Livv
Décisions

CA Toulouse, 4e ch. sect. 1, 15 juin 2011, n° 10/01385

TOULOUSE

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

La Dépêche du Midi (SA)

Défendeur :

Saint Affre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Consigny

Conseillers :

M. Pesso, M. Chassagne

Avocats :

Me Leplaideur, Me Cucchi, Me Poulhies

Cons. prud’h. Toulouse, du 25 janv. 2010…

25 janvier 2010

EXPOSÉ DU LITIGE

Madame Nathalie SAINT AFFRE a été engagée par la S.A. La Dépêche du Midi à compter de décembre 1989 en qualité de photographe.

Le 15 avril 2006, elle a saisi le conseil de prud'hommes de Toulouse pour se voir reconnaître le statut de journaliste et obtenir un rappel de salaires au titre des cinq dernières années et diverses indemnités.

Par jugement du 11 juin 2007, le conseil de prud'hommes a :

  • dit que Mme Nathalie SAINT AFFRE avait le statut de journaliste depuis 2002 ;
  • condamné la Dépêche du Midi à lui payer :
  • 77.780,87 € au titre du rappel de salaire,
  • 357,48€ au titre des points DDM,
  • 77,45 € au titre de l'ancienneté,
  • 95,33 € au titre des congés,
  • 71,50 € au titre du treizième mois,
  • 6.480 € au titre des congés ARTT,
  • 450 € au titre des 6% supplémentaires,
  • 432 € au titre des congés mariage.

Le 12 octobre 2007, Mme SAINT AFFRE a saisi la formation des référés du conseil de prud'hommes de Toulouse pour obtenir :

  • la délivrance de bulletins de salaires conformes à son statut depuis 2002,
  • la délivrance d'un décompte de charges sociales retenues sur l'exécution du jugement du 11 juin 2007,
  • le paiement de salaires dues depuis le 1er juillet 2004 et jusqu'à la fin août 2007 (92.084,34 €),
  • le paiement pour la même période des congés ARTT, 13ème mois, ancienneté et congés payés (19.194,47 €),
  • la régularisation de sa situation à compter du 1er septembre 2007 conformément au jugement sous astreinte.

Par décision en référé du 8 février 2008, le conseil de prud'hommes a déclaré recevables les demandes nées après la première saisine du conseil de prud'hommes et a ordonné une mesure d'expertise.

Cette décision a été infirmée par un arrêt du 11 juillet 2008 qui a retenu l'existence d'une contestation sérieuse.

Par acte du 23 juillet 2008, Mme SAINT AFFRE a saisi le conseil de prud'hommes statuant au fond, pour obtenir le paiement de 129.883,44 € correspondant à un rappel de salaires, 12.000 € de dommages et intérêts et 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par jugement du 25 janvier 2010, le conseil de prud'hommes a :

  • rejeté l'exception d'irrecevabilité tirée de l'unicité de l'instance ;
  • dit et jugé que Mme SAINT AFFRE occupe un emploi à temps complet et doit être rémunérée par la Dépêche du Midi à compter du 1er janvier 2002 en qualité de journaliste, coefficient 140 de la convention collective nationale des journalistes ;
  • sursis à statuer sur les autres demandes ;
  • ordonné une expertise pour notamment calculer le salaire brut dû à Mme SAINT AFFRE pour la période du 1er juillet 2004 au 31 décembre 2009.

Par lettre recommandée du 4 mars 2010, la Dépêche du Midi a interjeté appel de ce jugement qui lui a été notifié le 15 février 2010.

