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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 22 mars 2023, n° 21/01871

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

IDVPC (SAS)

Défendeur :

Seita (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Delay Peuch, Me Benhamou, Me Moreuil

T. com. Paris, du 21 déc. 2020, n° 20190…

21 décembre 2020

EXPOSE DU LITIGE

La SAS Importation Distribution Vente Promotion Conseil (ci-après, « la SAS IDVPC ») est spécialisée dans la distribution en gros de tous produits et fournitures pour bureaux de tabac tels les papiers à rouler et accessoires de marque Rizla +.

La SAS Société Nationale d'Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes (ci-après, « la SAS Seita ») fabrique et commercialise en France des produits du tabac sous plusieurs marques, ainsi que, depuis l'acquisition de la société Rizla courant 2010, du papier à rouler et des accessoires de marque Rizla+.

Invoquant l'existence de relations commerciales établies depuis 2004 avec la SAS Seita, d'abord sans formalisme puis dans le cadre de conventions annuelles issues de négociations menées sur la base de ses conditions générales de vente, ainsi que leur rupture brutale partielle caractérisée par la modification substantielle et sans préavis, courant 2018, de ses conditions d'approvisionnement et de ses marges, captées pour l'essentiel par la société Socopi intercalée dans la relation commerciale par la SAS Seita qui tentait par ailleurs de lui imposer la conclusion d'un contrat validant ce bouleversement, la SAS IDVPC a, par acte d'huissier signifié le 6 novembre 2019, assigné cette dernière devant le tribunal de commerce de Paris en indemnisation de ses préjudices.

Par jugement du 21 décembre 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

-dit que la SAS Seita n'avait pas rompu brutalement la relation commerciale qu'elle entretenait avec la SAS IDVPC au sens de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce ;

-débouté la SAS IDVPC de sa demande tendant à la condamnation de la SAS Seita au paiement de la somme de 1 450 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

-condamné la SAS IDVPC à payer à la SAS Seita la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

-débouté les parties de leurs demandes autres ;

-condamné la SAS IDVPC aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 euros dont 12,20 euros de TVA.

Par déclaration reçue au greffe le 26 janvier 2021, la SAS IDVPC a interjeté appel de ce jugement.

Par ordonnance du 28 septembre 2021, le conseiller de la mise en état a dit n'y avoir lieu à radiation de l'affaire et a condamné la SAS IDVPC à payer à la SAS Seita la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 1er septembre 2021, la SAS IDVPC, demande à la cour, au visa de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce :

-de déclarer recevable l'appel interjeté par la SAS IDVPC ;

-de réformer la décision entreprise ;

-de constater que la SAS IDVPC était liée à la SAS Seita par une relation commerciale établie, stable, habituelle et particulièrement conséquente ;

-de dire et juger qu'à compter de l'année 2018, les conditions de la collaboration commerciale ont été significativement et notablement modifiées par la SAS Seita ;

-de constater que cette remise en question notamment par l'obligation qui a été faite à la SAS IDVPC de s'approvisionner à compter de l'année 2018 auprès de la société Socopi conduisant à une diminution drastique des conditions de rémunération de la SAS IDVPC, s'analyse en une rupture de relation commerciale établie stable et habituelle ;

-de constater que cette rupture, au moins partielle, a été de nature à empêcher la SAS IDVPC de poursuivre sa collaboration dans les conditions habituelles ;

-de constater que les conditions dans lesquelles cette rupture a été organisée par la SAS Seita constitue une modalité de rupture brutale et sans préavis ;

-de condamner en conséquence la SAS Seita à indemniser la SAS IDVPC de son préjudice qui devra être liquidé et calculé selon les modalités suivantes : chiffre d'affaires moyens sur les deux dernières années de référence à savoir 2016 et 2017 sur lequel est appliqué un taux de marge brute de 19,5% tel qu'il résulte de la comptabilité de la SAS IDVPC ;

-en conséquence, de condamner la SAS Seita à payer à la SAS IDVPC la somme de 744 640 euros, assortir cette condamnation de l'intérêt au taux légal à compter du 3 janvier 2018, date de la rupture de fait de la relation contractuelle ;

-de condamner la SAS Seita à payer à la SAS IDVPC une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile de 15 000 euros, ainsi qu'aux entiers dépens.

