CA Paris, 1re ch. H, 6 avril 2004, n° 2003/18407
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
France Télécom (SA)
Défendeur :
Iliad (SA), Arcep
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pezard
Conseillers :
M. Le Dauphin, Mme Penchon
Avoué :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Me Calvet, Me Coursin, Me Simonel, Me Delannoy
Après avoir, à l'audience publique du 2 mars 2004, entendu les conseils des parties et les observations du ministère public, le conseil de la requérante ayant eu la possibilité de s'exprimer en dernier.
La société Iliad (ci-après Iliad) exploite le service ANNU qui permet à ses utilisateurs de retrouver le numéro de téléphone d'un abonné avec son nom et son adresse ou de pratiquer une recherche inversée. Ce service est exploité sur plusieurs supports (minitel « 3617 annu », Internet « annu.com », téléphone fixe « 3217 » et mobile « 61007 »
Par une décision du 18 juin 1999, le Tribunal de commerce de Paris a condamné Iliad à payer à la société France Télécom (ci-après France Télécom) la somme de 100 millions de francs pour des extractions non-autorisées dans la base de données annuaires de l'opérateur historique. Les parties ont cependant consenti à se désister de leur appel par un accord en date du 14 octobre 1999 ; France Télécom a, en outre, convenu de mettre à disposition d'Iliad la liste de ses abonnés pour un montant total de 3.353 878 euros par an soit 2.896.531 euros au titre de la base annuaire et 457.347 euros au titre de la mise à jour annuelle. La convention conclue pour une durée initiale de trois ans, puis renouvelable annuellement, est entrée en vigueur le novembre 1999.
Le Conseil de la concurrence, dans sa décision 98-D-60 du 29 septembre 1998 (affaire Filetech), a prononcé des injonctions à l'encontre de France Télécom pour abus de position dominante -sur le marché de la commercialisation des listes d'abonnés au téléphone et lui a infligé à ce titre des sanctions pécuniaires. Saisie d'un recours de France Télécom, la Cour d'appel de Paris a prononcé des injonctions quasiment identiques dans son arrêt du 29 juin 1999. Le 4 décembre 2001, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par France Télécom contre cet arrêt.
Saisi par les sociétés Scoot et Sonera d'une procédure de non-respect des injonctions prononcées par la Cour d'appel de Paris dans son arrêt du 29 juin 1999, le Conseil de la concurrence a, par décision 02-D-41 du 26 juin 2002 considéré que France Télécom n'avait pas respecté la décision précitée.
France Télécom a modifié le 20 novembre 2002 la rubrique L.12 de son catalogue des prix. La nouvelle offre L.12 a été structurée autour de trois types d'usage, à savoir : renseignements téléphoniques, annuaires en ligne et annuaires imprimés avec un prix forfaitaire dégressif en fonction du nombre de ces usages.
Le 11 décembre 2002, Iliad a adressé à France Télécom une demande afin d'obtenir un contrat de base annuaire mono-usage électronique de 3 ans, précisant que la base ne serait utilisée qu'à des fins d'annuaire électronique. Le 16 décembre, France Télécom retournait à Iliad ses nouveaux tarifs. Le courrier indiquait qu'Iliad appartenait à la catégorie des éditeurs faisant appel à la base annuaire pour deux usages annuaire électronique et renseignements. En réponse, Iliad réitérait sa demande pour un usage unique d'annuaire en ligne.
Après plusieurs échanges de courriers, constatant un échec des négociations, Iliad a saisi l'Autorité de régulation des télécommunications (ci-après l'Autorité) d'une demande de règlement de différend avec France Télécom.
Par décision n°003-1038 du 23 septembre 2003, l'Autorité a adopté les dispositions suivantes
Article I : L'offre proposée par France Télécom en rubrique L.12 de son catalogue des prix ne respecte pas les prescriptions de l'article L. 33-4 relatives à l'accès aux listes d'abonnés de France Télécom en vue de la fourniture d'un service universel de renseignements.
Article 2 : France Télécom proposera dans les 60 jours à compter de la notification aux parties de la présente décision un accord définissant les modalités techniques et financières de la fourniture des listes d'abonnés de France Télécom respectant les points suivants :
- Un accès non discriminatoire aux listes d'abonnés de France Télécom, sous réserve de la protection des droits des personnes concernées, sur une durée de 3 ans,
- Une mise à jour des données selon une périodicité au moins mensuelle ;
- Une orientation vers les coûts des tarifs.
Article 3 : Le chef du service juridique est chargé de notifier aux sociétés Iliad et France Télécom la présente décision qui sera rendue publique sous réserve des secrets protégés par la loi.