****

**

Reprenant oralement ses conclusions auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé de ses moyens, la Dépêche du Midi demande à la cour de :

  • dire et juger que les demandes de Mme SAINT AFFRE se heurtent au principe de l'unicité de l'instance pour toutes celles nées antérieurement au 16 avril 2007 et la déclarer irrecevable au titre de celles-ci ;
  • débouter Mme SAINT AFFRE de l'ensemble de ses demandes fins et prétentions ;
  • condamner Mme SAINT AFFRE à lui payer 2.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Au soutien de ses prétentions, la Dépêche du Midi fait principalement valoir les moyens suivants :

  • le moyen tiré de l'unicité de l'instance constitue une fin de non recevoir qui peut être soulevée à tous les stades de la procédure ;
  • la règle de l'unicité de l'instance interdit de présenter des demandes nées antérieurement au 16 avril 2007, date de l'audience de plaidoirie qui a précédé le jugement du 11 juin 2007 ;
  • Mme SAINT AFFRE ne peut introduire une nouvelle instance que sur la base de droits ou de faits nés postérieurement au 16 avril 2007 ;
  • Si Mme SAINT AFFRE travaille effectivement 16 jours par mois elle ne peut pas prétendre que son temps annuel de travail est de 192 jours (16 jours x 12 mois) soit une durée comparable à celle d'un journaliste à plein temps puisqu'elle omet de décompter ses périodes d'absence correspondant aux jours fériés non travaillés et aux jours de congés ;
  • son temps de travail effectif n'est que de 161 jours par an (192 jours ' 20 jours de congés ' 11 jours fériés) soit 80 % d'un temps plein de journaliste qui est de 199 jours par an ;
  • les rappels de salaire sont contestés et si la cour devait confirmer le jugement, elle devra renvoyer les parties devant le conseil de prud'hommes sur la lecture du rapport d'expertise ;
  • aucun élément ne justifie la demande en paiement d'une somme de 12.000 € de dommages et intérêts ;
  • la demande de remise d'un appareil photographique NIKON D3 n'est pas fondée au vu de la réponse qui a été donnée sur ce point aux délégués du personnel : la société entend équiper site par site les photographes en fonction de l'usure des matériels ;
  • la demande en paiement des droits d'auteur est irrecevable en application de la règle de l'unicité de l'instance par ailleurs un accord sur la cession des droits d'auteur des journalistes de la Dépêche a été signé par l'organisation syndicale représentée par Mme SAINT AFFRE.

****

**

Reprenant oralement ses conclusions auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé de ses moyens, Madame Nathalie SAINT AFFRE demande à la cour de :

  • confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Dépêche du Midi tirée de l'unicité de l'instance,
  • confirmer le jugement en ce qu'il a dit que Madame Nathalie SAINT AFFRE occupe toujours un emploi à temps complet et doit être rémunérée par la Dépêche du Midi à compter du 1er janvier 2002 en qualité de journaliste, coefficient 140 de la convention collective nationale des journalistes,
  • condamner la Dépêche du Midi à lui payer :
  • 82.233,70 de rappel de salaires et accessoires avec actualisation jusqu'au jour de l'arrêt,
  • 16.304 € pour le préjudice financier subi en 2007,
  • 10.000 € pour le préjudice financier concernant l'impôt sur le revenu qu'elle va devoir payer suite au rappel de salaires,
  • 5.000 € de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte à son droit patrimonial,
  • 5.000 € de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral d'auteur,
  • 12.000 € de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait des retards, des humiliations, du mépris dans lequel elle a été tenue pendant des années par son employeur,
  • condamner la Dépêche du Midi à lui fournir un appareil Nikon D3 et ce, sous astreinte de 100 € par jour de retard à compter du 15 ème jour suivant la décision à intervenir,
  • condamner la Dépêche du Midi à lui payer 5.980 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
  • condamner la Dépêche du Midi aux dépens en ce compris les frais d'expertise.

Madame SAINT AFFRE fait principalement valoir les moyens suivants :

  • elle n'entend pas remettre en cause la chose jugée par le jugement du 11 juin 2007 qui a statué sur les rappels de salaires dus en avril 2004 et pas sur les salaires dus pour la période postérieure ;
  • faisant fi de ce jugement la Dépêche a continué de la payer sur la base de simple pigiste à hauteur de 960 € mensuels et ce pendant 6 mois après le jugement ;
  • la règle de l'unicité de l'instance ne lui interdit pas de présenter des demandes nées postérieurement à la saisine initiale du conseil de prud'hommes en juin 2004 ;
  • le premier jugement de 2007 lui a alloué un salaire sur la base d'un temps complet et la Dépêche ne démontre pas que le temps de travail aurait été porté à 80 % dès lors qu'elle travaille 16 jours par mois pendant 12 mois soit 192 jours effectifs par an alors qu'un salarié à plein temps travaille 196 jours par an ;
  • l'employeur ne peut pas ignorer le principe selon lequel « l'absence d'écrit constatant l'existence du contrat de travail à temps plein a pour seul effet de faire présumer que le contrat a été conclu pour un horaire normal ».