En réplique, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 21 juillet 2021, la SAS Seita demande à la cour, au visa de l'article L 442-6 I 5° ancien du code de commerce, de :

-confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;

-condamner la SAS IDVPC à payer à la SAS Seita la somme complémentaire de 40 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

-condamner la SAS IDVPC aux entiers dépens.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 17 janvier 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIFS DE L'ARRET

1°) Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Moyens des parties

Au soutien de ses prétentions, la SAS IDVPC expose que les relations commerciales ont débuté en mars 2004 avec la société Rizla+ devenue la SAS Seita et que sa rémunération a été régulièrement majorée jusqu'en 2017. Elle ajoute que la SAS Seita a chargé la société Socopi de modifier en fait les conditions applicables en en faisant l'intermédiaire nécessaire pour la fourniture des produits habituels et a proposé en 2018, puis en 2019, un contrat modifiant notablement les conditions financières, contrat dont la conclusion était érigée en condition de la poursuite des relations commerciales. Elle explique que cette modification substantielle s'analyse en une rupture brutale et estime le préavis éludé à un an.

En réplique, la SAS Seita expose que seule une modification substantielle des conditions de vente de nature à bouleverser l'économie du contrat peut caractériser une rupture brutale des relations commerciales établies et soutient que le changement proposé en 2018, négociable, ne revêtait pas ce caractère, les prix ayant peu évolué et les ristournes ayant été maintenues dans leur principe et le plus souvent en leur mesure. Elle ajoute que ces nouvelles conditions ont été discutées puis acceptées par la SAS IDVPC en 2018. Elle précise que l'échec des négociations en 2019 ne lui est pas, comme la rupture alléguée, imputable. Subsidiairement, elle conteste le principe du préjudice allégué.

Réponse de la cour

En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque " la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale "). La poursuite de la relation par une personne distincte de celle qui l'a nouée initialement ne fait pas obstacle à sa stabilité en présence d'une transmission universelle de patrimoine et, à défaut, si des éléments démontrent que la commune intention des parties était de continuer la même relation (en ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369).

Par ailleurs, L 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les critères pertinents sont l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale).

Les parties s'accordent pour reconnaître l'existence d'une relation commerciale établie mais débattent, au stade de l'évaluation de la durée du préavis et du préjudice, de son point de départ. A cet égard, la SAS IDVPC produit :

-des courriers adressés dès le 24 mars 2004 par la SA Rizla+ lui notifiant le montant de ses ristournes (pièce 1), puis, à compter de 2007, ses conditions d'achats (pièces 2 à 4 pour la période 2007 à 2009) ;

-les deux lettres de même objet émanant de la SAS Seita pour les années 2010 et 2011 (pièces 5 et 6) ;

-les contrats annuels formalisant le résultat de la négociation commerciale au sens de l'article L 441-7 du code de commerce pour les années 2013 et 2015 à 2017 (pièces 7 à 10) ;

-des facturations, extraits de compte, récapitulatifs de facturation et bons de commande couvrant globalement la période 2004 à 2019 ainsi qu'une attestation de son expert-comptable certifiant la concordance des extraits de comptes (pièces 19, 20, 22 à 27, 30 à 45 et 48 à 50) qui établissent quantitativement la réalité du flux d'affaires.

La SAS Seita ne précise pas l'opération juridique qui a encadré son rachat de la société Rizla+. Cependant, le caractère établi de la relation n'étant pas en débat et aucune analyse sérieuse du flux d'affaires n'étant faite hors années 2016 et 2017, la continuité des commandes, constantes depuis 2004, après le remplacement de la société Rizla+ dans les relations qu'elle avait nouées suffit à établir la volonté commune des parties de poursuivre ces dernières dans les mêmes conditions, sous réserve du résultat des négociations annuelles entamées à compter de l'année 2013. La Cour retiendra en conséquence l'année 2004 comme point de départ de ces relations.

