Cass. crim., 5 mars 2003, n° 02-88.089
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cotte
Rapporteur :
M. Challe
Avocat général :
M. L. Davenas
Avocat :
SCP Waquet, Farge et Hazan
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le 19 mai 1995 la société civile immobilière "Les pénitentes", ayant pour associés Jean-Pierre Y... et Louis Ferla, a acquis un immeuble sis à Lille au prix de 5,5 millions de francs en vue de sa vente par lots puis de sa réhabilitation ; que, par acte notarié du 21 juillet 1995, Bernard X..., mandataire judiciaire, s'est porté acquéreur de plusieurs lots devant être affectés en partie à l'exercice de son activité professionnelle, pour un prix de 1 590 426 francs réglé par un prêt accordé par la Banque Populaire du Nord, laquelle a également financé l'opération réalisée par la SCI ; que la commercialisation des autres lots s'est poursuivie jusqu'à l'apparition, en 1997, d'importants désordres causés par des insectes xylophages qui ont entraîné la prise d'un arrêté de péril, le 26 mars 1999, puis des actions en résolution de vente exercées par des copropriétaires ; que, dans le même temps, les travaux de réhabilitation de l'immeuble ont été réalisés par deux entreprises liées à la SCI "Les pénitentes" et qui ont été déclarées en liquidation judiciaire en 1996 et 1999 ; que Bernard X... est alors intervenu, mais sans succès, auprès du mandataire judiciaire chargé de la liquidation d'une société Alma Investissements, sise à Paris, dont Jean-Pierre Y..., est le dirigeant, aux fins d'extension de cette procédure à la SCI, en état de cessation des paiements ;
Attendu qu'après l'ouverture d'une information judiciaire visant les participants à l'opération immobilière frauduleuse de la SCI "Les pénitentes", Bernard X... a été mis en examen pour complicité et recel d'escroquerie en bande organisée, faux et usage, tentative d'escroquerie et infraction au Code de la construction et de l'habitation ;
que, par ordonnance du 10 octobre 2002, il a été placé sous contrôle judiciaire avec, notamment, l'obligation de fournir un cautionnement de 150 000 euros et l'interdiction d'exercer l'activité de mandataire judiciaire ;
Attendu que, devant la chambre de l'instruction, saisie de l'appel de cette ordonnance, Bernard X... a demandé la mainlevée du contrôle judiciaire portant sur les deux mesures précitées et a offert de constituer une sûreté personnelle ;
En cet état ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 138,12 , du Code de procédure pénale, 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, du principe constitutionnel de la liberté du travail, de l'article 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a confirmé l'interdiction faite à Bernard X..., dans le cadre de son contrôle judiciaire, de se livrer à l'activité de mandataire judiciaire, et de se rendre dans les locaux de son étude ;
"aux motifs, d'une part, qu'il résulte de l'information que les faits qui sont reprochés à Bernard X... sont indiscutablement en rapport avec son activité professionnelle, et donc ont bien été commis "à l'occasion de l'exercice de cette activité", dans la mesure où :
- les locaux litigieux devaient être affectés pour partie à l'exercice personnel de cette activité ;
- de nombreux témoins ont affirmé de manière crédible que sa qualité et sa notoriété professionnelles avaient été déterminantes dans la mise en place et dans le déroulement de l'opération ;
- ses contacts avec sa consoeur parisienne ont été directement facilités par son nom et sa réputation nationale (l'en-tête du papier utilisé important peu en l'espèce) ;
- il a reconnu avoir préparé pour elle le projet de requête en extension, à l'égard de Jean-Pierre Y..., de la procédure collective parisienne ouverte à l'égard de la SNC Alma ;
"et aux motifs, d'autre part, que les faits et infractions se sont déroulés sur plusieurs années ; que d'autres faits, plus anciens mais procédant apparemment du même mode opératoire, ont été évoqués, de manière crédible, par plusieurs témoins faisant état de "sa technique habituelle" ; qu'il est ainsi légitime de redouter un risque de commission d'une nouvelle infraction dans le cadre de cette activité professionnelle ;
"alors, d'une part, que l'interdiction professionnelle ne peut être ordonnée que si l'infraction en cause a été commise à l'occasion des activités professionnelles que l'on entend interdire à la personne mise en examen ; que, lorsqu'un mandataire judiciaire se porte, dans le cadre d'une opération immobilière faisant, par la suite, l'objet de poursuites pénales, acquéreur de locaux devant être affectés pour partie à l'exercice de son activité professionnelle, il agit en qualité de simple acquéreur et futur copropriétaire, et non dans l'exercice ou à l'occasion de son activité professionnelle ;
qu'en considérant néanmoins que les faits reprochés à Bernard X..., notamment son intervention dans l'opération immobilière litigieuse, avaient été commis à l'occasion de l'exercice de son activité professionnelle de mandataire judiciaire, la chambre de l'instruction a violé les textes susvisés ;