MOTIFS DE LA DÉCISION

  • sur l'application de la règle de l'unicité de l'instance

Attendu qu'en application de l'article R. 1452-6 du code du travail, une instance ne peut être engagée postérieurement à une première procédure prud'homale que lorsque le fondement des nouvelles prétentions n'est né ou ne s'est révélé qu'après la date de la clôture des débats lors de la l'instance primitive ;

que toutes les demandes formées par Mme SAINT AFFRE correspondant à des créances nées antérieurement au 16 avril 2007 sont donc irrecevables.

  • sur la durée du temps de travail de Mme SAINT AFFRE

Attendu que dans le cadre de l'instance introduite en 2004 (réinscription au rôle en 2006 à la suite d'une radiation) Mme SAINT AFFRE a principalement demandé le paiement d'un rappel de salaire de 129.634,78 € correspondant aux 5 dernières années soit de juin 1999 à juin 2004 ;

que dans un premier jugement avant dire droit du 6 novembre 2006, le conseil de prud'hommes a constaté que dans un courrier du 21 juin 2004, Mme SAINT AFFRE affirmait « travailler 10 heures par jour et plus de 1.600 heures par an pour un nombre de jours de travail annuel proche de 200 » et demandait à Mme SAINT AFFRE « d'apporter la preuve de sa présence et de son activité effective dans l'entreprise, à hauteur des affirmations susvisées » ;

que dans son jugement devenu définitif en date du 11 juin 2007, le conseil de prud'hommes a dit que Mme SAINT AFFRE a le statut de journaliste depuis 2002 et lui a donc alloué 3/5 de la somme réclamée soit 77.780,97 € ;

que selon les pièces produites aux débats la somme réclamée correspondait à un rappel de salaires de juin 1999 à juin 2004 calculé selon un travail à temps complet ;

qu'en raison de l'autorité de chose jugée attachée au jugement du 11 juin 2007, la Dépêche du Midi n'est plus recevable à contester la demande de Mme SAINT AFFRE portant sur une rémunération à temps complet.

  • sur la demande relative à la remise d'un appareil photographique Nikon D3

Attendu que Mme SAINT AFFRE demande à la cour d'enjoindre à la Dépêche du Midi de lui fournir un appareil photo Nikon D3 au lieu du Nikon D700 qui lui a été attribué au motif que les autres journalistes, notamment sportifs, qui sont tous des hommes, disposent d'un appareil plus performant sans qu'aucun critère objectif puisse le justifier.

Mais attendu que Mme SAINT AFFRE ne produit aucune pièce laissant supposer l'existence d'une discrimination directe et indirecte à son encontre ;

qu'en outre la Dépêche du Midi rappelle l'information donnée aux délégués du personnel selon laquelle les photographes seront équipés site par site en fonction de l'usure des matériels et que Mme SAINT AFFRE sera prochainement équipée d'un nouvel appareil ;

que la demande doit donc être rejetée.

  • sur la demande relative aux droits d'auteur

Attendu que Mme SAINT AFFRE sollicite le paiement de 5.000 € en réparation de l'atteinte portée à son droit patrimonial et de 5.000 € pour l'atteinte à son droit moral d'auteur en indiquant qu'elle n'a jamais signé l'accord du 21 avril 2006 et que la Dépêche du Midi publie de façon continue ses photos sur son site Internet sans son autorisation.

Attendu que si en application de la règle sur l'unicité de l'instance, cette demande est irrecevable pour les faits commis antérieurement au 16 avril 2007, elle est recevable pour les faits commis postérieurement à cette date ;

que le moyen tiré de la prescription quinquennale interrompue par la demande présentée le 9 mars 2011 est inopérant.

