandations, voire des spécifications, relatives à internet, sous la forme de documents appelés RFC (pour « Request For Comments »), a défini une méthode appelée « F » (pour « Provisional Response ACKnowledgement »). Elle a pour fonction de fiabiliser l'envoi des messages de type « réponse provisoire » en imposant au destinataire de ces messages de les « acquitter » explicitement par l'envoi de « messages F ».
15.Dans le cadre d'une prestation de terminaison d'appel, les messages F peuvent être générés soit par les équipements du réseau de l'opérateur appelant, soit par ceux du réseau de l'opérateur appelé.
16.Tous les réseaux de téléphonie ne mettent pas en oeuvre la méthode F. Il est constant que le réseau Free l'applique, mais pas le réseau Orange.
C. Le différend et la décision attaquée
17.La société Orange, d'une part, les sociétés Free, d'autre part, font partie des principaux opérateurs de téléphonie fixe et mobile en France.
18.La première fait partie de la Fédération Française des Télécoms (ci après la « FFT »), association réunissant un certain nombre d'opérateurs de télécommunications en France, qui s'est notamment donnée pour mission d'élaborer des recommandations en matière d'interconnexion IP. Les sociétés Free ne sont pas membres de cette fédération.
19.À partir de l'année 2007, la société Orange a conclu avec les sociétés Free plusieurs conventions d'interconnexion en mode TDM aux réseaux fixe et mobile de celles ci.
20.En mai 2016, les sociétés Free ont proposé des offres d'interconnexion « voix » en mode IP à la société Orange.
21.La société Orange a contesté plusieurs dispositions de ces offres au motif qu'elles ne respectaient pas les recommandations de la FFT, notamment en ce qu'elles lui imposaient, d'une part, de s'interconnecter en mode IPv6, lui interdisant ainsi d'utiliser un adressage IPv4 pour l'interconnexion, et, d'autre part, de mettre en oeuvre, sur son réseau, la fonctionnalité F ou, à défaut, d'acquitter une surtarification au titre de la mise en oeuvre de cette fonctionnalité par les équipements du réseau Free.
22.Elle a donc demandé aux sociétés Free de prévoir la possibilité d'utiliser un adressage IPv4 sans surcoût et de supprimer toute majoration tarifaire en cas d'interconnexion sans la fonctionnalité F.
23.Les négociations ayant échoué, la société Orange a saisi l'ARCEP afin de trancher ce différend.
24.Devant l'ARCEP, elle a fait valoir, en particulier, qu'une faille sécuritaire l'empêchait pour le moment de s'interconnecter en mode IPv6 au réseau Free, tandis que, le protocole IPv6 ayant été conçu pour assurer une compatibilité descendante avec le protocole IPv4, le refus des sociétés Free d'activer cette compatibilité, et donc de proposer une interconnexion en mode IPv4, n'était ni rationnel ni justifié.
25.Elle a également exposé que la mise en oeuvre de la méthode F sur ses équipements et son réseau entraînerait des surcoûts élevés et injustifiés, alors même que le F n'est pas indispensable.
26.Elle a, en conséquence, demandé à l'ARCEP, notamment, d'enjoindre aux sociétés Free de modifier leur offre d'interconnexion VoIP fixe et mobile afin, d'une part, de proposer de manière optionnelle la compatibilité IPv4 sans majoration tarifaire et, d'autre part, de rendre l'option sans F disponible sans majoration tarifaire.
27.Par décision n° 2018-0435- RDPI du 12 avril 2018 se prononçant sur une demande de règlement de différend opposant, d'une part, la société Orange et, d'autre part, les sociétés Free et Free Mobile (ci après la « décision attaquée »), l'ARCEP a fait droit à ces demandes.
... a constaté, d'une part, que, à la date à laquelle elle statuait, la société Orange ne pouvait s'interconnecter en mode IPv6, alors qu'en revanche, les sociétés Free disposaient des capacités de satisfaire à sa demande d'interconnexion en mode IPv4, laquelle devait, par conséquent, être considérée comme justifiée et raisonnable. Elle a, en outre, relevé que la demande de la société Orange ne supposait aucun investissement complémentaire pour les sociétés Free, puisque l'interconnexion pouvait être assurée par une modification du paramétrage de leurs équipements existants, de sorte qu'aucune majoration tarifaire ne pouvait être imposée à la société Orange.
29.L'ARCEP a relevé, d'autre part, que les sociétés Free étaient les seuls opérateurs français à imposer l'utilisation de la fonctionnalité F, celle ci étant généralement appréhendée comme une méthode optionnelle par les autres acteurs du marché. Constatant qu'elle était présentée par les sociétés Free comme une méthode garantissant une meilleure qualité de service à leurs abonnés, susceptible, à ce titre, de leur procurer un avantage commercial, l'ARCEP a considéré qu'il ne revenait pas à la société Orange de supporter les conséquences de la stratégie commerciale des sociétés Free, que ce soit au prix d'une adaptation de ses équipements, aux fins d'adopter la méthode F, ou d'une majoration tarifaire.
D. Le recours
30.Par déclaration écrite en date du 15 mai 2018, les sociétés Free ont formé un recours contre cette décision devant la présente cour, demandant à la cour :
- à titre principal, de
- annuler l'article 1er, premier et deuxième tirets, de la décision attaquée, en ce qu'il leur impose de proposer à la société Orange des conventions d'interconnexion en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile prévoyant :
i) la possibilité de s'interconnecter, sans majoration tarifaire, avec le protocole IPv4 en sus de la possibilité de s'interconnecter avec le protocole IPv6 (premier tiret), et
ii) la possibilité, sans majoration tarifaire, de ne pas utiliser la méthode F à l'interconnexion (deuxième tiret) ;
- statuant à nouveau, dire que les sociétés Free sont fondées, dans le cadre de leurs offres d'interconnexion en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile à :
i) prévoir que l'utilisation de l'option d'interconnexion avec le protocole IPv4 fera l'objet d'une majoration tarifaire,
ii) prévoir que l'utilisation de la méthode sans F fera l'objet d'une majoration tarifaire.
- à titre subsidiaire, de réformer l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée en fixant à dix huit mois la durée maximale de l'obligation qu'elle impose aux sociétés Free de proposer à la société Orange des conventions en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile prévoyant la possibilité de s'interconnecter, sans majoration tarifaire, avec le protocole IPv4 en sus de la possibilité de s'interconnecter avec le protocole IPv6 ;
- en toute hypothèse, de :
- condamner la société Orange au paiement de la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner le Trésor public aux entiers dépens.
31.Dans l'exposé complet de leurs moyens et dans leurs dernières conclusions, déposés
respectivement les 15 juin 2018 et 11 janvier 2019, les sociétés Free ont modifié la formulation de leur demande présentée à titre principal, demandant désormais à la cour, statuant à nouveau après annulation de l'article 1er de la décision attaquée, de dire que les sociétés Free sont fondées, dans le cadre de leurs offres d'interconnexion en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile à « i) prévoir que l'interconnexion repose sur le protocole IPv6 ».
32.Elles ont également ajouté à leur demande présentée à titre subsidiaire, demandant à la cour de réformer également l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée en « autorisant les sociétés Free et Free Mobile à imposer une majoration tarifaire en cas d'absence de F sur le réseau de l'opérateur souhaitant s'interconnecter à ses infrastructures dans ses Offres d'interconnexion égal à 50 % du montant qu'elles facturaient avant la décision attaquée ».
33.Enfin, elles ont porté leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile à la somme de 35 000 euros.
MOTIVATION
I. SUR LA DEMANDE PRINCIPALE EN ANNULATION
A. Sur la recevabilité
34.À titre liminaire, la cour relève que, si l'ARCEP fait valoir que c'est au mépris du principe de loyauté procédurale que les sociétés Free critiquent le dispositif de la décision attaquée, qu'elles auraient accepté, elle n'en tire aucune conséquence de droit.
35.La société Orange souligne que, dans leur déclaration de recours, les sociétés Free demandaient notamment à la cour, après annulation de l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée, de dire que les sociétés Free sont fondées à « prévoir que l'utilisation de l'option d'interconnexion avec le protocole IPv4 fera l'objet d'une majoration tarifaire », mais que, dans l'exposé complet de leurs moyens et dans leurs dernières conclusions, elles lui demandent de dire qu'elles sont fondées à « prévoir que l'interconnexion repose sur le protocole IPv6 ».
36.Elle soutient que, ce faisant, les sociétés Free ont formé, dans l'exposé complet de leurs moyens, une demande nouvelle, à ce titre irrecevable en application de l'article R.11-3 du code des postes et des communications électroniques.
37.Selon elle, la demande principale des sociétés Free figurant dans leur déclaration de recours, visait seulement à remettre en cause l'interdiction d'appliquer une majoration tarifaire à l'option d'interconnexion en mode IPv4, alors que, dans l'exposé complet de leurs moyens et dans leurs dernières conclusions, ces sociétés formulent désormais une demande ayant pour objet de contester la possibilité même d'une interconnexion en IPv4.
38.Il s'agirait donc d'une demande nouvelle, qui, pour être recevable, aurait dû être formée dans la déclaration de recours.
39.Quant à la demande figurant initialement dans la déclaration de recours, elle ne serait plus soutenue.
40.Les sociétés Free soutiennent que leur demande principale est recevable.
41.Elles font valoir que, conformément aux exigences de l'article R. 11-3 du code des postes et des communications électroniques, l'objet de leur recours a été précisé dans la déclaration de recours, à savoir l'annulation de la décision attaquée à titre principal et sa réformation à titre subsidiaire, et que cet objet est resté inchangé dans l'exposé complet de leurs moyens.
