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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 10, 13 octobre 2022, n° 21/18457

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

Prosper River Limited (Sté), Grand Logistics Limited (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pruvost

Conseillers :

Mme Lefort, M. Trarieux

Avocats :

Me Boccon Gibod, Me Saint Geniest

JEX Paris, du 7 oct. 2021, n° 21/80661

7 octobre 2021

Déclarant agir en vertu d'une sentence arbitrale rendue à Zürich le 21 mars 2017 et revêtue de l'exequatur en application d'une ordonnance rendue par le président du Tribunal de grande instance de Paris le 14 septembre 2018, la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ont, le 4 mars 2021, dressé un procès-verbal de saisie conservatoire sur des meubles censés appartenir à M. [W], dans un appartement sis [Adresse 1], et ce, pour conservation de la somme de 5 906 332,99 euros.

M. [W] et Mme [A], son ex-épouse, ayant contesté cette saisie conservatoire, le juge de l’exécution de Paris a, suivant jugement daté du 7 octobre 2021 :

- rejeté la demande d'annulation de ladite saisie conservatoire ;

- déclaré irrecevable la demande de distraction des biens formée par Mme [A], après avoir relevé que l'appartement susvisé constituait bien la résidence de M. [W] si bien que les meubles en sa possession étaient présumés lui appartenir en vertu de l'article 2276 du code civil ;

- condamné solidairement M. [W] et Mme [A] au paiement de la somme de 7 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement M. [W] et Mme [A] aux dépens.

Selon déclaration en date du 21 octobre 2021, M. [W] et Mme [A] ont relevé appel de ce jugement. La déclaration d'appel a été signifiée aux parties adverses les 19 et 24 novembre 2021.

En leurs conclusions notifiées le 16 décembre 2021, M. [W] et Mme [A] ont exposé :

- que le juge de l’exécution n'avait pas respecté les dispositions de l'article 16 du code de procédure civile, en ne soumettant pas à la contradiction des parties les moyens tirés d'une part de la prétendue absence de contestation de l'acte de dénonciation de la saisie conservatoire qui serait distinct de l'acte de saisie conservatoire proprement dit, d'autre part de l'article 815-17 du code civil ;

- que les deux témoins dont l'huissier de justice instrumentaire s'était adjoint les services n'étaient pas indépendants comme prévu à l'article L 142-1 du code des procédures civiles d’exécution, la gardienne de l'immeuble ayant attesté de ce qu'ils étaient en réalité à son service, les intéressés ayant du reste perçu une rémunération supérieure à celle prévue par les textes ;

- que la nullité du procès-verbal de saisie conservatoire du 4 mars 2021 était encourue car il contenait une mention du titre exécutoire fondant les poursuites qui était incomplète, ledit titre n'étant en outre pas joint en copie ;

- que l'ordonnance d'exequatur en date du 14 septembre 2018 n'avait jamais été signifiée à M. [W], si bien que la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ne détenaient pas de titre exécutoire ;

- que la nullité de l'acte de signification de la saisie conservatoire avait bien été réclamée dans leurs conclusions déposées devant le juge de l’exécution, contrairement à ce que ce dernier avait mentionné dans sa décision ;

- que la saisie conservatoire n'avait pas été dénoncée au débiteur dans un acte distinct comme prévu à l'article R 522-3 du code des procédures civiles d’exécution ;

- que faute d'avoir été dénoncée dans les huit jours, la saisie conservatoire était caduque en application de l'article R 522-5 du code des procédures civiles d’exécution ;

- qu'en effet M. [W] ne résidait pas au [Adresse 1], de sorte que la saisie avait été effectuée chez un tiers, Mme [A] ;

- qu'en effet ils avaient divorcé le 9 août 2017 et il n'était plus revenu en France depuis le 5 juillet 2019, résidant dorénavant à [Localité 5] ;

- qu'il était démontré par les pièces produites que M. [W] résidait bien en Russie et non pas à [Localité 8] ;

- que pas moins de 16 décisions de justice avaient du reste été rendues, dans le cadre du présent litige, dans ce pays ;

- que la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ne l'ignoraient pas, et avaient même sollicité et obtenu du juge de l’exécution le 12 février 2021 une autorisation de pratiquer une saisie conservatoire chez un tiers (Mme [A]) ;

- que Mme [A] pouvait invoquer l'article 2276 du code civil, les biens saisis étant des biens propres, et que s'ils devaient être considérés comme indivis ils ne pouvaient être saisis par les créanciers de son ex-mari.