Attendu qu'en application de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle l'existence d'un contrat de travail n'emporte aucune dérogation à la jouissance des droits de propriété intellectuelle de l'auteur et à défaut de convention expresse, l'auteur des photographies ne transmet pas à son employeur le droit de reproduction de ses oeuvres pour de nouvelles publications.

Attendu qu'en l'espèce un accord a été conclu le 21 avril 2006 entre la Dépêche du Midi et deux organisations syndicales (SNJ et SNJ-CGT) sur les droits d'auteur et convergence à la Dépêche du Midi prévoyant notamment une rétribution financière annuelle brute de 500 € dans le cadre des réutilisations dite « Internet » et par la « Nouvelle République des Pyrénées » et par « le Petit Bleu » ;

que cet accord prévoit qu'une convention individuelle de cession des droits d'auteur sera proposée à tous les journalistes ;

que cette convention n'ayant pas été signée par Mme SAINT AFFRE, la Dépêche du Midi ne peut pas s'en prévaloir pour s'opposer aux demandes.

Attendu que la Dépêche du Midi invoque également les nouvelles dispositions introduites par la loi Hadopi du 12 juin 2009 et notamment l'article L. 132-36 du code de la propriété intellectuelle aux termes duquel : « Par dérogation à l'article L. 131-1 et sous réserve des dispositions de l'article L. 121-8, la convention liant un journaliste professionnel ou assimilé au sens des articles L. 7111-3 et suivants du code du travail, qui contribue, de manière permanente ou occasionnelle, à l'élaboration d'un titre de presse, et l'employeur emporte, sauf stipulation contraire, cession à titre exclusif à l'employeur des droits d'exploitation des oeuvres du journaliste réalisées dans le cadre de ce titre, qu'elles soient ou non publiées ».

Mais attendu que selon l'article L. 132-37 « L'exploitation de l'oeuvre du journaliste sur différents supports, dans le cadre du titre de presse défini à l'article L. 132-35 du présent code, a pour seule contrepartie le salaire, pendant une période fixée par un accord d'entreprise ou, à défaut, par tout autre accord collectif, au sens des articles L. 2222-1 et suivants du code du travail. Cette période est déterminée en prenant notamment en considération la périodicité du titre de presse et la nature de son contenu. »

qu'en l'espèce la Dépêche du Midi ne peut pas se prévaloir de l'accord du 21 avril 2006 signé pour une durée de 5 ans dès lors qu'il n'a pas été conclu en application de l'article L. 132-37 précité et qui en outre il ne précise aucune période au sens de cet article pour l'exploitation de l'oeuvre du journaliste sur différents supports dans le cadre du titre de presse.

Attendu le préjudice subi par Mme SAINT AFFRE en raison de l'atteinte à son droit patrimonial et à son droit moral d'auteur sera entièrement réparé par le paiement d'une indemnité de 3.000 €.

  • sur les autres demandes

Attendu que dans le souci d'une bonne administration de la justice, il y a lieu de faire application de l'article 568 du code de procédure civile et d'évoquer l'ensemble du litige ;

qu'il convient de prononcer la réouverture des débats à la date fixée au dispositif pour permettre aux parties de conclure sur les autres demandes au vu du rapport d'expertise.

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement du 25 janvier 2010 en ce qu'il a rejeté la fin de non recevoir tirée de l'unicité de l'instance ;

Déclare irrecevables les demandes formées par Mme SAINT AFFRE portant sur des créances nées antérieurement au 16 avril 2007 ;

Confirme le jugement pour le surplus ;

Statuant sur les demandes nouvelles

Déboute Mme SAINT AFFRE de sa demande de remise d'un appareil photographique Nikon D3 ;

Condamne la société La Dépêche du Midi à payer à Mme SAINT AFFRE la somme de 3.000 € en réparation du préjudice résultant de l'atteinte à son droit patrimonial et à son droit moral d'auteur, pour la période postérieure au 16 avril 2007 ;

Prononce la réouverture des débats à l'audience du mercredi 18 janvier 2012 à 10 heures 30 pour permettre aux parties de s'expliquer sur les autres demandes au vu du rapport d'expertise ;

Réserve les dépens et les autres demandes.