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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 6 mai 2011, n° 09/29111

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

M. Audiau, M. Warosz, Antoine et Manuel (SARL)

Défendeur :

MC Cann Relationship Marketing Worldwide MRM (Sté), Nespresso France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Girardet

Conseillers :

Mme Regniez, Mme Nerot

Avoués :

SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, Me Olivier, SCP Verdun - Seveno

Avocats :

Me Narboni, Me Bourdon, Me Destremau

TGI Paris, 3e ch. 2e sect., du 4 déc. 20…

4 décembre 2009

Messieurs Antoine Audiau et Manuel Warosz, designers graphistes connus sous les noms d'Antoine et Manuel, et la société Antoine et Manuel, exposent qu'ils ont créé à la demande de la maison de haute couture Christian Lacroix la liste de passage du défilé printemps-été 2006 qu'ils ont présentée sous forme d'un cahier broché, dont la couverture est constituée de plusieurs cartons superposés et caractérisés par une découpe spécifique avec une illustration de motifs floraux et l'association des couleurs rose et argent. Cette œuvre est citée dans divers ouvrages de désign.

En 2007, ils découvrirent que la société Mc Cann Relationship Marketing Worldwide, ci-après MRM, qui les avait contactés deux ans auparavant pour réaliser la campagne de publicité litigieuse, et la société Nespresso avaient conçu et diffusé un dépliant publicitaire pour un café, intitulée 'Jalayatra spécial 2007, ou la quête de la perfection' qui reproduit partiellement leur œuvre et surtout la découpe des couvertures superposées.

Aussi, Messieurs Audiau et Warosz et la société Antoine et Manuel créée pour exploiter leurs créations, assignèrent-ils les sociétés MRM et Nespresso France devant le tribunal de grande instance de Paris, en contrefaçon de leurs droits d'auteur et, subsidiairement, en concurrence déloyale, après avoir été déboutés en référé de leurs demandes de condamnation provisionnelle.

Par jugement du 4 décembre 2009, le tribunal rejeta la fin de non-recevoir pour défaut d'intérêt à agir des demandeurs, rejeta les prétentions de ces derniers et les condamna in solidum à verser à chaque défenderesse la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières écritures en date du 10 mars 2011 de Messieurs Audiau, Warosz et de la société Antoine et Manuel qui, incriminant la reprise de l'agencement des formes de la découpe principale, de la gamme de couleurs, de la texture et de motifs floraux, concluent à l'infirmation de la décision déférée, au prononcé d'une mesure de publication et à la condamnation in solidum des intimées à verser aux auteurs la somme de 50 000 euros en réparation de l'atteinte portée à leur droit moral, et à la société Antoine et Manuel celle de 150 000 euros en réparation de l'atteinte à leurs droits patrimoniaux, le tout avec intérêt au taux légal et anatocisme en application de l'article 1154 du Code civil, à compter de la date d'assignation ; à titre subsidiaire, ils sollicitent la condamnation in solidum des intimées à verser à Messieurs Audiau et Warosz la somme de 150 000 euros en réparation des agissements parasitaires ;

Vu les dernières écritures en date du 9 mars 2011 de la société MRM qui conteste la recevabilité à agir de Messieurs Warosz et Audiau dans la mesure où l'œuvre qu'ils revendiquent est une œuvre de commande utilisée pour la publicité de sorte que seule la société Christian Lacroix serait titulaire des droits patrimoniaux, et conclut subsidiairement, à la confirmation de la décision déférée en ce qu'elle a débouté les demandeurs de leurs prétentions, faisant en outre valoir qu'elle avait consulté les appelants non pas pour réaliser la campagne incriminée mais sur un projet de tasse à café et ce, bien avant la réalisation de l'œuvre revendiquée ;

Vu les dernières écritures en date du 17 février 2011 de la société Nespresso France qui soulève l'irrecevabilité à agir de la société Antoine et Manuel faute pour elle de justifier de sa qualité de titulaire des droits patrimoniaux, et de Messieurs Warosz et Audiau dans la mesure où un défilé de mode est une opération publicitaire et que l'œuvre revendiquée a été conçue pour la promotion d'une telle œuvre ; elle conclut également à la confirmation de la décision déférée, soulignant que les similitudes observées (motifs, formes, découpe) appartiennent à un fond commun de références de la culture indienne ; subsidiairement, elle sollicite la condamnation de la société MRM à la garantir de toute condamnation qui pourrait être prononcée à son encontre ;

