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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 20 janvier 2004, n° 2003/12433

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Estel (Sa)

Défendeur :

France Télécom (SA), Art

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Conseillers :

Mme Riffault-Silk, M. Savatier

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Gibou-Pignot-Grappotte-Benetreau

Avocats :

Me Rapp, Me Clarenc, Me Saarinen, Me Delannoy, Me Simonel

CA Paris n° 2003/12433

19 janvier 2004

Les sociétés ESTEL et FRANCE TELECOM sont des opérateurs de téléphonie fixe autorisés à exploiter à destination du public des réseaux de télécommunication.

Afin de permettre aux clients de chaque opérateur de communiquer avec l'ensemble des abonnés à un réseau de téléphonie, quel que soit l'opérateur dont le réseau est utilisé, les textes applicables ont prévu des obligations de connexion des différents réseaux.

L'"interconnexion" désigne ainsi, selon l'article L 32-9° du Code des postes et télécommunications, "les prestations réciproques offertes par deux exploitants de réseaux ouverts au public qui permettent à l'ensemble des utilisateurs de communiquer librement entre eux, quels que soient les réseaux auxquels ils sont raccordés ou les services qu'ils utilisent".

L'une des prestations importantes de l'interconnexion est la prestation dite de "terminaison d'appels", qui consiste pour un opérateur à prendre en charge un appel provenant d'un autre opérateur interconnecté à son réseau, pour l'acheminer jusqu'au poste téléphonique de l'un de ses abonnés auquel l'appel est destiné.

Le litige porte sur les conditions tarifaires de la prestation de terminaison d'appel fournie par ESTEL à FRANCE TELECOM, pour acheminer à un abonné de la première société un appel émanant d'un abonné de la seconde.

Les tarifs de terminaison d'appel de la société ESTEL étaient régis par une convention d'interconnexion signée le 14 avril 1999 par les sociétés ESTEL et FRANCE TELECOM.. Les négociations entreprises pour la révision de la convention ayant échoué, la société FRANCE TELECOM a saisi le 6 décembre 2002 l'Autorité de régulation des télécommunications ( A.R.T. ) d'une demande de règlement du différend.

Par sa décision n°03-702 du 5 juin 2003, l'A.R.T. a adopté les dispositions suivantes :

Article 1 - A compter du prononcé de la présente décision, le tarif de la prestation de terminaison d'appels fournie par ESTEL à FRANCE TELECOM pour l'acheminement des appels à destination des abonnés situés dans la zone de transit où les parties sont interconnectées de l'année en vigueur est au plus égal à la pondération des tarifs des prestations de terminaison en intra-CA et en simple transit de FRANCE TELECOM de la cinquième année précédant l'année en vigueur, par des coefficients égaux aux pourcentages correspondant à l'utilisation que ESTEL a faite de ces prestations au cours des trois derniers mois de l'année précédant l'année en vigueur.

Article 2 - Le calcul de la pondération prévue à l'article 1 est réalisé en tenant compte de l'ensemble du trafic sortant de ESTEL vers FRANCE TELECOM constaté par les parties ainsi que des tarifs moyens des prestations de terminaison en intra-CA et en simple transit de FRANCE TELECOM tels que définis par la décision d'approbation du catalogue d'interconnexion de l'année concernée.

Article 3 - Pour la période courant à compter du 1er janvier 2008, le tarif de la prestation de terminaison d'appels fournie par ESTEL à FRANCE TELECOM pour l'acheminement des appels à destination des abonnés dans la zone de transit où les parties sont interconnectées de l'année en vigueur est au plus égal à la pondération des tarifs des prestations de terminaison en intra-CA et en simple transit de FRANCE TELECOM de l'année en vigueur, par des coefficients égaux aux pourcentages correspondant à l'utilisation que ESTEL a faite de ces prestations au cours des trois derniers mois de l'année précédant l'année en vigueur.

Article 4 - Les parties devront mettre leur convention d'interconnexion en conformité avec les dispositions prévues par les articles 1, 2 et 3 de la présente décision dans un délai de quatre semaines à compter de sa notification...