42.Elles ajoutent que les deux formulations employées respectivement dans la déclaration de recours et dans l'exposé complet des moyens sont strictement équivalentes : l'une et l'autre invitent en effet la cour à tirer expressément les mêmes conséquences de l'annulation de l'article 1er de la décision attaquée, à savoir « dire et juger » que les sociétés Free étaient libres d'exiger une majoration tarifaire pour toute demande s'écartant des spécifications de leurs offres d'interconnexion reposant sur le protocole IPv6 et l'utilisation de la méthode F. Elles précisent, en tant que de besoin, qu'elles maintiendront la possibilité pour la société Orange de s'interconnecter en IPv4 moyennant le paiement d'une surcharge tarifaire.
43.Elles contestent avoir renoncé à leur demande initiale, soulignant qu'un tel abandon ne peut résulter que d'une manifestation expresse de volonté du demandeur au recours.
44.À titre subsidiaire, les sociétés Free exposent que, dans l'hypothèse où il serait considéré que leur demande a évolué, elles n'en seraient pas pour autant irrecevables en raison de l'évolution de la jurisprudence de la présente cour relative aux moyens nouveaux. Selon elles, en effet, aux termes de l'arrêt de cette cour du 23 janvier 2007 (RG n° 06/06163), des moyens qui ne figurent pas dans la déclaration de recours, mais qui sont invoqués dans l'exposé complet des moyens déposé dans le mois suivant le recours, sont recevables.
***
45.La cour constate que, nonobstant la modification des termes dans lesquelles la demande à titre principal des sociétés Free est formulée, celle ci est restée inchangée.
46.En effet, à aucun moment au cours de la présente instance, les sociétés Free n'ont soutenu qu'elles refuseraient à la société Orange la possibilité de s'interconnecter à leur réseau en mode IPv4, maintenant la position qu'elles avaient exprimée lors de la séance devant le collège de l'ARCEP, le 29 mars 2018 (décision attaquée, p. 17). Devant la cour, les sociétés Free se sont bornées à soutenir qu'un tel choix de la part de la société Orange justifiait une surfacturation à sa charge. À cet égard, la cour rappelle que l'intérêt de tous les opérateurs, y compris celui des sociétés Free, est de permettre l'interconnexion de leurs réseaux.
47.Dès lors, la formulation initiale, tendant à voir dire que les sociétés Free sont fondées à « prévoir que l'utilisation de l'option d'interconnexion avec le protocole IPv4 fera l'objet d'une majoration tarifaire » et la nouvelle formulation, tendant à voir dire qu'elles sont fondées à « prévoir que l'interconnexion repose sur le protocole IPv6 », ont exactement le même objet, la nouvelle formulation se bornant à expliciter le raisonnement sur lequel repose la demande de majoration tarifaire en cas d'interconnexion en mode IPv4.
48.La fin de non recevoir de la demande principale des sociétés Free soulevée par la société Orange sera donc écartée.
B. Sur le fond
1. Argumentation développée devant la cour
a. Moyens des sociétés Free
49.Les sociétés Free soutiennent, en premier lieu, qu'en considérant comme établies les difficultés
de la société Orange à s'interconnecter en mode IPv6, la décision attaquée a renversé la charge de la preuve.
50.Elles font en effet valoir que la société Orange, qui a reconnu à la fois que ses équipements « supportent l'utilisation d'IPv6 et la conversion entre IPv4 et IPv6 » et que la faille sécuritaire l'ayant empêchée d'activer cette option de conversion a été corrigée, ne rapporte pas la preuve de ce qu'elle resterait dans l'incapacité technique d'activer le mode IPv6.
51.Dès lors que la défaillance alléguée des équipements IPv6 de la société Orange, dont découleraient ses besoins en interconnexion en mode IPv4, et l'impossibilité d'activer la méthode F sur son réseau ne sont pas établies, il lui appartiendrait d'en supporter les coûts.
52.Les sociétés Free font valoir, en deuxième lieu, que la décision attaquée viole les principes et objectifs de la régulation, issus des directives du « Paquet télécom » [directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques (directive « cadre ») (ci après la « directive cadre »), et directive 2002/19/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 relative à l'accès aux réseaux de communications électroniques et aux ressources associées, ainsi qu'à leur interconnexion (directive « accès ») (ci après la « directive accès »)], et transposés à l'article L. 32-1 du code des postes et des communications électroniques, dont l'observation est obligatoire.
53.D'une part, les requérantes soutiennent que la décision attaquée constitue une entrave à l'objectif de « développement de l'investissement, de l'innovation et de la compétitivité », énoncé à l'article L. 32-1 II 3° du code des postes et des communications électroniques.
54.En effet, en les obligeant à supporter les coûts liés à la translation du protocole IPv4 (sur lequel repose le réseau Orange) vers le protocole IPv6 (sur la base duquel elles ont configuré leur propre réseau) et à l'absence de F sur le réseau de la société Orange, la décision attaquée dévaloriserait les investissements qu'elles ont opérés pour améliorer la qualité de leurs services au bénéfice des consommateurs. Les requérantes soulignent, en particulier, que ces obligations, qui les contraignent à assumer les coûts liés au défaut d'investissement de la société Orange, aboutissent à leur faire supporter une surcharge artificielle qui a pour effet de freiner l'investissement et l'incitation au progrès technologique.
55.Selon elles, la décision attaquée crée, en conséquence, une « prime au dernier investisseur », qui désincite à l'innovation sur le marché, en procurant un avantage concurrentiel aux opérateurs qui ont fait le choix de maintenir une technologie obsolète, et neutralise le droit d'entraînement dont peut légitimement se prévaloir l 'opérateur qui investit dans son infrastructure au profit des consommateurs.
56.D'autre part, les requérantes affirment que la décision attaquée va à l'encontre du principe de « protection des consommateurs », énoncé à l'article L. 32-1 II 5° du code des postes et des communications électroniques.
57.Elles rappellent que l'absence de F est susceptible d'entraîner des « communications blanches » ' que l'ARCEP analyse comme un indicateur de qualité des services fixes ', ce qui crée l'illusion, chez l'appelant, que le réseau appelé est déficient et ne fonctionne pas et peut le conduire à terminer prématurément son appel afin de tenter de contacter à nouveau son correspondant. Elles ajoutent que l'absence de F a pour effet de dégrader l'image de l'opérateur concurrent auprès de l'abonné de la société Orange, alors qu'elle est entièrement imputable à cette dernière.
58.Selon les requérantes, l'obligation qui leur est faite de proposer une interconnexion sans F sans majoration tarifaire impose à leurs abonnés de subir les coûts des choix technologiques de la société Orange de ne pas remédier à la dégradation de qualité de service qu'engendre le passage du mode TDM vers le mode IP. Elles en déduisent que la décision attaquée n'incitera pas les opérateurs à investir dans la technologie de la VoIP avec F, qui permet de fiabiliser les communications et d'améliorer ainsi la qualité de service, en violation du principe de protection des consommateurs.
59.Les sociétés Free font valoir, en troisième lieu, que la décision attaquée viole l'article L. 38 du code des postes et des communications électroniques ainsi que la décision de l'ARCEP n° 2017-1453, en leur imposant de faire droit à des demandes d'interconnexion qui ne peuvent être considérées comme raisonnables.
60.D'une part, les requérantes soutiennent que la décision attaquée méconnaît le principe selon lequel il appartient au demandeur à l'interconnexion de s'adapter à l'infrastructure à laquelle il souhaite s'interconnecter, principe résultant à la fois, expressément, de la communication n° 98/C 265/02 de la Commission relative à l'application des règles de concurrence aux accords d'accès dans le secteur des télécommunications (JOCE 1998, C 265, p. 2), et, implicitement, de l'article D. 99-7 du code des postes et des communications électroniques.
61.Elles exposent que c'est au demandeur à l'interconnexion de supporter l'intégralité des coûts induits par sa demande d'interconnexion, qu'ils découlent de son adaptation à l'infrastructure concernée ou de son utilisation. À cet égard, l'obligation pour le demandeur à l'interconnexion de respecter les spécifications techniques des infrastructures auxquelles il souhaite s'interconnecter ou de s'acquitter, le cas échéant, du paiement des coûts que son retard technologique génère pour le propriétaire de l'infrastructure, ne pourrait être analysée comme une spécification technique discriminante. Selon les requérantes, la discrimination n'existerait, en l'espèce, que si elles refusaient toute demande d'interconnexion en IPv4 sans F.
62.Elles expliquent que satisfaire à la demande de la société Orange d'interconnexion en mode IPv4 entraîne des surcoûts liés à une utilisation plus intensive de leurs équipements dits « SBC » (pour « Session Border Controller », équipements de sécurité utilisés dans les réseaux VoIP et exerçant un contrôle sur la signalisation et sur les flux de communication), qu'il est inéquitable de laisser à leur charge.
63.Selon les requérantes, la décision attaquée opère un renversement du principe énoncé dans la directive cadre et la jurisprudence de la Cour de justice l'Union européenne (ci après la « Cour de justice » ou la « CJUE »), selon lequel l'autorité de régulation doit établir un équilibre entre, d'une part, le droit du propriétaire d'exploiter son infrastructure à son propre avantage et, d'autre part, le droit pour d'autres fournisseurs de services d'accéder à des ressources indispensables pour la fourniture de services concurrentiels, (CJUE, arrêt du 13 novembre 2008, Commission/Pologne, C-227/07, point 41). Elles font valoir, à ce titre, que leurs choix de configurer leurs infrastructures en IPv6 et de proposer la VoIP avec F résultent d'une volonté d'améliorer l'efficacité générale de leurs réseaux conformément aux incitations des pouvoirs publics. Selon elles, ces choix peuvent dès lors s'analyser comme des « justifications objectives », habilitant le propriétaire d'une infrastructure à en refuser l'accès au demandeur qui ne satisfait pas aux normes techniques requises pour l'interconnexion à celle ci, conformément à l'interprétation retenue par la Commission l'Union européenne (ci après la « Commission ») au paragraphe 102 de sa communication n° 98/C 265/02, précitée.