SUR CE,

Sur la recevabilité à agir des appelants :

Considérant que l'oeuvre en cause a été conçue pour le défilé de haute couture printemps-été 2006 de la maison Christian Lacroix ; qu'elle fait partie d'un ensemble de documents dont le couturier confia à Messieurs Warosz et Audiau la conception et la réalisation, à savoir l'invitation au défilé, la liste de passage et les stickers ;

Que seul le document broché destiné à donner la liste de passage est ici en cause ;

Considérant que l'article L 132-31 du Code de la propriété intellectuelle auquel les intimées se réfèrent pour conclure à l'irrecevabilité des demandeurs, dispose que : 'Dans le cas d'une 'oeuvre de commande utilisée pour la publicité, le contrat entre le producteur et l'auteur entraîne, sauf clause contraire, cession au producteur des droits de l'exploitation de l'oeuvre dès lors que ce contrat précise la rémunération distincte due pour chaque mode d'exploitation de l''oeuvre en fonction notamment de la zone géographique, de la durée de l'exploitation, de l'importance du tirage et de la nature du support...' ;

Considérant en l'espèce, que les documents produits par les appelants (bon de commande et facture) établissent que les auteurs et la société Antoine et Manuel qui a établi la facture, n'ont nullement entendu céder les droits de reproduction pour une exploitation publicitaire, mais ont entendu circonscrire la cession à un nombre limité de supports ;

Considérant en outre, que les dispositions de l'article précité organisent au profit de l'annonceur une présomption simple de cession des droits de l'auteur, qui restreint les droits reconnus à celui-ci par les articles L 122-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ;

Qu'elles doivent donc être interprétées strictement ;

Considérant que quand bien même un défilé de haute couture pourrait-il être qualifié d'opération publicitaire au service de la promotion des collections, que cette qualification n'a pas vocation à s'appliquer, à tous les documents qui peuvent avoir été élaborés à cette occasion ;

Qu'il en est notamment ainsi pour une plaquette de présentation qui, comme en l'espèce, est réservée aux personnes présentes et énonce exclusivement l'ordre de passage des modèles ;

Considérant que c'est donc à bon droit que les premiers juges ont déclaré Messieurs Warosz et Audiau étaient restés titulaires de leurs droits patrimoniaux, sous réserve de la cession consentie à la société Antoine et Manuel ;

Considérant que ceux-ci confirmant expressément que la société Antoine et Manuel est titulaire des droits patrimoniaux, les intimées, poursuivies en contrefaçon, ne sont pas fondées à contester la titularité des droits patrimoniaux de la société Antoine et Manuel qui, au surplus, exploite l'œuvre sous son nom ;

Sur la contrefaçon de droits d'auteur :

Considérant que les appelants définissent leur oeuvre dans les termes suivants :

<< Oeuvre graphique de conception sculpturale, sous forme de cahier broché, de format rectangulaire, 17 x 23 cm, dont la couverture multiple constituée de plusieurs feuillets cartonnés superposés, de formes et de dimensions différentes, qui laissent apparaître le suivant, dont l'un des éléments essentiels est constitué d'une découpe spécifique qui présente la combinaison suivante :

- dans le sens de la largeur (partie horizontale), une alternance d'un segment de droite, d'un crochet orienté vers le bord externe du cahier, d'une forme ronde, d'un segment de droite. Cette droite est située en retrait, par rapport au bord supérieur du cahier. Elle se termine par une volute dont la pointe rejoint l'angle supérieur de la couverture. Dans le sens de la hauteur, alternance d'une double volute dont la base forme un angle droit avec un segment de droite situé en retrait du bord de la couverture du cahier et dont le sommet rejoint le bord externe de la couverture. La droite aboutit à une découpe en forme d'accent circonflexe dont la pointe est orientée vers l'intérieure du cahier.