La société ESTEL a formé un recours contre cette décision le 11 juillet 2003 et demande à la cour, selon son exposé complet des moyens en date du 11 août 2003, de réformer la décision dans les termes suivants :

- A l'article 1 sera substitué un nouvel article 1 ainsi rédigé : " Pour la période courant à compter du 1er janvier 2003 et jusqu'au 31 décembre 2007, le tarif de la prestation de terminaison d'appels fournie par ESTEL à FRANCE TELECOM pour l'acheminement des appels à destination des clients de ESTEL situés dans la zone de transit où les parties sont interconnectées pour l'année en vigueur est au plus égal au tarif de la prestation de terminaison d'appels en simple transit du catalogue d'interconnexion de FRANCE TELECOM de la cinquième année précédant l'année en vigueur".

- Les articles 2 et 3 seront supprimés.

- A l'article 3 sera substitué un nouvel article 2 ainsi rédigé :

"Aux tarifs visés aux articles 1 et 2 ci-dessus est ajouté un tarif correspondant à la prestation d'accès fournie par ESTEL au titre de la terminaison d'appels. Ce tarif additionnel est fixé par référence à la prestation la plus proche du catalogue d'interconnexion de FRANCE TELECOM, à savoir le tarif mensuel d'une liaison dite LPT de débit 2 Mbit/s et d'une longueur de 1 km, rapporté à un trafic mensuel de référence de 65000 minutes par liaison. Le tarif additionnel est fixé, en conséquence, pour les années 2003 à 2007, à 0,62 centime d'euro par minute".

- L'article 4 deviendra 3 et sera ainsi rédigé :

"Les parties devront mettre leur convention d'interconnexion en conformité avec les dispositions prévues par les articles 1,2 et 3 de la présente décision, dans un délai de quatre semaines à compter de sa notification".

Par ses écritures du 22 octobre 2003, la société FRANCE TELECOM demande à la cour :

  • A titre principal de déclarer irrecevables les demandes de la société ESTEL. . A titre subsidiaire de rejeter les demandes de la société ESTEL.
  • A titre reconventionnel, de réformer la décision attaquée et de dire, dans un nouvel article 1er se substituant aux articles 1, 2 et 3 de la décision, que, à compter de la notification de la décision et pour une période d'au moins trois ans à compter de cette date, le tarif de la prestation de terminaison d'appels fournie par ESTEL à FRANCE TELECOM pour l'acheminement des appels à destination des abonnés de la zone de transit où les parties sont interconnectées de l'année en cause est au plus égal à la pondération des tarifs des prestations de terminaison en intra-CA et en simple transit de FRANCE TELECOM de l'année en cause, par des coefficients égaux aux pourcentages correspondant à l'utilisation que ESTEL a faite de ces prestations au cours des trois derniers mois de l'année en cause ;
  • En tout état de cause, de condamner ESTEL à lui payer 20.000 euros au titre de l'article 700 du N.C.P.C.

L'A.R.T. a déposé le 12 novembre 2003 des observations écrites tendant au rejet du recours de la société ESTEL et des demandes reconventionnelles de FRANCE TELECOM .

Les parties au litige ont déposé des écritures en réplique les 12 novembre et 8 décembre 2003.

SUR LE RECOURS FORME PAR LA SOCIETE ESTEL

- Sur la recevabilité des demandes de la société ESTEL

Considérant que la société FRANCE TELECOM invoque l'irrecevabilité des demandes de la société ESTEL qui aboutiraient, si elles étaient accueillies, à remettre en cause la méthode de réciprocité tarifaire retenue par l'A.R.T. pour encadrer les tarifs de terminaison d'appels, méthode dont la requérante ne contesterait pas pourtant le bien-fondé ;

Mais considérant qu'indépendamment de l'appréciation de la pertinence de ses prétentions, la société ESTEL tient de l'article L 36-8 du Code des postes et télécommunications le droit d'exercer un recours contre une décision de l'A.R.T. ayant notamment une incidence sur le niveau de sa rémunération et susceptible à ce titre de lui faire grief ; que ses demandes sont dès lors recevables ;

- Sur le bien fondé des demandes de la société ESTEL

Considérant que la société ESTEL fait grief à la décision attaquée d'avoir appliqué la méthode dite des "tarifs réciproques retardés" dans des conditions qui seraient manifestement erronées pour une triple raison :