64.D'autre part, les requérantes font valoir que les choix qui ont été les leurs de proposer une interconnexion en mode IPv6 uniquement et d'utiliser la méthode F sont « structurants » et ont été pris au regard de leurs besoins propres, de leur positionnement concurrentiel et de ce qu'elles ont estimé le plus conforme à leurs intérêts et à ceux de leurs abonnés. Elles soulignent que ces choix technologiques apparaissent raisonnables au vu du contexte et de l'évolution du secteur, mais également porteurs d'un progrès pour les consommateurs.
65.Selon elles, en leur imposant, à l'encontre desdits choix technologiques structurants, de proposer une interconnexion en mode IPv4 et sans F, et cela sans majoration tarifaire, la décision attaquée les oblige à satisfaire à une demande déraisonnable en ce qu'elle aboutit à ralentir fortement la transition, inéluctable et nécessaire vers le mode IPv6.
66.Les requérantes font également valoir que la demande de la société Orange d'une interconnexion sans F et sans majoration tarifaire n'est pas non plus raisonnable, en ce qu'elle consiste à leur demander soit d'abandonner un service bénéficiant aux consommateurs, soit de le maintenir en supportant intégralement le surcoût résultant du refus de la société Orange d'activer la méthode F sur son propre réseau. Elles rappellent que la méthode F n'est pas un « avantage commercial », comme le soutient l'ARCEP, mais une nécessité, dans la mesure où elle permet d'éviter une régression de la qualité de service par rapport au mode TDM, de sorte que son abandon n'est pas envisageable.
67.Les sociétés Free affirment, en quatrième lieu, qu'en imposant de proposer une interconnexion en mode IPv4 et sans F sans majoration tarifaire, la décision attaquée détermine des standards de fait de façon illégale.
68.Selon les requérantes, d'une part, l'ARCEP a rendu de facto obligatoire l'interconnexion en mode IPv4 ainsi que l'interconnexion sans F, en se fondant exclusivement sur les travaux d'une organisation non représentative, la FFT, qui, de surcroît, ne respectent aucun des principes applicables aux travaux de normalisation.
69.La détermination de standards de fait sur un tel fondement serait illicite.
70.Elles font valoir, tout d'abord, que la FFT, qui agit explicitement dans l'intérêt de ses membres et ne représente qu'une minorité d'acteurs sur le marché, n'est pas une association habilitée à édicter des normes techniques. De plus, ses travaux ne respecteraient pas les principes d'impartialité et de transparence applicables aux travaux de normalisation, puisqu'ils reposent sur les choix technologiques et techniques des adhérents de la FFT et qu'aucune consultation n'a été publiée avant 2017. En outre, leurs conclusions ne correspondraient pas au contexte technologique actuel ni aux incitations des pouvoirs publics en faveur du passage à l'IPv6.
71.Elles considèrent, ensuite, qu'en érigeant au rang de standards de fait les choix technologiques des adhérents de la FFT, association professionnelle regroupant une partie des opérateurs concernés, l'ARCEP a rendu obligatoire un comportement entre opérateurs privés pour l'ensemble des acteurs du marché. En outre, l'ARCEP aurait, par la décision attaquée, octroyé de fait à la FFT et à ses membres le droit exclusif de déterminer les spécifications techniques d'interconnexion applicables à l'ensemble des opérateurs, y compris à ceux qui ne sont pas représentés au sein de celle ci, instaurant donc une inégalité patente des chances entre opérateurs. Selon les requérantes, la décision attaquée a donc un objet anticoncurrentiel et des effets restrictifs de concurrence et viole l'article 101 du TFUE, lu en combinaison avec l'article 4, paragraphe 3, du TUE et l'article 106 du TFUE.
72.Enfin, les requérantes soutiennent qu'en déterminant des règles techniques de fait au sens de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information, sans en informer préalablement la Commission, l'ARCEP a violé les dispositions de ce texte. Elles font valoir, de même, qu'en leur imposant, au travers de ces règles techniques, des obligations qu'elle ne pouvait leur imposer que par une décision prise conformément à la procédure prévue à l'article 8 de la directive accès, laquelle exige une notification à la Commission et donne le dernier mot à cette dernière, l'ARCEP a violé cette directive.
73.Dans l'hypothèse où la cour aurait un doute sur l'interprétation de la directive 2015/1535 et de la directive accès, elles l'invitent à poser des questions préjudicielles à la Cour de justice.
74.D'autre part, les requérantes font valoir que la détermination de standards de fait par l'ARCEP à l'occasion d'une décision de règlement de différend constitue un détournement de l'objet de cette procédure.
75.Les sociétés Free soutiennent, en cinquième lieu, que la décision attaquée méconnaît l'exigence d'équité imposée par les articles L. 34-8 et L. 36-8 du code des postes et des communications électroniques.
76.Selon elle en effet, cette décision leur impose de s'adapter aux choix technologiques de la société Orange dans le cadre d'une demande d'interconnexion, alors même que la situation n'est pas inversée lorsque la demande d'interconnexion émane des sociétés Free, celles ci s'adaptant alors aux infrastructures de la société Orange et à ses choix technologiques.
77.Elles soulignent en particulier que l'ARCEP ne demande pas à la société Orange d'activer le F sur son réseau, lorsqu'elle est opérateur appelé.
78.En dernier lieu, les sociétés Free font valoir que leurs tarifs de terminaison d'appel respectent la décision de l'ARCEP n° 2017-1453, précitée.
79.Soulignant que leur prestation de base de terminaison d'appel, applicable aux interconnexions conformes aux spécifications techniques retenues pour leurs infrastructures, respecte pleinement les plafonds tarifaires édictés par l'ARCEP, elles font valoir que les options qui permettent aux opérateurs de s'interconnecter en mode IPv4 et sans F constituent des prestations supplémentaires, qui ne sont pas indispensables à l'interconnexion dès lors que chaque opérateur est libre d'adopter les technologies spécifiées dans leurs offres d'interconnexion.
80.Elles estiment, en conséquence, que ces prestations supplémentaires peuvent faire l'objet de surcharges tarifaires.
b. Arguments en réponse de la société Orange
81.La société Orange fait valoir, en premier lieu, que la décision attaquée est conforme aux dispositions de l'article L. 36-8 du code des postes et des communications électroniques, en ce qu'elle a fait droit à ses demandes raisonnables d'interconnexion.
82.D'une part, s'agissant de sa demande d'interconnexion en mode IPv4, elle rappelle, d'abord, qu'à l'issue du Comité de l'interconnexion et de l'accès (CIA) en date du 17 avril 2015, l'ARCEP a déclaré qu'une « demande d'un opérateur qui s'écarterait des spécifications sectorielles ne saurait a priori être considérée comme raisonnable » et qu'un opérateur vendeur de terminaisons d'appel devrait « subir les éventuels surcoûts de conversion s'il s'éloigne des spécifications sectorielles ».
83.Or, selon la société Orange, la demande d'interconnexion en mode IPv4 est conforme aux recommandations sectorielles, issues des travaux de la FFT, auxquels les sociétés Free étaient libres de participer. Elle souligne, à cet égard, que le protocole IPv4 fait toujours l'objet d'une utilisation majoritaire en France, que l'utilisation du protocole IPv6 est encore loin d'être systématique et que les sociétés Free sont d'ailleurs les seuls opérateurs nationaux à avoir fait le choix de proposer une interconnexion VoIP exclusivement compatible avec le protocole IPv6.
84.Elle conteste l'affirmation des requérantes selon laquelle, en matière d'interconnexion VoIP, la transition vers le protocole IPv6 serait aussi « indispensable et urgente » qu' « inéluctable et nécessaire », faisant valoir que l'utilisation du protocole IPv6 pour l'interconnexion des réseaux ne se justifie pas dès lors que le nombre d'adresses IP requises ne se compte alors qu'en dizaine.
85.Dans ces conditions, elle estime qu'il ne serait pas raisonnable de lui demander de supporter les investissements nécessaires pour s'adapter aux choix technologiques des sociétés Free, alors que ces dernières se sont délibérément placées en marge des travaux des autres opérateurs du secteur.
86.La société Orange constate, ensuite, que les sociétés Free sont parfaitement en mesure, sans surcoût, de répondre favorablement à sa demande d'interconnexion en mode IPv4 dans la mesure où le protocole IPv6 a été conçu dès l'origine pour assurer une compatibilité descendante avec le protocole IPv4. À l'inverse, elle même rencontre des difficultés sérieuses pour la mise en oeuvre d'une interconnexion VoIP reposant sur le protocole IPv6, de sorte qu'elle ne sera pas en mesure de s'interconnecter en IPv6 avant 2019. A l'audience, elle indique ne pas encore pouvoir le faire.
87.Enfin, la société Orange expose que, depuis la décision de l'ARCEP n° 2014-1485, précitée, le prix de la terminaison d'appel ne doit pas excéder un plafond tarifaire englobant l'ensemble des coûts fixés par l'ARCEP, les coûts à prendre en considération étant ceux d'un opérateur générique efficace. Selon elle, au cas d'espèce, le prix de la terminaison d'appel des sociétés Free étant égal au plafond tarifaire défini par l'ARCEP, les requérantes ne peuvent réclamer une majoration tarifaire concernant les fonctionnalités « IPv4 » et « sans F », puisque cela aboutirait à faire payer à la société Orange des coûts supérieurs au plafond fixé par le régulateur et, par conséquent, à lui faire supporter l'inefficacité des sociétés Free.
88.D'autre part, s'agissant de sa demande d'interconnexion sans F sans majoration tarifaire, la société Orange fait valoir que la méthode F doit être considérée comme optionnelle, selon les recommandations sectorielles, et qu'en réalité, il n'existe aucune nécessité technologique de l'utiliser dans la mesure où les risques de « perte de paquets » sont marginaux. Elle souligne que les sociétés Free sont d'ailleurs les seuls opérateurs nationaux à vouloir imposer cette méthode.
