CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 17 mars 2011, n° 2010/18633
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Département de Saône-et-Loire, Zuryk
Défendeur :
Autoroutes Paris Rhin-Rhône (Sté), Eiffarie (Sté), Pays de Montbéliard Agglomération, Ville de Besançon, Président de l’Autorité des Marchés Financiers
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Fossier
Conseillers :
M. Remenieras, Mme Tardif
Avoués :
Me Teytaud, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Me de Poix, Me Morabia, Me Dziewolski
L'entreprise émettrice
La société AUTOROUTES PARIS RHIN RHONE (APRR) est une société anonyme à conseil d'administration au capital de 33 911 446, 80 EUROS, immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de Dijon sous le numéro 016250029 et dont les actions sont admises aux négociations sur le marché Euronext Paris sous le code ISIN FR0006807004 (compartiment A).
Elle a pour principale activité la conception, la construction, l'entretien et l'exploitation d'un réseau d'autoroutes. Elle exerce les activités susvisées par voie de concession, de contrat, de mandat, ou autre forme de délégation ou de partenariat. Pour ce qui concerne la présente affaire, la société APRR n'est pas propriétaire d'ouvrages mais gestionnaire du réseau et prestataire de services.
La cote du titre a varié entre 68 et 78 euros entre mars 2007 et l'été 2008.
Au 30 juillet 2010, jour du dépôt du projet d'offre litigieux, le capital de la société est réparti de la manière suivante :
- la société EIFFARIE, filiale à 100% de la société FINANCIERE EIFFARIE détenant 107.623.854 actions représentant 95,21% du capital et des droits de vote,
- la société FINANCIERE EIFFARIE détenant 932.625 actions soit 0,825% du capital et des droits de vote,
- le public détenant 4.481.677 actions soit 3,965% du capital et des droits de vote.
A cette date, EIFFARIE et FINANCIERE EIFFARIE détenaient de concert 96,035% du capital et des droits de vote d'APRR.
Les investisseurs
LE DEPARTEMENT DE SAONE ET LOIRE est actionnaire de la société APRR depuis 1963. Après l'ouverture du capital, le Département est demeuré détenteur de 30.000 actions, soit 0.025 p.100 environ du capital.
LE PAYS DE MONTBELIARD AGGLOMERATION et la VILLE DE BESANCON seraient actionnaires.
M. Jean Pierre ZURYK est actionnaire de la société APRR dont il détient 114 actions.
Historique des opérations sur les titres APRR.
La société Eiffarie, qui détenait de concert avec la société Financière Eiffarie 96,035% du capital et des droits de vote de la société Autoroutes Paris Rhin Rhône (ci- après'': APRR), a initié le projet de mettre en oeuvre une offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire portant sur les 3,965 % du capital et des droits de vote d'APRR restant.
Le conseil d'administration de la société APRR a été informé le 22 juin 2010 de l'intention d'Eiffarie d'offrir irrévocablement aux actionnaires de la société d'acquérir la totalité de leurs actions au prix unitaire de 54,16 euros dans le cadre d'une offre publique de retrait immédiatement suivie de la mise en oeuvre d'une procédure de retrait obligatoire.
Le cabinet Ricol, Lasteyrie & associés a été désigné à cette fin en qualité d'expert indépendant le même jour.
Un projet de note d'information conjointe a été distribué aux administrateurs le 20 juillet.
Le 22 juillet 2010 l'expert indépendant a procédé, sur invitation du conseil d'administration, à une présentation de son rapport au conseil et à un exposé des conclusions qui y figureront.
Le 29 juillet, le rapport définitif de l'expert indépendant et la version définitive du projet de note d'information conjointe ont été diffusés aux administrateurs.
Le 30 juillet, le conseil d'administration d'APRR a décidé, à la majorité de 7 voix sur 8, que le projet d'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire correspondait à l'intérêt de la société, de ses actionnaires et de ses salariés, et a décidé d'approuver le projet d'offre et de recommander aux actionnaires d'apporter leurs actions à l'offre publique de retrait dont le prix a été établi à 54,16 euros par action.