  • En imposant un calcul de tarif des prestations de terminaison d'appel sur la base d'une pondération des tarifs, notamment en intra-CA, de FRANCE TELECOM, l'A.R.T. aurait méconnu le principe d'équivalence des prestations qu'elle a pourtant fixé ;
  • En décidant que le calcul de la pondération des différents tarifs devait être réalisé en tenant compte, notamment, "des tarifs moyens (...) du catalogue d'interconnexion" de FRANCE TELECOM, l'A.R.T. aurait occulté la spécificité du trafic de ESTEL, qui se situerait essentiellement en "heures pleines" ;
  • En s'appuyant exclusivement sur le catalogue d'interconnexion de FRANCE TELECOM pour déterminer le tarif de la prestation de terminaison d'appels de ESTEL, l'A.R.T. exclurait indûment de ce tarif la "prestation d'accès aux clients", non couverte par FRANCE TELECOM ;

Mais considérant que, dans sa mission d'arbitrage des différends relatifs aux tarifs des prestations offertes par les opérateurs en situation de concurrence sur le marché des télécommunications, l'A.R.T. est tenue, conformément à l'article D 99-10 du Code des postes et télécommunications, de veiller à ce que ces tarifs respectent les principes d'objectivité et de transparence et ne conduisent pas à imposer indûment aux opérateurs utilisant l'interconnexion des charges excessives ;

Considérant que le principe de liberté tarifaire dont peuvent se prévaloir, en application de l'article L 410-2 du Code de commerce, les opérateurs "non puissants" qui, comme ESTEL, ne détiennent pas une part supérieure à 25% du marché, n'exclut pas que l'A.R.T. y apporte des restrictions tenant compte notamment d'un objectif d'efficacité économique, de la nécessité d'assurer un développement compétitif du marché ainsi qu'un équilibre équitable entre les intérêts légitimes des différents opérateurs, "puissants ou non puissants";

Considérant que toute prestation de terminaison d'appels constituant à la fois une charge pour l'opérateur qui achète cette prestation à ses concurrents mais aussi une source de revenus lorsqu'il la vend à ceux-ci, l'A.R.T. a estimé, dans des conditions dont le principe n'est pas réellement contesté par le recours de ESTEL, qu'il convenait de la soumettre, pour déterminer son prix, à la méthode dite de la "réciprocité tarifaire" selon laquelle le prix pratiqué par un opérateur, pour acheminer vers l'abonné un appel entrant sur son réseau, doit être équivalent au tarif d'interconnexion, pour l'acheminement des appels sortant de son réseau, qu'il paie à FRANCE TELECOM, en tenant compte néanmoins de l'utilisation effective faite par le premier opérateur des prestations de cette dernière société ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient ESTEL, l'A.R.T. n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation des données du litige mais a seulement fait usage de ses prérogatives de conciliation des intérêts contradictoires des parties ;

Considérant que l'ART n'était pas tenue de calculer le tarif de terminaison d'appels de ESTEL sur la base de la seule prestation de "simple transit" (permettant notamment d'acheminer les appels longue distance ) de FRANCE TELECOM ; que, même si ESTEL a choisi une architecture de réseau avec des commutateurs de réseaux couvrant des zones géographiques pour lesquelles l'opérateur historique utilise des commutateurs de transit, les commutateurs de ESTEL assurent, pour les appels entrant sur son réseau en provenance du réseau de FRANCE TELECOM, des prestations de courte distance (prestations en "intra-CA) ; qu'en outre, ESTEL utilise principalement la prestation en "intra-CA" de FRANCE TELECOM pour l'acheminement de ses appels sur le réseau de FRANCE TELECOM ; qu'ainsi, la méthode de réciprocité tarifaire impliquant une identité de prestations et non une simple coïncidence des aires géographiques couvertes par les réseaux, l'A.R.T. a pu légitimement tenir compte, pour le calcul des tarifs en cause, des deux types de prestations "simple transit" et "intra-CA" de FRANCE TELECOM, en y ajoutant comme coefficient de pondération l'utilisation effective faite par ESTEL des prestations en cause et sans qu'il soit établi que sa décision mette en péril les intérêts financiers de la société requérante ;