89.Elle explique, par ailleurs, que le déploiement du F sur son réseau serait très coûteux pour ses clients ' et d'ailleurs impossible pour quatre millions d'entre eux, ceux dont les « boxes » ne supportent pas le F ' et pour elle même, en induisant une augmentation du nombre de messages traités par ses équipements, l'obligeant à augmenter le nombre de ces derniers. Elle souligne que c'est la raison pour laquelle le F est une option payante dans l'offre d'interconnexion IP au réseau Orange.
90.Selon la société Orange, il ne lui appartient pas de financer, par le paiement d'une surtarification, le choix des sociétés Free de ne pas se conformer aux recommandations sectorielles faisant de la méthode F une méthode optionnelle, d'autant que la motivation réelle du choix des requérantes d'utiliser cette méthode sur le réseau est de leur conférer un avantage commercial sur le marché de détail.
91.La société Orange fait valoir, en second lieu, que L'ARCEP n'a, dans la décision attaquée, déterminé aucun standart de fait.
92.Selon elle, en considérant que les recommandations sectorielles issues des travaux de la FFT étaient une référence pertinente au fin de régler le différend pendant devant elle, l'ARCEP n'a pas reconnu à la FFT un rôle de normalisation.
93.Elle conclut également au mal fondé des moyens des sociétés Free pris de la violation des articles 101 et 106 du TFUE et de la directive 2015/1535.
Y D Z B
94. L’ARCEP fait valoir, à titre liminaire, que la transition du protocole IPv4, majoritaire à ce jour, vers le protocole IPv6 constitue avant tout une nécessité pour les réseaux constituant l'internet public, alors qu'elle est d'une moindre importance pour l'interconnexion VoIP. En effet, l'épuisement prochain d'adresses IPv4 ne constituerait pas un enjeu de migration urgente pour l'interconnexion VoIP, objet du présent différend, dès lors que, d'une part, les équipements de réseau optimisés en IPv6 peuvent également fonctionner suivant le protocole IPv4 (compatibilité descendante) et que, d'autre part, la mise en oeuvre d'une interconnexion VoIP ne requiert de l'opérateur appelé que quelques dizaines d'adresses IPv4, alors que les sociétés Free se sont vu attribuer près de 10 millions d'adresses IPv4.
95.Elle précise que l'article 42 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, invoqué par les sociétés Free, qui dispose qu' « [à] compter du 1er janvier 2018, tout nouvel équipement terminal, au sens de l'article L. 32 du code des postes et des communications électroniques, destiné à la vente ou à la location sur le territoire français doit être compatible avec la norme IPV6 », impose seulement que l'équipement terminal défini à l'article L. 32 du code des postes et des communications électroniques (ordinateur, téléphone) soit compatible avec le mode IPv6, mais ne s'applique pas aux équipements d'interconnexion VoIP (les routeurs et SBC).
96.S'agissant, en premier lieu, de l'obligation imposée aux sociétés Free de proposer une interconnexion en mode IPv4 sans majoration tarifaire, l'ARCEP fait valoir que le principe, invoqué par les requérantes, selon lequel il appartient au demandeur à l'interconnexion de s'adapter à l'infrastructure à laquelle il souhaite s'interconnecter, doit être relativisé au regard, d'une part, de l'interdiction faite à l'exploitant d'une infrastructure en situation de monopole d'édicter des spécifications techniques discriminantes qui auraient pour effet d'ériger des barrières à l'entrée et, d'autre part, de l'équilibre à trouver entre les besoins du demandeur et la capacité de l'offreur à les satisfaire.
97.Relevant que la demande de la société Orange d'interconnexion en mode IPv4 s'inscrivait, au cas d'espèce, dans le contexte propre à l'interconnexion VoIP, pour laquelle le mode IPv4 reste majoritaire, l'ARCEP considère que les sociétés Free ne pouvaient donc pas la refuser dès lors qu'elle était justifiée au regard des besoins du demandeur et de leurs capacités à la satisfaire, au sens de l'article 34-8 du code des postes et des communications électroniques.
98.Or, d'une part, il n'aurait pas été justifié d'imposer à la société Orange une interconnexion VoIP en mode IPv6, dès lors que cette société s'est heurtée à une faille de sécurité dans l'un de ses équipements d'interconnexion mettant en péril la sécurité de son réseau en cas d'application du protocole IPv6. L'ARCEP souligne, à cet égard, que la transition des équipements vers le mode IPv6 requiert, au préalable, une phase d'adaptation et de correction des bogues inhérents au passage à cette nouvelle technologie, dont la mise en oeuvre n'a été que partiellement éprouvée s'agissant des usages liés à la VoIP. Elle ajoute que le passage à une interconnexion en mode IPv6 peut dès lors comporter le risque d'un dysfonctionnement lié à l'utilisation d'un équipement disposant d'une faille de sécurité connue, susceptible d'impacter la sécurité des réseaux au détriment des consommateurs finals.
99.D'autre part, les sociétés Free disposaient des capacités techniques de satisfaire à la demande de la société Orange, puisque les équipements d'interconnexion des requérantes supportent à la fois les protocoles IPv4 et IPv6. Elle rappelle que les sociétés Free se sont déclarées disposées, lors de la séance devant le collège de l'ARCEP, à proposer à la société Orange une interconnexion en mode IPv4 pendant une période de dix huit mois.
100. L’ARCEP en conclut que la demande de la société Orange était raisonnable.
101.Elle ajoute que les sociétés Free n'ont pas fourni le moindre élément lui permettant d'apprécier la réalité et la consistance des surcoûts que, selon elles, l'obligation de proposer l'interconnexion en mode IPv4 engendrerait. Elle rappelle, d'une part, que la décision attaquée n'oblige pas ces sociétés à acheter de nouveaux équipements ou logiciels, puisque tous leurs équipements peuvent fonctionner en mode IPv4, sous réserve d'un simple paramétrage. D'autre part, elle considère que l'affirmation des requérantes selon laquelle l'obligation « d'assurer IPv4/IPv6 entraîne (') une surcharge d'utilisation des SBC » est difficilement compréhensible.
102.S'agissant, en deuxième lieu, de l'obligation imposée aux sociétés Free de proposer une interconnexion sans F sans majoration tarifaire, l'ARCEP rappelle, d'abord, que la fonctionnalité F, que seules les sociétés Free imposent en France par défaut, a été reconnue comme une méthode optionnelle à l'interconnexion par l'Union Internationale des télécommunications (UIT), l'Internet Engineering Task Force (IETF), et la FFT, notamment en raison du caractère marginal des pertes de paquets sur les réseaux VoIP. La « dégradation du service » invoquée par les sociétés Free ainsi que le risque d'atteinte à la protection des consommateurs doivent donc, selon elle, être relativisés, les requérantes ne démontrant pas que les interconnexions sans méthode F génèrent une insatisfaction supplémentaire.
103.L'ARCEP souligne, ensuite, que le choix de la société Orange de ne pas investir dans cette fonctionnalité ne la positionne pas comme un opérateur inefficace, mais relève d'une stratégie commerciale qu'elle assume à l'égard de ses abonnés, et qu'il ne lui appartient pas de la remettre en cause en imposant à cette société les mêmes choix commerciaux que les requérantes. Selon l'ARCEP, en revanche, pour garantir l'exercice d'une concurrence loyale et effective, conformément à l'article L. 32-1 du code des postes et des communications électroniques, il appartient aux sociétés Free de supporter les coûts liés à leurs choix d'investissement principalement commerciaux, et non de les faire supporter à leurs concurrents.
104.Elle fait valoir, enfin, que les sociétés Free disposent de la capacité technique de satisfaire à la demande de la société Orange. Elle relève, en effet, qu'une interconnexion sans F est comprise dans leurs offres sous réserve d'une majoration tarifaire.
105.En dernier lieu, l'ARCEP conteste avoir, par la décision attaquée, édicté des standards de fait. Elle fait valoir qu'aux fins d'arrêter la solution la plus appropriée pour mettre fin au différend qui lui était soumis, elle s'est fondée sur un faisceau d'indices en examinant, notamment, à la fois les dispositions pertinentes du code des postes et des communications électroniques, celle de sa décision n° 2017-1453, les recommandations sectorielles invoquées par la société Orange et la pratique des différents acteurs du marché, sans privilégier ni valider les prises de position de la FFT.
106.Elle ajoute que la directive 2015/1535 n'est pas applicable au différend dès lors qu'aux termes de son article 1er, elle « ne s'applique pas à des règles concernant des questions qui font l'objet d'une réglementation de l'Union en matière de services de télécommunications, tels que visés par la directive 2002/21/CE ».
107.Le ministère public conclut également au rejet de la demande principale des sociétés Free en annulation de la décision attaquée.
2. Analyse de la cour
108.La cour considère qu'il convient de distinguer la question du caractère raisonnable de la demande de la société Orange de s'interconnecter au réseau Free en mode IPv4 et sans F de celle du droit, pour les sociétés Free, d'appliquer une majoration tarifaire, par rapport à une interconnexion en mode IPv6 avec F.
109.En effet, le caractère raisonnable ou non d'une demande d'interconnexion doit s'apprécier exclusivement au regard des critères définis à l'article L. 34-8 II du code des postes et des communications électroniques, sans qu'entre en jeu, à ce stade, la question du tarif que le demandeur devrait acquitter pour le service fourni.
110.Un opérateur est ainsi toujours en droit de refuser d'accéder à une demande d'interconnexion déraisonnable, peu important le tarif que le demandeur est prêt à payer pour ce service. À l'inverse, une demande raisonnable l'est, quel que soit le tarif d'interconnexion pratiqué.