France Télécom a formé un recours contre cette décision le 23 octobre 2003 et demande à la Cour, selon son exposé complet des moyens déposé le 20 novembre 2003
- d'annuler de la décision n0 003-1038 du 23 septembre 2003 dans son ensemble.
- de dire que les dépens resteront à la charge du Trésor.
Par ses écritures en date du 29 décembre 2003, Iliad demande à la Cour d'appel de
« - Rejeter le recours de la Société
Subsidiairement, dans l'exercice de ses compétences de plein contentieux
- Juger en fait et en droit la demande de la société,
- Constater l'existence d'un différend au sujet de la fourniture de la liste des abonnés en vue de la fourniture d'un service universel ;
Dire que l'offre de « cession des données annuaires aux éditeurs et ou aux services de renseignements téléphoniques » telle que proposée par France Télécom en rubrique L. 12 de son catalogue ne respecte pas les prescriptions de l'article L. 33-4 du Code des postes et télécommunications,
- Dire que la nouvelle offre de France Télécom du 19 novembre 2003 sera maintenue ;
- Condamner la société France Télécom à supporter les dépens d’appel dont Yves COURSIN, avocat pourra effectuer directement le recouvrement en application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile. »
L'Autorité a déposé le 23 janvier 2004 des observations écrites tendant au rejet du recours de France Télécom.
France Télécom a déposé des écritures en réplique le 23 février 2004.
CELA ETANT EXPOSE,
SUR LES OBSERVATIONS DE L'AUTORITE
Considérant que France Télécom constate, dans son mémoire en réplique, la singularité des observations de l'Autorité s'agissant tant de leur volume que de leur forme, assimilables à celles d'un mémoire ; qu'elle se plaint de ce que l'Autorité aurait développé de multiples moyens nouveaux de fait et de droit ne figurant pas dans la décision ; qu'ayant été, selon elle, privée de la faculté d'introduire un recours à l'encontre de ces éléments nouveaux, France Télécom conclut à l'annulation de la décision de l'Autorité ;
Mais considérant qu'en application des articles R. 11-2 et R. 11-5 du Code des postes et télécommunications (ci-après C.P.T.), l'Autorité, qui n'est pas partie à l'instance, peut présenter des observations écrites, portées par le greffe à la connaissance des parties ; que, contrairement à ce qui est soutenu par France Télécom, l'exercice de cette faculté ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable, dès lors qu'elle dispose elle-même de la faculté, dont elle a usé en l'espèce, de répliquer, par écrit et oralement, aux observations de cette autorité administrative ; qu'en conséquence il y a lieu de rejeter la demande d'annulation présentée de ce chef ;
SUR LA COMPETENCE DE L'AUTORITE
Considérant que France Télécom soutient que l'Autorité n'était pas compétente pour statuer sur la demande de règlement de différend présentée par Iliad
Que selon elle, les courriers échangés entre elle et Iliad du mois de décembre 2002 au mois de février 2003 ont porté sur la cession de la base annuaire de France Télécom en vue d'un « unique usage d'annuaire en ligne » tandis que la demande soumise par Iliad à l'Autorité concernerait, au contraire, les modalités techniques et financières de fourniture des listes d'abonnés en vue d'un « service universel de renseignements » que selon la requérante, l'Autorité ne pouvait dès lors pas constater l'échec des négociations sur ce dernier point, cette question n'ayafit jamais fait l'objet d'une demande de la part d'Iliad ni a fortiori d'une négociation ,
Mais considérant qu'aux termes de l'article L 36-8-11 du C.P. T.