Le projet d'offre publique de retrait suivi d'un retrait obligatoire a été déposé le même jour à l'AMF.
La décision de conformité de l'AMF
Par décision n 210C0883 du 8 septembre 2010, l'AMF a déclaré conforme le projet d'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire visant les actions de la société APRR. Cette décision emportait visa du projet de note d'information conjointe des sociétés Eiffarie et APRR sous le n 10- 306 en date du 7 septembre 2010.
Suite aux courriers adressés par le département de Saône et Loire et le président de son Conseil général à l'AMF, cette autorité a relevé que :
«Les dispositions relatives au retrait obligatoire figurant à l'article L. 433- 4 II à IV du Code monétaire et financier s'appliquent à tous les actionnaires personnes de droit privé ou personnes de droit public dès lors que les conditions posées par le texte sont vérifiées» ;
«Si l'article L.3111- 1 du Code général de la propriété des personnes publiques fixe une règle d'inaliénabilité relative aux biens des personnes publiques, cette disposition ne vise que les biens qui relèvent du domaine public, catégorie à laquelle n'appartiennent pas les actions de la société APRR, dont l'actif est composé principalement du droit d'exploitation du réseau autoroutier objet du contrat de concession ; le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui a vocation à régir les relations entre les personnes publiques, et qui s'exerce dans les conditions prévues par la loi, ne fait pas obstacle au cas d'espèce à la mise en oeuvre du retrait obligatoire»;
«Les circonstances dans lesquelles l'expert indépendant est intervenu sont conformes aux dispositions des articles 261- 4 du règlement général et de l'instruction 2006- 08 du 26 juillet 2006 relative à l'expertise indépendante ''en ce qui concerne son indépendance''»'';
«Le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui a vocation à régir les relations entre personnes publiques, et qui s'exerce dans les conditions prévues par la loi, ne fait pas obstacle au cas d'espèce à la mise en oeuvre du retrait obligatoire''»'';
«Les circonstances dans lesquelles l'expert indépendant, le cabinet Ricol & Lasteyrie, représenté par Mme Sonia Bonnet- Bernard, est intervenu sont conformes aux dispositions des articles 261- 4 du règlement général et 1 de l'instruction 2006- 08 du 26 juillet 2006 relative à l'expertise indépendante, en ce qui concerne son indépendance''»'';
«L'avis motivé sur l'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire rendu par le conseil d'administration d'APRR apparaît conforme aux dispositions qui lui sont applicables, notamment les articles 261- 1 et 231- 19 4 du règlement général''».
«En outre, s'agissant de l'évaluation des actions APRR produite à l'appui du projet d'offre publique par la Société Générale, banque présentatrice, et du rapport de l'expert indépendant, l'examen des méthodes d'évaluation retenues, de leur adaptation aux spécificités de la société APRR et de leur application a conduit l'Autorité à considérer que le prix proposé répond aux conditions fixées par la Loi, le Règlement général et la jurisprudence en ce qu'il repose sur une évaluation multicritère objective adaptée aux caractéristiques de la société APRR».
Le 9 septembre 2010, l'AMF a décidé d'arrêter le calendrier des opérations du 10 septembre 2010 au 23 septembre 2010 inclus, le retrait obligatoire intervenant le 24 septembre 2010.
Le recours contre la décision de l'AMF
Le 17 septembre 2010, le département de Saône et Loire a formé un recours en annulation contre cette décision en application des articles R.621- 46 et suivants du Code monétaire et financier. Il a également été demandé, par requête en date du même jour, le sursis à exécution de la décision de conformité.
Le 20 septembre 2010 Monsieur Jean- Pierre ZURYK a déposé une requête en annulation contre la décision de conformité rendue par l'AMF.
Par ordonnance du 28 septembre 2010 la jonction des recours a été décidée.
L'agglomération PAYS DE MONTBELIARD et la ville de BESANCON ont déclaré intervenir à l'instance devant la cour d'appel.