111.Les requérantes ayant, dans leurs conclusions, développé ensemble des considérations liées au caractère raisonnable de la demande d'interconnexion en mode IPv4 sans F et d'autres relatives au coût susceptible d'être facturé pour un tel service, la cour ne suivra pas l'ordre dans lequel elles ont présenté leurs moyens, mais examinera séparément la question du caractère raisonnable des demandes de la société Orange et celle du bien fondé de la surtarification réclamée par les sociétés Free.
a. Sur le caractère raisonnable de la demande d'interconnexion en mode IPv4 sans F
112.La cour constatant que les questions soulevées par la demande d'interconnexion en mode IPv4 et par la demande d'interconnexion sans F sont distinctes, elle les examinera successivement.
-. Sur le caractère raisonnable de la demande d'interconnexion en mode IPv4
113.Le II de l'article L. 34-8 du code des postes et des communications électroniques dispose :
« Les exploitants de réseaux ouverts au public font droit aux demandes d'interconnexion des autres exploitants de réseaux ouverts au public, y compris ceux qui sont établis dans un autre Etat membre de l'Union européenne ou dans un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen, présentées en vue de fournir au public des services de communications électroniques.
La demande d'interconnexion ne peut être refusée si elle est justifiée au regard, d'une part, des besoins du demandeur, d'autre part, des capacités de l'exploitant à la satisfaire. Tout refus d'interconnexion opposé par l'exploitant est motivé. »
114.D'une part, la société Orange a expliqué qu'elle se heurtait à des difficultés techniques, pour l'heure insurmontables, qui retardent son passage au mode IPv6, de sorte qu'elle se trouvait, à la date du règlement du différend, et se trouve encore, dans l'incapacité de s'interconnecter au réseau de Free en mode IPv6.
115.À cet égard, la cour rappelle qu'il est constant qu'un opérateur exploitant le protocole IPv4 est dans l'impossibilité technique de s'interconnecter au réseau d'un opérateur exploitant le protocole IPv6 (absence de compatibilité ascendante).
116.Aussi la société Orange a-t-elle un besoin impérieux de pouvoir s'interconnecter en mode IPv4 au réseau Free, sauf à ce qu'aucun abonné du réseau Orange ne puisse appeler un abonné du réseau Free.
117.Les requérantes soutiennent que la société Orange n'a pas rapporté la preuve des difficultés qu'elle a rencontrées. Mais, d'abord, dans la mesure où tous les opérateurs ont intérêt à migrer le plus rapidement possible du mode IPv4 vers le mode IPv6, l'emploi d'une seule version du protocole IP ' choix qui a été celui des sociétés Free ' étant évidemment plus logique, il serait irrationnel que la société Orange retarde intentionnellement cette migration à la seule fin d'obliger les sociétés Free à lui proposer une interconnexion de leurs réseaux en mode IPv4. Une telle hypothèse est d'autant plus exclue que le différend qui s'est notamment cristallisé sur la version du protocole IP à mettre en oeuvre ' IPv4 ou IPv6 ' a eu pour conséquence que l'interconnexion a continué de se faire en mode TDM, ce qui représente pour la société Orange, ainsi qu'elle le fait justement valoir, un surcoût, puisqu'elle a dû continuer de maintenir en fonction des équipements fonctionnant selon le protocole TDM techniquement dépassés, parallèlement à l'utilisation de nouveaux équipements fonctionnant selon le protocole IP. Ensuite, l'obligation où s'est trouvée la société Orange de reconnaître publiquement son incapacité technique, au moins temporaire, à surmonter une faille sécuritaire, ce qui est susceptible de nuire à son image, exclut pareillement qu'elle l'ait inventée. Enfin, si la société Orange indique que cette difficulté est désormais réglée, elle lui a nécessairement fait perdre du temps dans la migration vers la version IPv6 ; en effet, ainsi que l'a justement souligné l'ARCEP, le déploiement de nouveaux équipements conçus pour fonctionner selon le protocole IPv6 suppose une phase d'adaptation et de correction des bogues inévitables lorsqu'est mise en oeuvre une nouvelle technologie. Il se déduit de ces éléments la réalité de l'impossibilité alléguée par la société Orange de s'interconnecter actuellement en mode IPv6 dans des conditions de sécurité satisfaisantes.
118.D'autre part, il est non moins constant que les sociétés Free peuvent, sans difficulté, paramétrer leurs équipements afin de permettre l'interconnexion avec un réseau utilisant encore le mode IPv4 (compatibilité descendante). En effet, lesdits équipements ont été conçus dès l'origine pour permettre une telle compatibilité, ce qui se comprend aisément dès lors qu'à défaut, le premier réseau à migrer complètement en mode IPv6 se serait coupé de l'ensemble des réseaux concurrents, au détriment de ses propres abonnés.
119.Au demeurant, tout en affirmant qu'une demande d'interconnexion à leur réseau en mode IPv4 n'est pas raisonnable, les sociétés Free ne prétendent plus, désormais, rejeter la demande en ce sens de la société Orange, affirmant au contraire devant la cour que, même s'il était fait droit à leur recours, elles maintiendraient la possibilité pour la société Orange de s'interconnecter en mode IPv4, moyennant le paiement d'une surcharge tarifaire, ainsi que la cour l'a relevé au paragraphe 42 du présent arrêt.
120.Les constatations et appréciations qui précèdent suffisent, à elles seules, pour conclure au caractère raisonnable de la demande de la société Orange d'interconnexion en mode IPv4 et, à l'inverse, au caractère injustifié qu'aurait présenté un refus des sociétés Free d'accepter l'interconnexion en mode IPv4.
121.Les considérations qui suivent ne sont donc présentées qu'à titre surabondant.
122.Premièrement, c'est en vain que les requérantes soutiennent qu'en reconnaissant le caractère raisonnable de la demande de la société Orange de s'interconnecter aux réseaux Free en mode IPv4, l'ARCEP a méconnu le principe selon lequel il appartient au demandeur à l'interconnexion de s'adapter à l'infrastructure à laquelle il souhaite s'interconnecter, et les a obligées à se conformer aux choix technologiques de la société Orange et à renoncer par avance à l'évolution de leur installation pour s'adapter à celle de cette dernière. Les requérantes ne sauraient davantage soutenir que leur choix de migrer entièrement vers le protocole IPv6 constitue une « justification objective », les habilitant à refuser à la société Orange d'accéder à leur infrastructure en mode IPv4.
123.En effet, ainsi qu'il a été rappelé, l'infrastructure des réseaux Free prévoit nativement la possibilité d'un paramétrage des équipements afin de permettre l'interconnexion en mode IPv4. Il n'est donc rien imposé aux requérantes qui soit contraire aux choix technologiques qu'elles ont faits.
124.Deuxièmement, et pour la même raison, les requérantes ne peuvent soutenir que l'ARCEP a, dans la décision attaquée, méconnu l'équilibre qui doit, selon elles, exister entre, d'une part, le droit du propriétaire d'exploiter son infrastructure à son propre avantage et, d'autre part, le droit pour d'autres opérateurs d'accéder à des ressources indispensables pour la fourniture de services concurrentiels.
125.La cour ajoute qu'un refus opposé à la société Orange de s'interconnecter en mode IPv4 aurait, au contraire, privé les sociétés Free de toute rémunération liée à la prestation de terminaison d'appels fournie à la société Orange, faute d'interconnexion entre les deux réseaux, et, par conséquent, de la possibilité d'exploiter leur infrastructure à leur propre avantage. Les sociétés Free en sont si conscientes que, ainsi que la cour l'a relevé, elles n'envisagent plus désormais d'opposer un tel refus à la société Orange.
126.Troisièmement, en reconnaissant le caractère raisonnable de la demande de la société Orange de s'interconnecter en mode IPv4, l'ARCEP n'a pas rendu obligatoire l'utilisation de ce mode d'interconnexion ni, par conséquent, édicté des normes de fait. En effet, rien, dans la décision attaquée, n'interdit à deux opérateurs de téléphonie fixe ou mobile d'interconnecter leurs réseaux en mode IPv6, s'ils en ont la capacité technique.
127.Dans la situation de l'espèce, où seul le recours au mode IPv4 permet à deux des plus grands réseaux nationaux de téléphonie fixe et mobile de s'interconnecter, l'ARCEP s'est bornée à constater que la seule solution possible était d'utiliser ce mode d'interconnexion, l'alternative, à savoir l'absence d'interconnexion, n'étant d'ailleurs envisageable pour aucune des parties. Ce constat objectif reflète exactement le contexte technologique actuel, caractérisé par un passage progressif des différents opérateurs du mode IPv4 au mode IPv6.
128.Apparaît a fortiori dénué de sérieux le reproche fait à l'ARCEP d'avoir édicté des normes de fait sur le fondement des travaux de la FFT. En tant que de besoin, la cour souligne que rien, dans la décision attaquée, ne permet de considérer que l'ARCEP a reconnu une valeur normative aux recommandations de la FFT ou s'est estimée liée par elles. Si elle les a rappelées, c'est pour constater « qu'en ce qui concerne la compatibilité IPv4 dans le cadre de l'interconnexion IP, la pratique des opérateurs métropolitains, à l'exception de Free, suit les 'principes et recommandations' d'architecture IP élaborés par la FFT 28 », à savoir l'utilisation de la version IPv4 du protocole IP (décision attaquée, p. 15). Or, eu égard à la nécessité commune, pour tous les opérateurs de téléphonie, d'assurer l'interconnexion de leurs réseaux, un tel constat objectif revêtait une importance particulière aux fins d'arrêter la solution la plus adaptée pour mettre fin au différend.
129.Il s'ensuit que l'ARCEP n'a pas octroyé à la FFT et à ses membres le « droit exclusif de déterminer les spécifications techniques d'interconnexion applicables à l'ensemble des opérateurs », comme le soutiennent les requérantes, de sorte que la décision attaquée n'a ni objet ni effets anticoncurrentiels et n'enfreint pas l'article 101 du TFUE, lu en combinaison avec l'article 106 du TFUE.