Pour établir la rupture et son imputabilité, la SAS IDVPC produit :

-le contrat de 2018 (pièce 11) qui comporte un maintien du montant de la coopération commerciale et des ristournes pratiquées depuis 2015, à l'exception de celles concernant deux catégories de filtres de marque Rizla+ qui sont réduites de 25 et 26 % à 11 et 12 %, taux voisins de ceux appliqués en 2011 (15 %). Néanmoins, aucun des documents communiqués (facturations, extraits de compte, récapitulatif de facturation et bons de commande) ne permettent d'apprécier la part des références concernées dans le chiffre d'affaires généré par la relation commerciale et dans celui globalement réalisé par la SAS IDVPC, son évaluation à hauteur de 60 % du chiffre d'affaires n'étant ni expliquée ni prouvée (pièces 19, 20, 22 à 27, 30 à 45 et 48 à 50). Or, ni l'attestation de l'expert-comptable (pièce 29 qui se limite à une analyse globale de la concordance des comptes Rizla et des balances des comptes auxiliaires) ni les documents établis par la SAS IDVPC pour elle-même sans soutien d'éléments extrinsèques leur donnant crédit (pièces 26 et 51 intrinsèquement dépourvues de force probante) ne comblent cette carence. Aussi, le caractère substantiel de la modification induite par les changements proposés en 2018 n'est pas établi, et ce d'autant moins que, ainsi que l'a relevé le tribunal, ces derniers comprenaient divers avantages au bénéfice de la SAS IDVPC tels la suppression du seuil de niveau d'achats de 600 000 euros sur la remise de 10 % accordée sur le papier à rouler et l'ajout de deux références objet d'une remise de 10 % ;

-des échanges de courriels et des factures (pièces 13 à 21, 28 et 46 à 51) qui contredisent sa version des faits. En effet, rien ne démontre l'implication de la SAS Seita à un titre quelconque dans l'intervention de la société Socopi avec qui elle a spontanément contracté en janvier 2018 (pièce 15, facture du 22 janvier 2018) et ce alors même qu'elle ignorait les modifications qui seraient proposées en février 2018 (la lettre de transmission n'est pas produite mais les contrats sont communiqués le 28 février de chaque année depuis 2013). Cette analyse est confortée par son courriel interrogatif du 17 janvier 2018 (pièce 13), message dont le silence sur ce point confirme en outre l'inexistence de la révélation antécédente par téléphone, le 3 janvier précédent, de l'intervention de la société Socopi. Elle ne prouve par ailleurs pas l'existence d'un refus de vente qui lui soit imputable, tandis que les relations commerciales se sont poursuivies en 2018 et 2019 (pièces 16 à 20 de l'appelante et 3, 6 et 9 de l'intimée) et que toutes ses commandes ont été honorées (pièce 6 de l'intimée), ses ventes ayant augmenté en 2018 et sa marge commerciale ayant progressé. Enfin, les échanges de courriels produits par la SAS Seita (pièces 3, 10 et 12) révèlent que la SAS IDVPC a refusé toute négociation, à la différence de cette dernière qui, ainsi qu'elle le précisait dans son courriel du 24 octobre 2019, avait adapté ses conditions 2019 pour tenir compte de ses contestations tout en lui rappelant à diverses reprises la nécessité d'établir annuellement un contrat écrit pour encadrer leurs relations commerciales dont elle souhaitait explicitement la poursuite.

Dès lors, la rupture partielle alléguée n'est pas démontrée faute pour les propositions de la SAS Seita de modifier substantiellement la relation commerciale et, à la supposer établie, n'est pas imputable à cette dernière mais au seul refus de négocier de la SAS IDVPC. Pour ces deux motifs, que la Cour retient comme suffisants, les demandes de la SAS IDVPC doivent être intégralement rejetées et le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a dit que la SAS Seita n'avait pas rompu brutalement les relations commerciales établies avec la SAS IDVPC et débouté cette dernière de sa demande indemnitaire.

2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.

Succombant en son appel, la SAS IDVPC, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens de l'appel et à payer à la SAS Seita la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la cour,

Y ajoutant,

Rejette la demande de la SAS Importation Distribution Vente Promotion Conseil au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SAS Importation Distribution Vente Promotion Conseil aux entiers dépens d'appel ;

Condamne la SAS Importation Distribution Vente Promotion Conseil à payer à la SAS Société Nationale d'Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.