L'Autorité de régulation des télécommunications peut également être saisie des différends portant sur : [...] 3° Les conditions techniques et financières de la fourniture des listes d'abonnés prévue à l'article L. 33-4. », qu'il s'ensuit que la circonstance que la négociation aurait porté sur la cession de la base annuaire de France Télécom en vue d'un usage d'annuaire en ligne tandis que la saisine en règlement de différend de l'Autorité par Iliad aurait porté sur le service universel de renseignements est indifférente, l'Autorité étant compétente dès lors qu'un litige portant sur la fourniture des listes d'abonnés prévue par l'article L. 33-4 du C.P.T. avait été constaté ,
Considérant qu'en second lieu, la requérante soutient que l'Autorité ne pouvait constater l'échec des négociations, ces dernières ne pouvant aboutir en l'absence du décret relatif aux annuaires universels et services universels de renseignements prévus aux articles L. 33-4 et L. 35-4 du C.P.T., lequel ne fut adopté que le 1er août 2003, soit postérieurement à la demande d'Iliad
Mais considérant que le décret n02003-752 du 1er août 2003 n'est qu'un simple décret d'application qui ne fait que préciser les dispositions de l'article L. 33-4 du C P.T. ; que le défaut de publication de ce texte ne saurait faire obstacle à l'application des dispositions de la directive européenne 98/10/CE du 26 février 1998, dite ONP ;
Qu'il en résulte que le moyen d'annulation tiré de l'incompétence de l'Autorité doit être rejeté ;
SUR L'ATTEINTE AU PRINCIPE DU CONTRADICTOIRE
Considérant que l'article L. 36-8 dispose que « L'autorité se prononce [. ..] après avoir mis les parties à même de présenter leurs observations. » , que l'article R. 11-1 du C.P.T. dispose que « L'Autorité de régulation des télécommunications donne à chacune des parties connaissance des observations et pièces déposées par les autres parties et fixe s'il y a lieu le délai dans lequel il devra y être répondu. » et que l'article 12 du règlement intérieur de l'Autorité énonce que « le rapporteur ou son adjoint peut procéder, en respectant le principe du contradictoire, à toute mesure d'instruction qui lui paraît utile » ;
Considérant que le principe du contradictoire implique, pour une partie, la faculté de prendre connaissance des observations ou pièces produites par l'autre, ainsi que d'en discuter ;
Considérant que, par lettre du 15 septembre 2003, le chef du service juridique de l'Autorité a transmis aux parties la décision du Conseil de la concurrence du 12 septembre 2003 afin de recueillir leurs observations pour le 18 septembre 2003 et que France Télécom, qui a refusé de répondre, n'a reçu les écritures d'Iliad contenant les observations de cette dernière, par lettre recommandée, que le 22 septembre 2003, soit la veille de la décision de l'Autorité ;
Considérant qu'il est ainsi établi que l'Autorité, qui n'a pas mis France Télécom en mesure de discuter les observations de son contradicteur, a violé le principe du contradictoire ;
Que, prise dans des conditions irrégulières, la décision déférée doit être annulée, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens articulés à cette fin ;
Considérant que la Cour d'appel de Paris, après avoir annulé la décision, a le pouvoir de se prononcer, aux dispositions de l'article L. 36-8-111 du C.P.T. sur le différend dont l'Autorité était saisie ;
SUR LE FOND :
Considérant que France Télécom prétend que l'offre proposée à la rubrique L. 12 de son catalogue dans sa rédaction antérieure au 19 novembre 2003 avoir satisfait aux prescriptions de l'article L. 33-4 du C P.T. aux termes duquel « les opérateurs sont tenus de communiquer, dans des conditions non discriminatoires, à un tarif reflétant les coûts du service rendu, la liste de tous les abonnés ou utilisateurs auxquels ils ont affecté, directement ou par l'intermédiaire d'un distributeur, un ou plusieurs numéros du plan national de numérotation prévu à l'article L. 34-10. » ;
Considérant que cette offre présente les caractéristiques tarifaires suivante :
- elle distingue différentes catégories d'usages renseignements téléphoniques, annuaires en ligne et annuaires imprimés ;
- elle présente une dégressivité au nombre de catégories d'usages, les tarifs relatifs à l'offre « 1 usage » étant moitié de ceux relatifs à l'offre « 3 usages » et les tarifs relatifs à l'offre « 2 usages » étant 25 % moins élevés que ceux relatifs à l'offre « 3 usages » ;
- elle est forfaitaire et fait donc supporter une charge fixe à une activité déterminée indépendamment de son volume ;
SUR LA NON-DISCRIMINATION
Considérant que le principe de non-discrimination impose que les opérateurs exerçant leur activité dans des conditions équivalentes soient traités de manière égale ; qu'en particulier France Télécom doit bénéficier des mêmes conditions que ses concurrents lorsqu'elle utilise pour ses propres besoins la base annuaire ; que s'appréciant à la lumière du principe d'orientation vers les coûts, le principe de non-discrimination impose que toute différence tarifaire entre deux opérateurs puisse être justifiée par une différence de coût de cession de la base pour le cédant ou par les conditions différentes dans lesquelles les opérateurs agissent ,