130.Enfin, à supposer même la directive 2015/1535 applicable au secteur de la téléphonie, l'ARCEP, qui n'a arrêté aucune règle technique, au sens de cette directive, n'avait rien à notifier à la Commission, de sorte qu'en tout état de cause, il n'y a aucun besoin de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles en interprétation de la directive 2015/1535 et de la directive accès.
131.Quatrièmement, l'ARCEP n'a été saisie d'aucun différend relatif aux conditions d'interconnexion stipulées dans les conventions de terminaison d'appel passées entre les sociétés Orange et Free, lorsque la première est opérateur appelé, et les secondes opérateurs appelants. Le caractère équitable ou non de la décision attaquée ne saurait donc être apprécié au regard desdites conditions librement fixées entre les parties.
-. Sur le caractère raisonnable de la demande d'interconnexion sans F
132.À titre liminaire, il convient de souligner que, dans le contexte de l'espèce, l'interconnexion « sans F » ne signifie pas que la méthode F n'est pas mise en oeuvre à l'occasion de la fourniture par les sociétés Free à la société Orange de la prestation de terminaison d'appel, mais au contraire que, dans un contexte marqué par le fait que le réseau Orange ne génère pas de messages F, l'offre d'interconnexion présentée par les sociétés Free inclut obligatoirement la génération de messages F par le réseau Free. En d'autres termes, l'interconnexion sans F doit être ici comprise comme visant une interconnexion avec génération de messages F par le réseau de l'opérateur appelé.
133.Il ressort du dossier que les sociétés Free n'ont jamais soutenu que la demande d'interconnexion à leur réseau d'un opérateur dont le propre réseau ne génère pas les messages F, ne serait pas une demande raisonnable. D'ailleurs, dès le début des négociations avec la société Orange, elles lui ont proposé une interconnexion sans F, moyennant une surtarification.
134.Les requérantes reconnaissent donc, implicitement mais nécessairement, que le fait qu'une demande d'interconnexion émane d'un opérateur dont le réseau ne génère pas les messages F, est sans incidence sur son caractère raisonnable, au sens de l'article L. 34-8 II du code des postes et des communications électroniques.
135.Dès lors, et ainsi que l'ARCEP l'a justement relevé aux pages 22 et 23 de la décision attaquée, le différend est uniquement « de nature tarifaire », portant sur le point de savoir si les sociétés Free sont fondées à facturer la génération des messages F par les équipements de leur réseau, lorsque le réseau de l'opérateur appelant ne le fait pas.
b. Sur le bien-fondé de la majoration tarifaire réclamée par les sociétés Free
-. Sur le bien-fondé de la majoration tarifaire réclamée pour l'interconnexion en mode IPv4
136.Au point 6.1.2, intitulé « Obligation tarifaire sous la forme d'une orientation vers les coûts des tarifs des prestations de terminaison d'appel », de sa décision n° 2017-1453, l'ARCEP a expliqué dans les termes suivants les raisons pour lesquelles elle soumet les opérateurs à une obligation d'orientation vers les coûts des tarifs de terminaison d'appel :
« Le 4° du I de l'article L. 38 du [code des postes et des communications électroniques] prévoit que l'Autorité peut imposer aux opérateurs disposant d'une influence significative sur un marché 'de ne pas pratiquer de tarifs excessifs ou d'éviction sur le marché en cause et [de] pratiquer des tarifs reflétant les coûts correspondants. »
Comme cela a été développé dans la partie 4, la prestation de terminaison d'appel n'est soumise à aucune pression concurrentielle suffisante pour empêcher, en l'absence de régulation, un opérateur donné de la fixer à un niveau élevé pour en tirer une rente liée à sa position monopolistique, alors que les conditions économiques de la vente de cette prestation influent sur les conditions d'exercice de la concurrence sur le marché de détail (voir section 4.1.2).
L'Autorité estime donc nécessaire, dans la continuité de la précédente analyse de marché des terminaisons d'appel vocal fixe et mobile [...], d'imposer une obligation de contrôle tarifaire sous la forme d'une obligation de pratiquer des tarifs reflétant les coûts :
- à l'ensemble des opérateurs fixes visés dans l'Annexe A, pour leurs prestations de terminaison d'appel fixe, ainsi que pour les prestations qui leurs sont associées, contenues dans le marché pertinent ;
- à l'ensemble des opérateurs mobiles visés dans l'Annexe B, pour leurs prestations de terminaison d'appel G C, ainsi que pour les prestations qui leurs sont associées, contenues dans les marchés pertinents ».
137.Au point 6.2, intitulé « Référence de coûts pertinents retenue par l'Autorité : coûts incrémentaux de long terme d'un opérateur générique efficace », de sa décision n° 2017-1453, l'ARCEP a exposé en ces termes la référence qu'elle a retenue aux coûts d'un opérateur générique efficace :
« L'Autorité se fonde sur le II de l'article D. 311 du [code des postes et des communications électroniques] pour préciser la référence de coûts pertinents retenue.
Dans ses décisions n°2010-1149 et n°2011-0926 susmentionnées, l'Autorité a détaillé les raisons pour lesquelles elle estime que la référence de coûts pertinents pour la terminaison d'appel vocal fixe et la terminaison d'appel G C est le coût incrémental de long terme d'un opérateur générique efficace. De même, l'Autorité avait détaillé dans la décision n° 2012-0997 les raisons pour lesquelles la référence au coût incrémental de long terme garde toute sa pertinence y compris dans un contexte de nouvelle entrée sur le marché de gros de la terminaison d'appel vocal.
La référence au coût incrémental de long terme permet en effet un fonctionnement optimal du marché au regard des problèmes concurrentiels identifiés en section 4.1 en ce qu'elle limite les transferts financiers entre opérateurs et permet l'exercice d'une concurrence loyale, tout en permettant aux opérateurs de recouvrer, via le tarif de terminaison d'appel, les coûts induits par ce service [...].
[…]
L'opérateur générique efficace de référence pour une zone géographique correspondant aux marchés pertinents fait appel aux choix technologiques les plus efficaces pour fournir le portefeuille de services couramment proposé sur le marché. Ce choix permet donc d'empêcher les opérateurs de répercuter leurs éventuelles spécificités, surcoûts ou inefficacités sur les concurrents, tout en ne dissuadant pas ces opérateurs d'améliorer leur efficacité, qui leur permettrait de conserver les marges résultant d'une efficacité supérieure de leurs réseaux.
[...] ».
138.En conséquence, l'ARCEP a dit, à l'article 12 alinéa 1er de sa décision n° 2017-1453, que « [l]es sociétés figurant dans la liste prévue à l'annexe A de la présente décision doivent pratiquer des tarifs reflétant les coûts correspondants sur l'ensemble des prestations relatives au marché de gros visés à l'article 1, y compris sur les prestations d'accès qui leur sont associées ». La société Free figure à ladite annexe A.
139.De même, l'ARCEP a dit, à l'article 13 alinéa 1er de la même décision, que « [l]es sociétés figurant à l'annexe B de la présente décision doivent pratiquer des tarifs reflétant les coûts correspondants sur l'ensemble des prestations relatives au marché de gros visés à l'article 2, y compris sur les prestations d'accès qui leur sont associées ». La société Free Mobile figure à ladite annexe B.
140.En l'espèce, il y a lieu de rappeler que, ainsi que le soulignent justement les sociétés Free, les pouvoirs publics, et en particulier l'ARCEP, ont incité les opérateurs de téléphonie fixe et mobile à migrer du protocole IPv4 vers le protocole IPv6, compte tenu notamment de l'épuisement prochain des adresses IPv4 et du nombre quasi illimité des adresses IPv6.
141.Si l'utilisation du protocole IPv6 est l'avenir d'internet, il en est aussi le présent, puisqu'il s'agit, sans doute aucun, d'une technologie mature que les opérateurs sont incités à adopter dès maintenant. Il constitue donc, d'ores et déjà, le choix technologique le plus efficace pour fournir le portefeuille de services couramment proposé, au sens de la décision de l'ARCEP n° 2017-1453. Par voie de conséquence, l'opérateur générique efficace au sens de cette même décision, auquel il y a lieu de se référer pour apprécier si les tarifs de terminaison d'appel sont orientés vers les coûts, est celui qui a le premier achevé sa migration vers le protocole IPv6, un tel constat n'étant pas infirmé par le fait que le protocole IPv4 continue d'être opérationnel.
142.Toutefois, dans la mesure où, à tout le moins pendant la phase de migration, cet opérateur doit nécessairement tenir compte de ce que les autres réseaux, avec lesquels il doit pouvoir interconnecter son propre réseau, continuent provisoirement d'utiliser le protocole IPv4, il ne peut être considéré comme efficace que s'il reste en mesure de proposer une interconnexion en mode IPv4 aux autres opérateurs dont la migration n'est pas aussi avancée.
143.Il importe peu que, eu égard au fait que l'interconnexion des réseaux de téléphonie fixe et mobile ne nécessite que quelques dizaines d'adresse IPv4, cette migration ne soit pas urgente dans le secteur de la téléphonie. En effet, l'abandon complet du protocole IPv4 à court ou moyen terme n'en est pas moins un objectif partagé par l'ensemble des opérateurs du secteur. La société Orange elle même reconnaît que seules des difficultés techniques la contraignent à repousser sa migration vers le protocole IPv6 pour ce qui concerne l'interconnexion des réseaux de téléphonie.
144.De même, le constat que l'opérateur le plus efficace est celui qui a migré le premier vers le protocole IPv6 n'est pas contredit par la recommandation élaborée par la FFT, visée à la page 15 de la décision attaquée, préconisant que, « dans un premier temps, la version du protocole IP utilisé sera IPv4 » (souligné par la cour), eu égard à son ancienneté ' 2012 ', même si l'ARCEP a pu la prendre en considération, parmi d'autres éléments, pour conclure au caractère raisonnable de la demande d'interconnexion en mode IPv4 de la société Orange, ces deux questions étant indépendantes l'une de l'autre.