Par ordonnance du 7 octobre 2010, le sursis à exécution de la décision de l'AMF n 210C0881 en date du 8 septembre 2010 a été ordonné jusqu'à ce que la Cour d'appel, saisie d'une demande d'annulation de cette décision, ait rendu sa décision au fond au motif que'':
1- « la mise en oeuvre du retrait obligatoire rend définitif le transfert des titres objet de l'offre. Il s'ensuit qu'une fois exécutée la décision litigieuse, ses effets seront irréversibles, nonobstant son annulation ultérieure par la cour, privant, de surcroît, le département de Saône et Loire de tout recours effectif contre cette décision''».
2- « L'irrecevabilité induite par l'exécution de la décision, la privation d'un droit effectif de recours constituent des conséquences manifestement excessives au sens de l'article L621- 30 du code monétaire et financier ».
Monsieur ZURYK d'abord, le Département de Saône- et- Loire ensuite, ont soumis à la cour une question prioritaire de constitutionnalité. Par arrêts des 2 novembre 2010 et 9 février 2011, la Cour d'appel a refusé de transmettre ces deux questions à la Cour de cassation.
SUR QUOI
Vu la Décision de l'Autorité des marchés financiers, n 210C0881 en date du 8 septembre 2010 ;
Vu les conclusions récapitulatives de la société (forme non précisée) des Autoroutes Paris- Rhin- Rhône et de la société (forme non précisée) Eiffarie en date du 8 février 2001, demandant à la cour de déclarer irrecevables l'agglomération Pays de Montbéliard et la ville de Besançon ; de déclarer irrecevable la question préjudicielle posée par le Département de Saône- et- Loire, ou subsidiairement non sérieuse ; déclarer irrecevables les moyens nouveaux proposés par le même ; en tout cas, le débouter ainsi que Monsieur ZURYK de leur demande d'annulation de la Décision de l'AMF du 8 septembre 2010 ;
Vu les conclusions de Monsieur Jean- Pierre ZURYK en date du 18 janvier 2011, demandant à la cour d'annuler l'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire visant les actions de la société APRR ; de condamner l'AMF à lui payer cinquante (50) euros pour frais irrépétibles de procédure ;
Vu le mémoire complémentaire déposé par Monsieur Jean- Pierre ZURYK le 17 février 2011 ;
Vu les conclusions du Département de Saône- et- Loire en date du 18 janvier 2011 dénuées de dispositif mais sollicitant que le juge administratif soit saisi par voie préjudicielle de la question de la domanialité des parts sociales détenues par lui ;
Vu les conclusions d'intervention volontaire du PAYS DE MONTBELIARD AGGLOMERATION et de la VILLE DE BESANCON en date du 26 janvier 2011, demandant à la cour d'accueillir la requête du Département de Saône- et- Loire ;
Vu les observations principales de l'Autorité des marchés financiers, principales en date du 10 décembre 2010 et complémentaires en date du 4 février 2011 ;
Vu les observations de Monsieur le Procureur Général en date du 7 février 2011 ;
Ouï les parties, le représentant de l'Autorité des marchés financiers et Monsieur l'Avocat Général à l'audience du 17 février 2011, les parties ayant pu répliquer ;
LA COUR
1° - Sur le mémoire complémentaire déposé par Monsieur Jean- Pierre ZURYK le 17 février 2011
Considérant que ce mémoire est irrecevable comme déposé en dehors des prescriptions de l'ordonnance présidentielle ;
2° - Sur l'aliénation forcée des parts sociales détenues par le Département
Considérant que le Conseil général de Saône et Loire estime que l'AMF a commis une erreur de droit en affirmant que le projet litigieux ne concernait pas le domaine public ;
Que le projet de retrait obligatoire affecte directement des biens appartenant au domaine public ; d'où il s'évince en l'espèce que ledit projet, juridiquement assimilable à une expropriation, est nécessairement contraire au principe, supérieur, d'inaliénabilité du domaine public ; que la Décision devra être annulée de ce seul chef ;
Qu'il faut dans un premier temps surseoir à statuer jusqu'à ce que le Tribunal administratif de Paris confirme que les actions APRR que détient le Département appartiennent au domaine public et non pas au domaine privé dudit département ;
Que l'article L. 2111- 1 du code général de la propriété des personnes publiques dispose que 'sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public' ;