M. [W] et Mme [A] ont en conséquence demandé à la Cour de :

- annuler le jugement ;

- l'infirmer ;

- annuler le procès-verbal de saisie conservatoire et les opérations subséquentes ;

- subsidiairement prononcer la caducité de ces actes ;

- ordonner la mainlevée de la saisie conservatoire ;

- ordonner la distraction des biens saisis au profit de leur véritable propriétaire, Mme [A] ;

- condamner solidairement la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited à leur payer deux indemnités de procédure de 10 000 euros ;

- les condamner solidairement aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au bénéfice de Maître Boccon-Gibod.

Dans leurs conclusions notifiées le 14 juin 2022, la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ont soutenu :

- que l'annulation du jugement n'avait pas à être prononcée, car les appelants avaient pu, devant le juge de l’exécution , développer leur argumentation relative à la signification de l'acte de saisie conservatoire, alors que s'agissant de l'application de l'article 815-17 du code civil, c'était non pas un moyen relevé d'office, mais un simple constat ;

- que les deux témoins qui avaient assisté l'huissier de justice instrumentaire étaient indépendants, et avaient été rémunérés selon le tarif en vigueur ;

- que le titre exécutoire avait bien été mentionné dans l'acte de saisie conservatoire, lequel avait été dénoncé en l'étude de l'huissier de justice instrumentaire ;

- que si l'article R 522-1 du code des procédures civiles d’exécution prévoyait qu'une copie du titre devait être annexée au procès-verbal de saisie conservatoire, l'éventuel défaut de respect de ce texte constituait un vice de forme qui ne saurait être retenu faute de grief ;

- que l'ordonnance d'exequatur avait bien été signifiée au débiteur, les dispositions de l'article 687-2 du code de procédure civile devant être appliquées ;

- que les documents produits par les appelants étaient insuffisants pour démontrer que M. [W] résidait en Russie, aucune pièce émanant de l'administration fiscale russe n'étant notamment produite ;

- que si M. [W] s'était remarié le [Date mariage 3] 2021, cela ne constituait pas la preuve de ce qu'il résidait en Russie ;

- qu'il avait pu revenir en France à plusieurs reprises postérieurement au 5 juillet 2021 ;

- qu'ayant consenti une donation de sa quote-part de l'appartement à sa fille, il en avait conservé l'usufruit et avait continué à régler les dépenses d'énergie afférentes à ce logement ;

- que Mme [A] ne démontrait pas être la véritable propriétaire des biens saisis.

La société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ont demandé à la Cour de confirmer le jugement, et de condamner solidairement M. [W] et Mme [A] au paiement de la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 30 juin 2022.

MOTIFS

Selon les dispositions de l'article 16 du code de procédure civile, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.

Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement.

Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations.

Il résulte de la lecture du jugement dont appel que les demandeurs prétendaient, à titre subsidiaire, que les meubles saisis dépendaient de l'indivision post-communautaire et étaient insaisissables en application de l'article 815-17 du code civil. Le moyen tiré de ce texte n'a donc pas été relevé d'office.