145.Force est donc de constater que les sociétés Free sont des opérateurs efficaces.
146.La société Orange fait valoir que la migration réalisée par les sociétés Free a été favorisée par la circonstance que ces sociétés sont passées directement du protocole TDM au protocole IPv6, tirant ainsi parti du retard technologique qui était le leur jusque là. Mais, à supposer même que tel soit le cas, cela ne remet pas en cause le constat qui précède.
147.En conséquence, c'est à tort que la société Orange soutient que le choix fait par les sociétés Free de migrer les premières vers le protocole IPv6 constitue un choix inefficace.
148.Il s'ensuit que, si les sociétés Free sont en mesure de rapporter la preuve que la nécessité de paramétrer leurs équipements pour assurer une interconnexion en mode IPv4 entraîne des coûts spécifiques, elles doivent pouvoir les facturer à un opérateur lui faisant une telle demande d'interconnexion.
149.Il y a lieu de souligner que l'existence de tels coûts spécifiques ne saurait être présumée, compte tenu du fait que, ainsi que la cour l'a déjà relevé, les équipements du réseau Free ont été nativement conçus pour permettre une compatibilité avec un réseau ne pouvant s'interconnecter qu'en mode IPv4 (compatibilité descendante).
150.Or force est de constater qu'en l'espèce, les sociétés Free se bornent à affirmer l'existence de surcoûts par rapport à une interconnexion en mode IPv6 sans en rapporter la preuve ni, a fortiori, justifier la surtarification réclamée à la société Orange.
151.La cour relève notamment qu'aucune explication n'est fournie sur la nature de ce paramétrage et son éventuelle complexité. Par ailleurs, la cour relève qu'aucun élément du dossier ne démontre que le paramétrage des équipements des sociétés Free pour accueillir des interconnexions en mode IPv4 serait de nature à entraîner une utilisation plus intensive de leurs équipements SBC, aucune explication technique n'étant fournie à cet égard.
152.Dès lors, il y a lieu de rejeter la demande d'annulation de l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée.
-. Sur le bien fondé de la majoration tarifaire réclamée pour l'option sans F
153.La cour relève, en premier lieu, que c'est à juste titre que, dans la décision attaquée (p. 23), l'ARCEP a constaté que la méthode F n'est pas nécessaire au fonctionnement d'un réseau de téléphonie fixe ou mobile, et ne constitue qu'une méthode optionnelle possible.
154.Ce caractère optionnel est suffisamment démontré, d'une part, par le fait que l'Internet Engineering Task Force (IETF), qui a élaboré la méthode F, l'Union Internationale des télécommunications (UIT), et la FFT la qualifient toutes de méthode optionnelle et que, dans de nombreux pays, notamment de l'Union européenne, la méthode F n'a pas été recommandée par le régulateur, ni a fortiori rendue obligatoire, son éventuelle mise en oeuvre étant renvoyée aux négociations bilatérales entre opérateurs (décision attaquée, p. 24 et 25).
155.Que, dans le cadre de son analyse, l'ARCEP ait notamment invoqué les travaux de la FFT, qui, dans son document « Interface Specification based on SIP I, Doc 11.001 v1.2 », recommande par défaut la non mise en oeuvre du F et indique que le choix de la méthode F est possible, sous réserve d'un accord bilatéral entre l'acheteur et le vendeur de terminaison d'appel, ne saurait être interprétée comme la reconnaissance par l'ARCEP d'une quelconque valeur normative à ce document. La cour ajoute que, au contraire des accusations portées par les requérantes, ce sont elles seules qui, par leurs prétentions, entendent faire de la mise en oeuvre de la méthode F un standard obligatoire.
156.D'autre part, il est constant que de nombreuses interconnexions entre réseaux fonctionnent sans F. À cet égard, l'ARCEP était bien fondée à opposer aux sociétés Free la situation de ses concurrents, dont l'efficience des interconnexions n'est pas remise en cause par l'absence de la méthode F (décision attaquée, p. 25).
157.L'ARCEP n'a, dans la décision attaquée, jamais contesté que le choix de ne pas mettre en oeuvre la méthode F pouvait marginalement dégrader la qualité du service fourni aux abonnés, puisqu'existe alors un risque de survenance d'une « communication blanche », à savoir l'absence de toute tonalité d'appel, donnant à l'abonné appelant le sentiment que son appel ne passe pas. Elle a toutefois considéré, par une motivation que la cour fait sienne, que cela n'était pas de nature à justifier de rendre la méthode F obligatoire, eu égard au caractère très marginal d'un tel risque.
158.En second lieu, les sociétés Free ont indiqué que leur réseau avait été nativement conçu pour mettre en oeuvre la méthode F. Elles ne soutiennent pas, en revanche, qu'elles ne seraient pas en mesure de paramétrer leurs équipements afin que leur réseau ne génère pas de messages F, ce qui permettrait d'éviter que leurs équipements SBC soient surchargés par ces messages.
159.À supposer même que les requérantes n'aient pas cette possibilité et que, par conséquent, la génération de messages F par leur réseau soit inévitable, lorsque le réseau de l'opérateur appelant n'assure pas cette fonctionnalité, il n'en reste pas moins qu'il s'agit des conséquences d'un choix délibéré de leur part, les autres opérateurs de téléphonie français ayant fait le choix inverse de ne pas mettre en oeuvre la méthode F sur leurs réseaux.
160.En dernier lieu, c'est en vain que les sociétés Free soutiennent qu'elles seraient contraintes de prévoir la génération de messages F par les équipements de leur réseau, lorsque le réseau du demandeur à l'interconnexion ne le fait pas, eu égard à la nécessité d'empêcher la dégradation du service rendu à leurs abonnés et de préserver leur réputation d'opérateur de qualité.
161.D'une part, ainsi que la cour l'a déjà indiqué ci dessus, le risque de « communications blanches » apparaît marginal et ne remet pas fondamentalement en cause la qualité du service fourni aux consommateurs.
162.Par ailleurs, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, aucun élément ne démontre que les « communications blanches » susceptibles de survenir lorsqu'un abonné Orange appelle un abonné Free leur seraient à tort imputées par le premier, à défaut de mise en oeuvre de cette politique commerciale. En effet, le marché de la téléphonie fixe et mobile est ouvert à la concurrence depuis suffisamment longtemps pour qu'une telle réaction - plausible au moment où le monopole de France Télécom a pris fin ' ne soit plus à craindre.
163.D'autre part, et en tout état de cause, dès lors que la mise en oeuvre de la méthode F sur le réseau Free procède de choix d'investissements stratégiques des requérantes, dont elles escomptent des avantages commerciaux, telle une meilleure position concurrentielle face aux autres opérateurs, rien ne justifie que ces derniers se voient contraints de financer une politique dont les requérantes tireront profit à leur détriment.
164.Dès lors, il y a lieu de rejeter la demande d'annulation de l'article 1er, deuxième tiret, de la décision attaquée.
II. SUR LA DEMANDE SUBSIDIAIRE EN RÉFORMATION
A. Sur la fixation d'un terme à l'obligation de proposer une interconnexion IPv4
165.Les sociétés Free demandent à la cour de réformer la décision attaquée en limitant à dix huit mois la durée maximale de l'obligation qui leur est imposée de proposer à la société Orange une interconnexion en mode IPv4.
166.Elles font valoir, d'abord, que les pouvoirs publics considèrent que la transition vers le protocole IPv6 est indispensable. Or faire peser sur elles une obligation d'interconnexion en mode IPv4 sans limite de temps entraverait significativement le déploiement du protocole IPv6, alors même que la société Orange elle même s'est engagée dans ce mouvement de transition.
167.Les requérantes relèvent, ensuite, que l'obligation d'assurer une interconnexion en mode IPv4 résulte exclusivement de l'incapacité actuelle de la société Orange à régler les problèmes de sécurité engendrés par la migration vers l'IPv6, de sorte qu'il serait inéquitable et disproportionné de leur faire supporter sans limite de temps les surcoûts entraînés par les fonctionnalités de conversion IPv4/IPv6.
168.Enfin, les requérantes rappellent que, selon les explications de la société Orange en séance, reprises par l'ARCEP dans la décision attaquée, cette société serait capable de s'interconnecter avec le protocole IPv6 dans un délai de dix huit mois, de sorte qu'imposer aux sociétés Free de proposer une interconnexion au delà de ce délai constituerait une intervention excessive dans leur politique commerciale et une entrave trop importante à leur autonomie sur le plan technologique.
169.Elles en concluent que l'obligation qui leur est imposée de proposer une compatibilité IPv4 à l'interconnexion sans surcharge tarifaire et sans limite de temps n'est pas équitable, raisonnable ou proportionné au regard de la situation des parties des objectifs de la régulation, et viole les articles L. 32-1, L. 34-8 et L. 36-8 du code des postes et des communications électroniques.
170.La société Orange affirme que c'est à juste titre que l'ARCEP a considéré, dans la décision attaquée, qu'il n'était pas nécessaire de fixer un terme à l'obligation faite aux requérantes de lui proposer une interconnexion VoIP selon le protocole IPv4, dès lors que le déploiement du protocole IPv6 peut être effectué parallèlement à l'IPv4.
171.Elle a précisé, à l'audience, que, même si la faille sécuritaire a été réparée, elle n'est pas en mesure de dire à quelle date elle pourra s'interconnecter au réseau Free en mode IPv6, même si elle fait tout son possible pour que cela soit le plus tôt possible.
172.L'ARCEP soutient que la réformation de la décision attaquée n'est pas justifiée.