Considérant que, contrairement à ce qui est soutenu, l'ART n'était pas plus tenue de fixer le tarif des prestations de terminaison d'appels fournies par ESTEL par la seule référence au tarif "heures pleines" pratiqué par FRANCE TELECOM, dès lors que, quelle que soit la spécificité revendiquée par ESTEL pour la nature de sa clientèle, les données fournies sur ce point par l'opérateur ne sont pas suffisamment fiables et sont difficilement contrôlables, qu'elles ne démontrent pas un acheminement exclusif du trafic de ESTEL pendant les "heures pleines", qu'elles ne présentent donc pas l'objectivité d'une méthode de fixation du tarif fondée sur une moyenne des tarifs des différentes plages horaires pratiqués par FRANCE TELECOM, tels qu'ils sont publiés dans son catalogue d'interconnexion approuvé par l'A.R.T. ;

Considérant que l'A.R.T. a pu, sans encourir le grief présenté par ESTEL, refuser de tenir compte des coûts de raccordement au réseau mis à la charge de ses abonnés par la société requérante, puisque la demande de la société ESTEL tend à en réalité faire prendre en charge une prestation distincte de celle dont le prix est en cause et que la prestation de comparaison dont ESTEL sollicite l'application, en l'occurence la prestation de liaison "LPT" fournie par FRANCE TELECOM, a une nature différente et ne peut être tenue pour équivalente à la prestation de raccordement pratiquée par la requérante ; que l'A.R.T. ayant en outre pris en considération les coûts de raccordement des abonnés au réseau de la société ESTEL par l'application de la méthode dite de la "réciprocité retardée" dont le but est de tenir compte des coûts d'investissements des nouveaux opérateurs de télécommunications transitoirement supérieurs à ceux de FRANCE TELECOM , elle était en droit d'estimer qu'aucune circonstance n'imposait de faire supporter d'une manière spécifique à l'opérateur historique la prestation litigieuse ;

Considérant que la société ESTEL fait également grief à la décision attaquée d'être entachée d'une erreur de droit, la fixation définitive des tarifs de terminaison d'appels ne pouvant être rattachée à aucune prérogative de l'A.R.T. et méconnaissant la liberté tarifaire de la société ESTEL ;

Mais considérant que la mission régulatrice que la loi a conféré à l'A.R.T. lui donne notamment le pouvoir d'imposer aux opérateurs relevant de son autorité des prescriptions et des injonctions ayant une incidence sur la conclusion, le contenu ou l'exécution de leurs conventions, et de restreindre ainsi, pour des motifs d'ordre public économique, le principe de la liberté contractuelle dont ils bénéficient ; que la nécessaire prévisibilité des règles applicables au secteur des télécommunications autorisait l'A.R.T à fixer sur une longue période de temps les modalités de calcul des redevances d'interconnexion ; qu'une telle décision n'est pas de nature à affecter irrémédiablement les intérêts des parties qui conservent le droit de renégocier leurs accords, sauf à saisir à nouveau l'A.R.T.d'une demande de règlement de différend, en cas de changement substantiel des circonstances dans lesquelles les principes applicables à la détermination de leurs tarifs ont été fixés ; que le recours de la société ESTEL doit en conséquence être rejeté ;

SUR LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA SOCIETE FRANCE TELECOM

Considérant que, pour justifier la recevabilité de ses demandes reconventionnelles qui a été contestée lors de la procédure de recours, la société FRANCE TELECOM invoque l'absence de texte dérogatoire au N.C.P.C. dont les articles 562 et 567 doivent recevoir application ;

Considérant cependant que les conclusions de la société FRANCE TELECOM, même si elles sont qualifiées de reconventionnelles par la concluante, ne comportent pas de prétentions dirigées contre la société requérante mais tendent exclusivement à la réformation partielle de la décision de l'A.R.T. définissant les conditions tarifaires de prestations d'interconnexion ; qu'une telle demande ne peut être présentée que dans les formes et délais prévus par les articles L 36-8, R 11-2 et 3 du Code des postes et télécommunications, dérogatoires aux règles de droit commun de l'appel prévues par le N.C.P.C. ; que ces formes et délais n'ayant pas été en l'espèce observés par FRANCE TELECOM, ses demandes doivent être déclarées irrecevables ;

Considérant qu'aucune circonstance de l'affaire ne justifie l'application des dispositions de l'article 700 du N.C.P.C. ;

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Déclare recevables mais mal fondées les demandes de la société ESTEL, Rejette en conséquence son recours,

Déclare irrecevables les demandes de la société FRANCE TELECOM,

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du N.C.P.C.,

Condamne la société ESTEL aux dépens du recours.