"alors, d'autre part, que, lorsque les faits objet d'une poursuite ont été facilités par le nom, la réputation ou la notoriété professionnelle de la personne mise en examen, ils ne sauraient pour autant être considérés comme ayant été commis à l'occasion de l'exercice de l'activité professionnelle de l'intéressé à propos de laquelle la réputation a été acquise ; qu'en affirmant, néanmoins, que les faits reprochés à Bernard X... avaient été commis à l'occasion de l'exercice de son activité de mandataire judiciaire, au motif qu'ils avaient été facilités par "sa qualité et sa notoriété professionnelles", ou encore par "son nom et sa réputation nationale", la chambre de l'instruction n'a pas caractérisé les circonstances de la première condition posée par l'article 138,12 , du Code de procédure pénale, et a violé les textes susvisés ;
"alors, de troisième part, que, dans son mémoire régulièrement déposé, Bernard X... faisait valoir que, lorsqu'il est intervenu auprès de Me Didier, mandataire judiciaire chargé de la liquidation judiciaire de Jean-Pierre Y... depuis mai 1996, pour obtenir le placement en liquidation de la SCI Les Pénitentes, c'était en qualité de copropriétaire et créancier de la SCI Les Pénitentes, et à la suite d'une démarche similaire entreprise par les deux banques également créancières de la SCI ; qu'en estimant, néanmoins, que les faits reprochés à Bernard X..., notamment son intervention auprès de Me Didier, avaient été commis à l'occasion de l'exercice de son activité de mandataire judiciaire, sans s'expliquer sur cette argumentation pertinente, la chambre de l'instruction a privé sa décision de base légale ;
"alors, de quatrième part, qu'une interdiction professionnelle ne peut être ordonnée que s'il existe un risque de réitération de l'infraction commise à l'occasion de l'exercice de l'activité professionnelle ; qu'en estimant remplie cette seconde condition de l'article 138,12 , du Code de procédure pénale, au seul motif que "d'autres faits plus anciens mais procédant apparemment du même mode opératoire" avaient été évoqués par plusieurs témoins faisant état de "sa technique habituelle", sans caractériser ces "faits plus anciens", et sans préciser en quoi aurait consisté la "technique habituelle" de Bernard X..., ni en quoi ses agissements "plus anciens" auraient été illicites et de nature à faire redouter la commission d'une nouvelle infraction, la chambre de l'instruction a privé sa décision de toute base légale ;
"alors, enfin, que toute atteinte à une liberté ne peut être légalement ordonnée que si elle est strictement proportionnelle aux objectifs qu'entend protéger cette restriction à la liberté ; que les mesures prononcées dans le cadre d'un contrôle judiciaire, lorsqu'elles sont attentatoires à la liberté du travail, doivent être strictement proportionnées aux objectifs du protection des victimes, d'évitement du risque de pression sur les témoins ou de réitération de l'infraction ; que ne répond pas à cette exigence constitutionnelle de proportionnalité la mesure de contrôle judiciaire consistant à interdire à un mandataire judiciaire son activité professionnelle, dans le cadre d'une information ouverte à propos d'une opération immobilière, dans laquelle l'intéressé n'a pas eu la charge d'une procédure collective ouverte à l'égard de l'une des sociétés intervenantes, mais est intervenu en qualité de simple acquéreur, puis de copropriétaire et de créancier de la SCI venderesse des lots ; qu'en prononçant ainsi une mesure attentatoire à la liberté du travail manifestement excessive, sans constater l'adéquation de cette mesure aux strictes nécessités des objectifs poursuivis, la chambre de l'instruction a violé les textes et principes susvisés" ;
Vu l'article 138, alinéa 2,12 , du Code de procédure pénale ;
Attendu que, selon ce texte, la juridiction d'instruction qui interdit à la personne mise en examen de se livrer à certaines activités de nature professionnelle ou sociale, doit constater que l'infraction a été commise dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ces activités et qu'il existe un risque de commission d'une nouvelle infraction ;
Attendu que, pour confirmer l'ordonnance entreprise quant à l'interdiction faite à Bernard X... d'exercer l'activité de mandataire judiciaire, les juges retiennent que les locaux litigieux devaient être affectés pour partie à l'exercice de cette activité ; qu'ils relèvent que "sa qualité et sa notoriété professionnelles" avaient été déterminantes dans la mise en place et dans le déroulement de l'opération, que ses contacts avec un autre mandataire judiciaire ont été "facilités par son nom et sa réputation nationale" et qu'il a reconnu avoir préparé pour lui le projet de requête en extension de la liquidation judiciaire de Jean-Pierre Y... ;