S'agissant du moyen tiré de la prétendue absence de contestation de l'acte de dénonciation de la saisie conservatoire qui serait distinct de l'acte de saisie conservatoire proprement dit, le premier juge a indiqué que selon les dispositions de l'article R 522-3 du code des procédures civiles d’exécution, lorsque le débiteur n'avait pas assisté aux opérations de saisie, une copie de l'acte devait lui être signifiée. Le juge n'a fait que répondre à l'argument de M. [W] et Mme [A] selon lequel le procès-verbal de saisie conservatoire querellé était nul comme ayant été signifié à l'appartement sis [Adresse 1] alors qu'il ne s'agissait pas de l'adresse de M. [W]. En effet, en invoquant ce moyen, les intéressés faisaient nécessairement valoir que par voie de conséquence l'acte de saisie aurait dû être signifié au débiteur, M. [W], par acte séparé.

Le juge de l’exécution a ainsi respecté le principe de la contradiction de sorte que l'annulation du jugement n'a pas à être prononcée.

M. [W] et Mme [A] invoquent le défaut de respect de l'article L142-1 alinéa 1er du code des procédures civiles d' exécution , selon lequel en l'absence de l'occupant du local ou si ce dernier en refuse l'accès, l'huissier de justice chargé de l' exécution ne peut y pénétrer qu'en présence du maire de la commune, d'un conseiller municipal ou d'un fonctionnaire municipal délégué par le maire à cette fin, d'une autorité de police ou de gendarmerie, requis pour assister au déroulement des opérations ou, à défaut, de deux témoins majeurs qui ne sont au service ni du créancier ni de l'huissier de justice chargé de l' exécution .

L'acte de saisie conservatoire litigieux comporte les noms de deux témoins, M. [R] [L] et Mme [D] [F]. L'attestation de la gardienne de l'immeuble, Mme [T] [C], se borne à relater qu'elle avait remarqué la présence de plusieurs personnes devant l'entrée, que l'huissier de justice instrumentaire ne l'avait pas invitée à être présente lors de la visite de l'appartement, et qu'elle n'avait jamais vu les témoins susnommés. Cette attestation n'indique nullement que ces témoins étaient au service de l'huissier de justice, la SCP Cherki & Rigot.

Selon l'article A 444-50 du code de commerce, les indemnités, versées aux conseillers municipaux, fonctionnaires municipaux, autorités de gendarmerie ou témoins, mentionnées aux e et g du 3° du I de l'article Annexe 4-8 sont les suivantes :

1° Pour être présents à l'ouverture des portes et meubles fermant à clef : 6,60 € ;

2° Pour prêter main-forte à l’exécution d'une mesure d'expulsion : 11,00 €.

La somme réglée à M. [R] [L] et à Mme [D] [F] (100 euros) par l'huissier de justice est nettement supérieure au tarif, mais cela ne suffit pas à établir que ces derniers étaient à son service.

C'est en vain que M. [W] et Mme [A] font valoir que l'ordonnance d'exequatur ne leur a pas été signifiée ; en effet elle l'a été le 28 juin 2019.

En outre étaient annexés à l'acte de saisie conservatoire la sentence arbitrale rendue à Zürich le 21 mars 2017 et la décision d'exequatur rendue par le président du Tribunal de grande instance de Paris le 14 septembre 2018, ainsi que le mentionne cet acte dont les indications font foi jusqu'à inscription de faux. Les titres fondant la saisie conservatoire ont donc bien été annexés à celle-ci.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande d'annulation de la saisie conservatoire.

Les parties sont contraires en fait sur la question de savoir si M. [W] résidait en France, dans l'appartement sis [Adresse 1], ou en Russie.

La sentence arbitrale rendue à Zürich le 21 mars 2017 mentionnait, en son en-tête, que M. [W] était domicilié à [Localité 5]. L'acte de notification d'une expédition exécutoire de ladite sentence arbitrale du 28 juin 2019, dont il sera rappelé qu'il a été délivré sur la requête de la société Prosper River Limited et de la société Grand logistics Limited, indiquait que M. [W] résidait à [Adresse 6]. D'ailleurs le recours formé par M. [W] et la société United Cargo Fleet Limited à l'encontre de la sentence arbitrale du 21 mars 2017 indiquait qu'il était domicilié en Russie. Il en est de même de l'en-tête de l'arrêt en date du 18 avril 2018 rendu par la 1ère Cour de droit civil du Tribunal fédéral. En revanche, dans l'assignation à comparaître devant le Tribunal judiciaire de Paris que la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited ont délivrée à M. [W] et Mme [A] le 29 juillet 2020, il était indiqué que tant l'un que l'autre résidait au [Adresse 1].