173.Elle fait valoir, d'abord, que les sociétés Free ne démontrent pas la réalité et la consistance des surcoûts qu'elles invoquent, alors que, notamment, l'interconnexion en mode IPv4 requière uniquement un paramétrage
174.Elle soutient, ensuite, que la décision attaquée n'a pas pour effet d'imposer l'interconnexion « voix » en mode IPv4 « ad vitam aeternam », contrairement à ce qu'affirment les sociétés Free, puisque, une fois que ces dernières se seront conformées aux injonctions de l'ARCEP en proposant à la société Orange des offres de conventions d'interconnexion VoIP conformes à la décision attaquée, elles retrouveront leur liberté contractuelle et seront donc libres de renégocier les termes des prochains contrats, y compris ceux qui étaient, le cas échéant, l'objet du présent différend.
175.Enfin, elle souligne que la demande de la société Orange ne visait pas à préciser la durée de validité de l'offre d'interconnexion en mode IPv4 que l'Autorité devait, le cas échéant, enjoindre aux sociétés Free de proposer. Dans ces conditions, elle estime que la décision attaquée n'est en rien inéquitable ou disproportionnée en ce qu'elle ne fixerait pas de terme à l'obligation d'assurer l'interconnexion « voix » en mode IPv4.
176.Rappelant qu'à la page 18 de la décision attaquée, l'ARCEP a relevé « avec satisfaction que, lors de l'audience du 29 mars 2018, les sociétés Free ont indiqué qu'elles étaient disposées à proposer à Orange une offre d'interconnexion voix IP fixe et mobile compatible avec le protocole IPv4 pendant 18 mois, correspondant au délai au terme duquel la société Orange a indiqué que l'interconnexion avec le protocole IPv6 devrait être possible », le ministère public invite la cour à prendre acte de l'accord ainsi manifesté par les parties en réformant la décision attaquée de façon à limiter à dix huit mois l'obligation faite aux sociétés Free de permettre l'interconnexion à leur réseau en mode IPv4 sans majoration tarifaire.
***
177.La cour constate que la société Orange a demandé à l'ARCEP d'enjoindre aux sociétés Free de « modifier [leur] offre d'interconnexion IP fixe et mobile afin qu'elle[s] propose[nt] de manière optionnelle la compatibilité IPv4 sans majoration tarifaire pour Orange » (décision attaquée, p. 1).
178.Faisant droit à cette demande, l'ARCEP a, aux termes de l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée, enjoint aux sociétés Free de « proposer à la société Orange des conventions d'interconnexion en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile [...p]révoyant la possibilité de s'interconnecter, sans majoration tarifaire, avec le protocole IPv4 en sus de la possibilité de s'interconnecter avec le protocole IPv6 ».
179.Dès l'instant où l'ARCEP s'est prononcée par référence à l'état de la réglementation et de la technologie au moment où elle a statué, ainsi qu'en considération de la situation respective des sociétés Free et Orange, et notamment de l'avancement de cette dernière société dans sa migration vers le protocole IPv6, l'obligation qui pèse sur les sociétés Free de proposer à la société Orange une offre d'interconnexion en mode IPv4 est nécessairement limitée à la première interconnexion VoIP que doivent établir les parties entre leurs réseaux fixes et/ou mobiles, ainsi que l'ARCEP le souligne elle même.
180.Toute convention d'interconnexion est nécessairement conclue pour un temps donné, conformément au principe d'interdiction des engagements perpétuels. Tel est le cas des conventions d'interconnexion qui ont été passées ' ou doivent l'être ' entre les sociétés Free et la société Orange, en conformité avec la décision attaquée. À l'issue du délai pour la durée duquel elles ont été ou seront conclues, les parties retrouveront une entière liberté contractuelle, sous réserve du respect de la réglementation en vigueur. Il y a lieu, en tant que de besoin, de le spécifier dans le dispositif du présent arrêt.
181.Pas plus que l'ARCEP, lorsqu'elle a prononcé la décision attaquée, la cour ne peut, à ce jour, prévoir quelle aura été l'évolution technologique, réglementaire et commerciale du secteur de la téléphonie fixe et mobile au moment du renouvellement de ces conventions d'interconnexion, ni où en sera le processus de migration du mode IPv4 vers le mode IPv6, tant au niveau du secteur de la téléphonie, pris dans sa globalité, qu'à l'échelle de la société Orange, de sorte qu'elle n'est pas en mesure de déterminer si la demande de la société Orange de s'interconnecter au réseau Free en mode IPv4 continuera d'être raisonnable, au sens du II de l'article L. 34-8 du code des postes et des communications électroniques.
182.La cour ajoute que, si, à l'occasion de ce renouvellement, les parties ne sont pas en mesure d'aboutir à un accord, il leur sera loisible de saisir l'ARCEP en règlement de leur différend.
183.Par ailleurs, à supposer que n'aient pas encore été passées les conventions d'interconnexion que les sociétés Free et Orange doivent conclure en conformité avec la décision attaquée ' ce qui constituerait un manquement des requérantes à l'article 3 de la décision attaquée, qui leur a imparti un délai d'un mois pour présenter des offres de conventions conformes à cette décision ', la cour considère que le choix de la durée pour laquelle elles seront conclues relève de la liberté contractuelle des parties.
184.À cet égard, la cour rappelle, d'une part, que ni la société Orange ni les sociétés Free n'ont demandé à l'ARCEP de limiter leur liberté sur ce point en fixant à leur place la durée desdites conventions. D'autre part, la demande des sociétés Free de réformer la décision attaquée en limitant à dix huit mois la durée maximale de l'obligation qui leur est faite de proposer des conventions d'interconnexion en mode IPv4 sans majoration tarifaire, ne peut être interprétée comme une demande de fixation de la durée des conventions d'interconnexion passées en exécution de cette décision, de sorte qu'il n'appartient pas davantage à la cour de le faire. La cour ajoute que, compte tenu de l'engagement des sociétés Free de continuer à proposer à la société Orange une interconnexion en mode IPv4, et faute pour elles de démontrer qu'une telle interconnexion entraîne des surcoûts, elles ne justifieraient d'aucun intérêt à voir spécifier la durée des conventions d'interconnexion qu'elles doivent passer avec la société Orange.
185.La demande des sociétés Free est donc rejetée.
B. Sur le partage équitable des surcoûts liés à l'absence de F sur le réseau Orange
186.Par une demande formulée pour la première fois dans leurs conclusions déposées au greffe de la cour le 15 juin 2018, les sociétés Free sollicitent de la cour, à titre subsidiaire, la réformation de l'article 1er, premier tiret, de la décision attaquée en « autorisant les sociétés Free et Free Mobile à imposer une majoration tarifaire en cas d'absence de F sur le réseau de l'opérateur souhaitant s'interconnecter à ses infrastructures dans ses Offres d'interconnexion égal à 50% du montant qu'elles facturaient avant la décision attaquée ».
187.Nonobstant la référence au premier tiret de l'article 1er de la décision attaquée, il s'agit en réalité d'une demande de réformation du deuxième tiret de cet article.
188.La société Orange conclut à l'irrecevabilité de cette demande comme nouvelle, faute d'avoir figuré dans l'exposé sommaire des moyens des requérantes.
189.Le ministère public invite également la cour à constater d'office l'irrecevabilité de ladite demande.
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190.Aux termes du III de l'article L. 36-8 du code des postes et des communications électroniques, « [l]es décisions prises par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes en application des I et II peuvent faire l'objet d'un recours en annulation ou en réformation dans le délai d'un mois à compter de leur notification ».
191.L'article R.11-3 du même code dispose :
« Le recours est formé par déclaration écrite déposée en quadruple exemplaire au greffe de la cour d'appel de Paris contre récépissé. À peine d'irrecevabilité prononcée d'office, la déclaration précise l'objet du recours et contient un exposé sommaire des moyens. L'exposé complet des moyens doit, sous peine de la même sanction, être déposé au greffe dans le mois qui suit le dépôt de la déclaration. »
192.Force est de constater que la demande subsidiaire reproduite ci dessus ne figurait pas dans la déclaration de recours, dans laquelle n'était pas demandée la réformation de l'article 1er, deuxième tiret, de la décision attaquée, de sorte qu'elle ajoute à l'objet du recours, tel qu'il résulte de cette déclaration.
193.Par ailleurs, l'exposé complet des moyens contenant cette demande nouvelle, a été déposée plus d'un mois après la notification de la décision attaquée.
194.Cette demande nouvelle doit donc être déclarée irrecevable.
III. SUR LES DÉPENS ET LA DEMANDE AU TITRE DE L'ARTICLE 700 DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE
195.Les sociétés Free succombant en leur recours, il y a lieu de rejeter leur demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile et de les condamner, sur ce même fondement, à verser à la société Orange la somme de 10 000 euros.
196.Elles seront également condamnées aux entiers dépens.
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PAR CES MOTIFS
REJETTE la fin de non recevoir soulevée par la société Orange à l'encontre de la demande des sociétés Free et Free Mobile en annulation de l'article 1er, premier tiret, de la décision de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes n° 2018-0435- RDPI du 12 avril 2018 se prononçant sur une demande de règlement de différend opposant, d'une part, la société Orange et, d'autre part, les sociétés Free et Free Mobile ;
DÉCLARE irrecevable la demande des sociétés Free et Free Mobile en réformation de l'article 1er, deuxième tiret, de cette décision ;
CONSTATE que l'obligation imposée par la même décision aux sociétés Free et Free Mobile de proposer à la société Orange des conventions d'interconnexion en mode IP pour la terminaison des appels vocaux sur, respectivement, leurs réseaux fixe et mobile prévoyant la possibilité de s'interconnecter, sans majoration tarifaire, avec le protocole IPv4 en sus de la possibilité de s'interconnecter avec le protocole IPv6, s'applique aux premières offres d'interconnexion, et ne s'étend pas aux offres d'interconnexion qui seront proposées à l'expiration des conventions d'interconnexion conclues entre ces sociétés en conformité avec ladite décision ;
REJETTE, pour le surplus, les demandes des sociétés Free et Free Mobile en annulation ou réformation de ladite décision ;
CONDAMNE les sociétés Free et Free Mobile à payer à la société Orange la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE les sociétés Free et Free Mobile aux dépens.