- la gamme 'colorielle' est le rose et l'argent,

- le fond mat et régulier laisse transparaître le grain du papier pour créer une impression de matière veloutée qui contraste avec l'effet de brillance créé par l'argenture à chaud,

- la couverture est illustrée de motifs floraux stylisés, imprimés ou gaufrés pour accentuer l'impression de relief >> ;

Considérant que ce faisant, elle entend revendiquer une combinaison d'éléments dont la caractéristique essentielle tient à la forme particulière qu'épouse cette découpe multiple, pour laisser apparaître les feuillets cartonnés qui composent, ensemble, la couverture ;

Que l'originalité de l''oeuvre n'est pas contestée ;

Considérant que le document litigieux composé par MRM à la demande de Nespresso, se présente sous la forme d'un document broché, de forme rectangulaire et de dimensions comparables, comprenant plusieurs feuillets intérieurs, dont la couverture cartonnée est découpée pour laisser apparaître le feuillet suivant, la découpe horizontale et verticale épousant des échancrures qui reprennent certaines de celles de l'oeuvre première et notamment : dans le sens de la largeur, un segment de droite, un crochet orienté vers le bord externe du cahier, une forme en demi cercle, et un segment de droite situé en retrait ; dans le sens vertical, une double volute dont le sommet est situé au bord externe de la couverture, suivie d'une droite, puis d'une découpe en forme d'accent circonflexe ;

Considérant par ailleurs, que ce document publicitaire réalisé également en deux couleurs, rose fuchsia et or, comporte très peu de texte en couverture, ce qui renforce l'importance donnée à la composition de celle-ci ;

Que sans être gaufrée, elle donne une impression de matière et d'épaisseur par la représentation froissée de la couleur or sur la couverture ; que quelques motifs floraux transparaissent mais dans un dessin indien (fleur boteh), dissemblable à celui, gaufré, adopté par les appelants ;

Considérant que face à ces ressemblances, les intimées opposent que la découpe est un style banal notamment pour Nespresso qui, en 2006, avait déjà utilisé cette technique pour la promotion d'un café brésilien et d'un café Kéninan ; que les découpes ne sont pas les mêmes, ne présentent pas la même alternance et ne sont pas ordonnancées de la même façon, celles du document litigieux se répondent alors qu'elles sont uniques dans l''oeuvre revendiquée ; qu'en tout cas, les découpes incriminées reprennent celles des cartes de mariages indiens et d'une police de caractères (Tobin tax) qui renvoie aux signes associés à une 'Inde fantasmée' et au fonds de 'la riche tradition millénaire' de l'Inde ; qu'elles soulignent encore que la couleur rose utilisée rappelle celle de la ville de Jaïpur et correspond à la couleur employée dans les publicités vantant des produits originaires d'Inde ;

Considérant ceci exposé, que le document publicitaire argué de contrefaçon est en effet dédié à la promotion d'un arabica originaire des côtes de Malabar, région humide du sud de l'Inde ; que d'évidence, il entend mettre en valeur la qualité particulière, réelle ou supposée, de ce café en faisant de nombreuses références à son origine, par une présentation intérieure qui privilégie une iconographie puisée dans le fonds commun des dessins traditionnels indiens ;

Considérant que si la référence à la couleur rose peut être appréhendée comme renvoyant pareillement à cet univers iconographique, aucune des pièces versées aux débats, ne peut rattacher la forme des découpes adoptées par les appelants, à celles en usage pour des cartes de mariage indien ou pour des caractères typographique qui, sans être indiens, seraient associés dans l'univers mental occidental à une 'Inde fantasmée' ;

Considérant que les documents publicitaires diffusés précédemment par Nespresso pour la promotion d'autres cafés provenant d'autres origines, ne présentaient pas la même apparence que celle ici incriminée ;

Considérant qu'il importe dès lors de déterminer si, au-delà des nécessaires références à l'univers de l'Inde imposées par le propos du document publicitaire, celui-ci reproduit les caractéristiques essentielles de l''oeuvre première, étant observé qu'en droit d'auteur, l'appréciation de l'impression d'ensemble produite par l''oeuvre seconde est indifférente à la caractérisation de la contrefaçon ;

Considérant que l''oeuvre première, très travaillée, d'une facture particulièrement soignée, se manifeste surtout par sa couverture, réalisée par une superposition de feuilles cartonnées dont les découpes laissent apparaître celles des pages suivantes, découpes totalement arbitraires et particulièrement singulières, qui mettent en exergue une succession de lignes, de décrochés, d'échancrures faisant ressortir une majorité de formes rondes et de volutes ;