Considérant qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus, les tarifs prévus par la rubrique L. 12 litigieuse distinguaient trois catégories d'usages et comportaient un prix forfaitaire dégressif en fonction du nombre de ces usages ;
Considérant que la dégressivité au nombre de catégories d'usage n'est pas justifiée par des considérations objectives relatives aux coûts ; qu'elle a pour effet de favoriser sur un marché les opérateurs exerçant plusieurs activités au détriment de ceux qui n'en exercent qu'une seule ; qu'en outre, le caractère forfaitaire des tarifs est de nature à défavoriser les acteurs ayant un faible volume d'activité ; que l'offre L. 12 était donc susceptible de créer une forte barrière à l'entrée de nouveaux opérateurs sur le marché
Qu'ainsi, l'offre proposée par France Télécom à la rubrique L. 12 de son catalogue dans sa rédaction antérieure au 19 novembre 2003 était contraire au principe de non-discrimination ;
SUR L'ORIENTATION DES TARIFS VERS LES COUTS
Considérant que le principe d'orientation vers les coûts énoncé par l'article L. 33-4 du C.P.T. doit s'apprécier au regard des règles de concurrence, qu'ainsi le coût de l'annuaire à retenir doit s'entendre du coût incrémental, c'est à dire du coût nécessaire pour établir l'annuaire le fichier commercial étant préalablement supposé réalisé, et l'équilibre en cause doit être global entre les ressources et les coûts déterminés pour le périmètre visé
Considérant d'une part que l'argumentation de la requérante selon laquelle la prise en compte de coûts communs serait nécessaire est vaine qu'une telle démarche reviendrait à permettre à France Télécom de couvrir une partie de ses coûts commerciaux avec les recettes tirées de la mise à disposition de la liste de l'annuaire universel, au motif que les informations collectées alimentent à la fois le fichier commercial et l'annuaire universel ; qu'elle donnerait à l'opérateur historique un avantage indû sur ses concurrents sur les marchés de la téléphonie fixe en lui ouvrant la possibilité de facturer l'abonnement moins cher que ses compétiteurs ;
Considérant au demeurant, que cette approche est validée à posteriori par l'article R. 10-6 alinéa 2 du C.P. T. issu du décret n°2003-752 du 1er août 2003 qui dispose que « Les coûts qui sont spécifiques à la fourniture des listes d'abonnés sont entièrement pris en compte dans la fixation du tarif les coûts liés à d'autres activités de l'opérateur en sont exclus. » ;
Considérant, d'autre part, à la lumière des documents produits et notamment des chiffres communiqués par France Télécom ainsi que des constatations de l'expertise Balloteaud que la cour tient pour pertinentes et qui sont utilement reprises dans la décision du Conseil de la concurrence du 12 septembre 2003, que les revenus liés à l'offre L. 12 litigieuse sont significativement supérieurs aux coûts, induisant un déséquilibre manifeste entre les revenus liés à cette seule offre, à savoir 17 millions d'euros, et le coût de 8,78 millions d'euros de l'ensemble des activités liées à la cession des listes d'abonnés sans que d'éventuelles prises en compte de coûts autres soient de nature à remettre en cause l'existence d'un tel déséquilibre, étant observé que les coûts liés à la constitution de la base sont pour l'essentiel indépendants de l'utilisation qui en est faite et ne permettent pas l'identification des unités de tarification reflétant l'économie du service rendu
Que dans ces conditions, l'offre proposée par France Télécom à la rubrique L. 12 de son catalogue dans sa rédaction antérieure au 19 novembre 2003 n'était pas conforme au principe d'orientation vers les coûts ;
Qu'en conséquence il y a lieu de faire droit à la demande d'Iliad tendant au maintien de la nouvelle offre de France Télécom du 19 novembre 2003 ;
Considérant que l'avocat ne pouvant obtenir le bénéfice de la distraction des dépens lorsque son ministère n'est pas obligatoire, il n'y a pas lieu à faire droit à la demande d'Iliad tendant à condamner France Télécom à supporter les dépens d'appel dont le recouvrement pourrait bénéficier directement à Maître Yves Coursin, avocat, en application de l'article 699 du NCPC ;
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Rejette l'exception d'incompétence de l'Autorité de régulation des télécommunications ;
Annule la décision de l'Autorité de régulation des télécommunications n°031038 du 23 septembre 2003 ;
Et, statuant sur le différend,
Dit que l'offre de « cession des données annuaires aux éditeurs et/ou aux services de renseignements téléphoniques » telle que proposée par la société France Télécom en rubrique L. 12 de son catalogue dans sa rédaction antérieure au 19 novembre 2003 n'est pas conforme aux prescriptions de l'article L 33-4 du Code des postes et télécommunications ;
Dit que la nouvelle offre de la société France Télécom du 19 novembre 2003 sera maintenue
Condamne la société France Télécom aux dépens.