Que puisqu'il s'agit d'apprécier la domanialité de biens publics et ses conséquences en matière d'inaliénabilité des titres APRR détenus par le département de Saône et Loire ainsi que l'atteinte à la libre gestion financière et la libre administration des collectivités territoriales, cette question relève manifestement du juge administratif ;
Considérant que l'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire constitue un cas d'aliénation forcée ; que la question de la licéité d'une telle opération lorsqu'elle affecte une collectivité publique est posée par le Département de Saône- et- Loire, sous l'intitulé plus général de « domanialité des parts sociales appartenant à une personne publique » ; que la cour doit surseoir à statuer si l'exception ainsi soulevée présente un caractère sérieux ;
Considérant que les parties et la cour s'accordent pour estimer que les actions détenues par le département de Saône- et- Loire sont des biens meubles ; qu'en effet, selon l'article 529 du code civil, sont meubles par la détermination de la loi, les obligations et actions qui ont pour objet des sommes exigibles ou des effets mobiliers, les actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d'industrie, encore que des immeubles dépendant de ces entreprises appartiennent aux compagnies ; que ces actions ou intérêts sont réputés meubles à l'égard de chaque associé seulement, tant que dure la société ;
Considérant que les biens mobiliers peuvent relever du domaine public, selon l'article L. 2112- 2 du code général de la propriété des personnes publiques, s'ils présentent 'un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique' ; que les actions APRR ne présentent aucun intérêt public de ce point de vue ;
Que cependant, le CGPPP ne fixe pas le régime des autres biens meubles appartenant à une personne publique, - spécialement des biens meubles incorporels tels que les instruments financiers - , soit qu'il les néglige ou les omette, soit qu'il les range a contrario dans le domaine privé des personnes publiques ;
Qu'à ce sujet, il a pu être considéré (CE, sec. Travaux publ., Avis, 16 mars 1948, Houillères ' CE, sec. Finances, Avis, 17 sept. 1998, n° 362610) que des actions appartenant à l'Etat étaient inaliénables à certaines conditions, sinon de gré à gré ;
Considérant dès lors que la question de la possibilité d'aliénation forcée de parts sociales détenues par le Département de Saône- et- Loire apparaît sérieuse, c'est- à- dire décisive pour le cas d'espèce et posant difficulté ; qu'il y a lieu de saisir le juge administratif par voie préjudicielle, dans les termes du dispositif ci- après ;
3° - Sur les demandes de Monsieur ZURYK
Considérant que si la nullité de la Décision déférée à la cour devait finalement être prononcée, elle profiterait à Monsieur Zuryk et que dès lors, le sursis qui vient d'être décidé s'impose aussi à M. Zuryk ;
PAR CES MOTIFS
Déclare irrecevable le mémoire complémentaire déposé par Monsieur Jean- Pierre ZURYK le 17 février 2011 ;
Sursoit à statuer pour le surplus ;
Prie le Tribunal administratif de PARIS de vouloir bien répondre à la question préjudicielle ci- après : « Les actions ou autres parts et instruments financiers détenus par le Département de Saône- et- Loire dans le capital de la société (forme non précisée) APRR sont- ils susceptibles d'aliénation forcée, en l'occurrence sous la forme d'une offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire ' » ;
Dit que le présent arrêt sera notifié aux parties, à l'AMF, à Monsieur le Procureur Général et au Tribunal administratif de Paris ;
Renvoie la cause et les parties à l'audience (mise en état) du 8 novembre 2011, tous droits et moyens des parties étant réservés ainsi que les dépens ;
Dit que pour cette date, les sociétés APRR et EIFFARIE devront préciser leur forme sociale respective et les modalités de leur représentation légale ; et que le Département de Saône- et- Loire devra conclure conformément à l'article 954 CPC par application duquel les prétentions sont récapitulées sous forme de dispositif et la cour ne statuera que sur les prétentions énoncées audit dispositif.