Considérant qu'il s'agit de caractéristiques essentielles qui fondent l'originalité de la couverture sur laquelle ne figure aucun texte ;

Considérant que le document argué de contrefaçon, constitué d'un document publicitaire bicolore, broché, de dimensions comparables et comprenant plusieurs feuillets, reprend dans une forme simplifiée et des matériaux plus ordinaires, le principe d'une couverture composée de feuillets cartonnées superposés, dont les découpes, laissant apparaître le feuillet suivant, épousent les mêmes formes, singulières, pareillement placées, que celles présentes en partie supérieure de la couverture de l''oeuvre revendiquée ;

Que les découpes de la partie inférieure de l''oeuvre seconde ne sont que la reproduction inversée de celles présentées en sa partie supérieure, renforçant ainsi la récurrence de l'emprunt ;

Considérant qu'il suit que la décision sera infirmée en ce qu'elle a rejeté l'action en contrefaçon ;

Sur les mesures réparatrices :

Considérant que la mesure de publication n'est pas commandée par les circonstances de l'espèces ;

Considérant que la diffusion du document publicitaire contrefaisant destiné à faire la promotion d'une offre réservée aux membres du club Nespresso et 'disponible uniquement pour quelques semaines' selon l'indication figurant sur le document, apparaît avoir été limitée, bien qu'elle fût également présentée sur le site internet Nespresso ; qu'en outre les sacs ne sont pas susceptibles d'être pris en compte dans la mesure où ils ne reproduisent pas les découpes sus décrites ;

Considérant que la preuve n'est en tout cas aucunement rapportée que cette diffusion fût massive ;

Considérant qu'au regard de ces circonstances mais aussi de la contrefaçon d'une 'oeuvre citée et commentée par diverses publications (pièces 57 et suivantes, notamment, 'Area 2" Graphic Designer, 10 curators, 10 design classics', Ed Phaidon, 'A book about special print effects', 'Liquitex'...etc), que la plaquette contrefaisante banalise et vulgarise, Messieurs Antoine Audiau et Manuel Warosz sont bien fondés à solliciter la condamnation in solidum des intimées à verser la somme globale de 30 000 euros en réparation de l'atteinte portée à leur droit moral ;

Que le préjudice de la société Antoine et Manuel qui fait l'économie de la démonstration de ses investissements et de son implication dans la promotion et la diffusion des 'oeuvres des auteurs, sera réparé par l'allocation d'une somme limitée à la somme de 10 000 euros ;

Considérant que s'agissant de condamnation pécuniaire alloués en réparation de fautes délictuelles, les intérêts courent à compter de la condamnation prononcée, qu'il suit que les conditions de l'anatocisme de l'article 1154 du Code civil ne sont pas remplies ;

Considérant qu'il sera enfin constaté que la société MRM ne conteste pas devoir sa garantie à la société Nespresso ;

Sur l'article 700 du Code de procédure civile :

Considérant que l'équité commande de condamner in solidum les intimées à verser aux appelants la somme complémentaire de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles qu'ils ont dû exposer.

PAR CES MOTIFS :

Infirme la décision déférée sauf en ce qu'elle a dit que Messieurs Audiau et Warosz et la société Antoine et Manuel étaient recevables à agir en contrefaçon et en ce qu'elle a rejeté les demandes fondées sur l'allégation d'actes de parasitisme,

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Dit que les sociétés Mc Cann Relationship Marketing Worldwide MRM et Nespresso France en concevant et en diffusant une plaquette publicitaire dont la présentation de la couverture reprend les caractéristiques essentielles de celle de la brochure conçue par Messieurs Antoine Audiau et Manuel Warosz pour le défilé haute couture, printemps-été 2006, de la société Christian Lacroix, ont porté atteinte au droit moral de ces derniers et aux droits patrimoniaux dont la société Antoine et Manuel est investie sur cette oeuvre,

En conséquence,

Les condamne in solidum à verser à titre de dommages et intérêts, à Messieurs Audiau et Warosz la somme globale de 30 000 euros et à la société Antoine et Manuel celle de 10 000 euros,

Donne acte à la société Mc Cann Relationship Marketing Worldwide MRM qu'elle entend garantir la société Nespresso des condamnations mises à sa charge,

Condamne in solidum les intimées à verser aux appelants la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les entiers dépens qui seront recouvrés dans les formes de l'article 699 du même code.