M. [W] était marié avec Mme [A] mais leur divorce a été prononcé en Russie le 9 août 2017, et celle-ci avait dès le 9 mars 2021 soutenu que l'appartement parisien ne constituait pas son domicile. Le passeport russe de M. [W] mentionne l'adresse susvisée à [Localité 5]. L'attestation de la gardienne de l'immeuble dont il a été fait état supra affirme que l'appartement n'était habité que de manière épisodique par M. [W] ; par ailleurs, la circonstance qu'il soit usufruitier d'une moitié de cet appartement n'est pas contradictoire avec ce qui précède.

En outre, le seul fait que M. [W] soit propriétaire de divers biens immobiliers ou mobiliers en France, qui d'ailleurs ont fait l'objet de mesures d’exécution sur la requête de la société Prosper River Limited et de la société Grand logistics Limited, n'est pas suffisant pour induire qu'il est domicilié dans ce pays. Le contrat de bail daté du 17 septembre 2019, portant sur un appartement sis [Adresse 2], signé par [G] [W], [V] [W], [P] [J] et [B] [Y], indiquait que les deux premiers étaient domiciliés au [Adresse 1]. L'exemplaire dudit bail qui est produit par les appelants ne comporte pas la signature des bailleurs. Il ne peut donc être tiré argument des mentions de ce contrat pour prétendre que M. [W] serait domicilié à [Localité 8].

Au vu de ces énonciations il est démontré que lors de la mise en place de la saisie conservatoire (4 mars 2021), M. [W] résidait en Russie et non pas à [Localité 8].

Conformément à l'article R 522-5 du code des procédures civiles d’exécution , à peine de caducité, l'acte de saisie est signifié au débiteur dans un délai de huit jours.

En l'espèce, l'acte de saisie conservatoire a été dressé non pas au domicile de M. [W] mais entre les mains d'un tiers, Mme [A]. Il n'a pas été signifié au débiteur par acte séparé, en Russie, mais le jour même, à l'adresse au [Adresse 1], en l'étude de l'huissier de justice instrumentaire, mais ce dernier ne relate dans l'acte aucune diligence en vue de confirmer que l'intéressé résidait bien à cette adresse. La saisie conservatoire est donc caduque.

Il échet d'infirmer le jugement sur ce point, alors que la demande en distraction des biens saisis formée par Mme [A] est devenue sans objet, car dès lors que la saisie conservatoire est caduque, l'intéressée retrouve la libre disposition des biens en cause.

L'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du code de procédure civile au bénéfice de M. [W] et Mme [A].

La société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited, qui succombent, seront condamnées in solidum aux dépens de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Statuant dans les limites de l'appel,

- REJETTE la demande d'annulation du jugement en date du 7 octobre 2021 ;

- CONFIRME le jugement en ce qu'il a rejeté la demande de M. [G] [W] et de Mme [V] [A] tendant à l'annulation et à la mainlevée de la saisie conservatoire du 4 mars 2021 ;

- INFIRME le jugement sur le surplus ;

et statuant à nouveau :

- PRONONCE la caducité de la saisie conservatoire du 4 mars 2021 ;

- CONSTATE que la demande de distraction des biens saisis formée par Mme [V] [A] est devenue sans objet ;

- REJETTE la demande de M. [G] [W] et de Mme [V] [A] en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNE in solidum la société Prosper River Limited et la société Grand logistics Limited aux dépens de première instance et d'appel, et dit que ces derniers seront recouvrés par Maître Boccon-Gibod conformément à l'article 699 du code de procédure civile.