qu'ils ajoutent que d'autres faits plus anciens, mais procédant apparemment du même mode opératoire, ont été évoqués de manière crédible par plusieurs témoins faisant état de sa "technique habituelle", et qu'il existe un risque de commission d'une nouvelle infraction ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'il résulte de ses propres constatations que, si elles ont été facilitées par son nom et sa réputation professionnelle, les infractions reprochées à Bernard X... n'ont pas été commises à l'occasion de l'exercice de son activité de mandataire judiciaire, la chambre de l'instruction qui, au surplus, n'a pas suffisamment caractérisé le risque actuel de commission d'une nouvelle infraction, a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ;
D'où il suit que la cassation est encourue ;
Et sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 138,11 , 138,15 et 142-2 du Code de procédure pénale, 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 1er du protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a confirmé l'ordonnance du juge d'instruction, soumettant Bernard X... à l'obligation de verser avant le 15 décembre 2002, à titre de cautionnement, la somme de 150 000 euros et rejeté l'offre de l'intéressé de fournir, en lieu et place du cautionnement, une caution bancaire garantissant l'indemnisation éventuelle des victimes ;
"aux motifs que la constitution de sûretés réelles ou personnelles, relevant de l'article 138,15 , ne saurait se substituer aux modalités de versement du cautionnement qui ne peut être versé qu'en espèces ou par chèque certifié ; que de telles sûretés ne peuvent être destinées à garantir le paiement des réparations énoncées à l'article 142,2 , qui ne peuvent être garanties que par la seconde partie du cautionnement prévu à l'article 138-11 ; que le risque de soustraction de l'intéressé aux actes de la procédure apparaît limité, mais n'est pas nul, celui-ci ayant très récemment établi son domicile en Belgique ;
"alors, d'une part, que Bernard X... ne demandait pas l'exécution du cautionnement par la fourniture d'une caution bancaire, mais la suppression du cautionnement et son remplacement par la fourniture d'une sûreté ;
qu'en rejetant cette demande, au motif inopérant que le cautionnement ne peut être versé qu'en espèces ou par chèque certifié, la chambre de l'instruction a violé les textes susvisés ;
"alors, d'autre part, que l'article 138,15 , prévoit la fourniture de sûretés personnelles ou réelles "destinées à garantir les droits de la victime", ce qui signifie que les sûretés peuvent être destinées à garantir le paiement des réparations énoncées à l'article 142,2 , du Code de procédure pénale ; que la chambre de l'instruction, en affirmant le contraire, a violé les textes susvisés ;
"alors, de troisième part, que le seul fait que Bernard X..., frappé d'interdiction de se rendre au ... ... où se trouvent son étude et son domicile personnel, a récemment établi sa résidence à Courtrai (Belgique), à quelques kilomètres de Lille, est radicalement insuffisant pour caractériser un risque de soustraction de I'intéressé aux actes de la procédure ;
que, en se déterminant par ce seul motif pour conclure à l'insuffisance des garanties de représentation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
"alors, enfin, que, faute de rechercher si l'atteinte au droit à la protection de la propriété, réalisée par la mesure de cautionnement, était proportionnelle à l'objectif poursuivi, c'est-à-dire strictement nécessaire à la garantie de la représentation en justice et des droits d'éventuelles victimes, la chambre de l'instruction a privé sa décision de base légale au regard de textes susvisés" ;
Vu l'article 142 du Code de procédure pénale ;
Attendu que, selon ce texte, la personne mise en examen est astreinte à fournir un cautionnement ou à constituer des sûretés qui garantissent sa représentation à tous les actes de la procédure et le paiement de la réparation des dommages causés par l'infraction, des restitutions et des amendes ;
Attendu que, pour confirmer l'ordonnance entreprise quant à l'obligation de fournir un cautionnement et rejeter l'offre de Bernard X... de produire une caution bancaire, les juges énoncent que la constitution de sûretés réelles ou personnelles relève de l'article 138, 15 , du Code de procédure pénale et ne saurait se substituer au versement du cautionnement ; qu'ils ajoutent que de telles sûretés ne peuvent être destinées à garantir le paiement des frais, réparations et amendes, énoncés à l'article 142, 2 , du Code précité, qui ne peut être assuré que par la seconde partie du cautionnement prévu à l'article 138, 11 , du même Code ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que la somme affectée à la seconde partie des sûretés peut être destinée à garantir le paiement de la réparation des dommages causés par l'infraction, des restitutions et des amendes, et qu'il peut être décidé par le juge d'instruction que les sûretés garantiront dans leur totalité les droits des victimes, la chambre de l'instruction a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ;
D'où il suit que la cassation est également encourue de ce chef ;
Par ces motifs ;
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt précité de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, en date du 22 novembre 2002, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Reims, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.