Cass. 3e civ., 6 avril 2023, n° 19-14.118
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Teiller
Avocats :
SAS Buk Lament-Robillot, SCP Le Bret-Desaché
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° P 19-14.118 et Q 19-14.119 sont joints.
Désistement partiel
2. Il est donné acte à M. [N] [U] et Mme [S] [U] du désistement de leurs pourvois en ce qu'ils sont dirigés contre l'arrêt du 27 juin 2017.
Faits et procédure
3. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 22 janvier 2019), Mmes [S], [D] et [F] [U] et MM. [N], [X] et [R] [U] (les bailleurs) sont propriétaires indivis de locaux commerciaux donnés en location, dont le droit au bail a été cédé, le 21 mars 2008, à la société civile immobilière La Jetée, aux droits de laquelle est venue une nouvelle société La Jetée (la locataire).
4. En octobre et novembre 2009, la locataire a assigné les bailleurs en exécution de travaux de remise en état du clos et du couvert ainsi qu'en indemnisation de ses préjudices.
5. Après liquidation judiciaire de la locataire prononcée par jugement du 18 décembre 2013, l'instance a été reprise par la société MJSA (le liquidateur) ès qualités.
6. Le liquidateur, invoquant un manquement des bailleurs à leur obligation de délivrance, a demandé leur condamnation au paiement du coût des travaux de remise en état et de dommages-intérêts.
Examen des moyens
Sur les premiers moyens, pris en leurs deuxièmes branches, des pourvois, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé du moyen
7. M. [N] [U] et Mme [S] [U] font grief à l'arrêt de déclarer la locataire recevable à solliciter le paiement du coût des travaux de mise en conformité et de condamner in solidum les bailleurs à lui payer une certaine somme à ce titre, alors « que le bailleur défaillant dans son obligation de délivrance et d'entretien de la chose louée ne peut être contraint à une exécution forcée et condamné à supporter le coût des travaux de mise en conformité que si le preneur, après mise en demeure et autorisation de justice, a lui-même fait réaliser les travaux ou en sollicite le paiement à titre d'avance dont le versement le contraint à les faire réaliser ; qu'en considérant que le bailleur devait être condamné à verser au preneur en liquidation judiciaire une somme correspondant aux travaux de mise en conformité par des considérations inopérantes relatives au lien causal entre le défaut d'exécution desdits travaux et l'impossibilité pour la société d'exploiter son activité et à la constitution d'une créance certaine et acquise au bénéfice de la liquidation judiciaire du preneur, après avoir constaté que la liquidation judiciaire du preneur faisait obstacle à toute reprise d'activité dans les locaux et que les travaux ne seraient pas réalisés, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations dont il résultait que les travaux n'avaient pas été réalisés et ne le seraient pas, de sorte que leur coût ne pouvait être mis à la charge du bailleur, a violé les articles 1142, 1144 et 1149 du code civil, dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, ensemble les articles 1719 et 1720 du même code. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
8. Le liquidateur conteste la recevabilité du moyen. Il soutient qu'il est incompatible avec les positions adoptées par M. et Mme [U] en appel.
9. Cependant, ces derniers contestaient à titre principal l'ensemble des demandes en paiement de la locataire.
10. Le moyen n'étant pas incompatible avec leur position, il est, dès lors, recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles 1144 et 1149, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, 1719, 1°, et 1720 du code civil :
11. Selon le premier de ces textes, le créancier peut, en cas d'inexécution, être autorisé à faire exécuter lui-même l'obligation aux dépens du débiteur. Celui-ci peut être condamné à faire l'avance des sommes nécessaires à cette exécution.
12. Selon le deuxième, les dommages-intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé.
13. Selon les derniers, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, de délivrer au locataire la chose louée, de l'entretenir en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée et d'y faire, pendant la durée du bail, toutes les réparations nécessaires, autres que locatives.
14. Il résulte de ces textes que, en cas de manquement du bailleur à son obligation de délivrance, le locataire peut, d'une part, obtenir l'indemnisation des conséquences dommageables de l'inexécution par le bailleur des travaux lui incombant, d'autre part, soit obtenir l'exécution forcée en nature, soit être autorisé à faire exécuter lui-même les travaux et obtenir l'avance des sommes nécessaires à cette exécution.
15. Pour condamner les bailleurs à payer à la locataire le coût des travaux nécessaires à la mise en conformité des locaux, l'arrêt retient que, même si ces travaux ne doivent pas être réalisés, ce coût constitue une créance certaine acquise au bénéfice de la procédure de liquidation judiciaire.
16. En statuant ainsi, alors que le coût des travaux de remise en état des locaux ne constitue pas un préjudice indemnisable mais une avance sur l'exécution des travaux, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur les seconds moyens des pourvois, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé du moyen
17. M. [N] [U] et Mme [S] [U] font grief à l'arrêt de condamner in solidum les bailleurs à payer à la locataire la somme de 100 000 euros au titre du préjudice d'exploitation, alors « que la perte de chance qui constitue un préjudice certain dès lors qu'est constatée la disparition d'une éventualité favorable, se mesure à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; qu'en considérant, après avoir retenu que les éléments de la cause ne permettaient pas dégager une perspective de profit certaine, qu'il ne pouvait en être déduit une absence de perte de chance d'une rentabilité d'exploitation et que la perte de chance imputable à la défaillance du bailleur devait être fixée au montant de 100 000 euros de dommages-intérêts équivalent au montant du prix d'acquisition du droit au bail, la cour d'appel, accordant ainsi une indemnisation sans lien avec le montant du bénéfice pouvant être escompté par la société La Jetée entre 2008 et 2013 et sans indiquer le pourcentage de chance que cette dernière aurait eu de pouvoir débuter son exploitation et donc de percevoir un tel bénéfice si le bailleur n'avait pas manqué à ses obligations, a violé les articles 1147 et 1149 du code civil dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016. » Réponse de la Cour
Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
18. Il résulte de ce texte que la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue.
19. Pour condamner les bailleurs à payer à la locataire une certaine somme au titre du préjudice d'exploitation, l'arrêt, après avoir relevé que le défaut de délivrance conforme, imputable aux bailleurs, avait causé à la locataire une perte de chance d'exploiter l'activité prévue au bail, retient qu'à défaut d'éléments autres que l'expertise judiciaire, cette perte de chance doit être évaluée au montant du prix d'acquisition du droit au bail.
20. En statuant ainsi, en indemnisant un préjudice sans lien avec la chance perdue de réaliser une exploitation rentable, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare la société La Jetée recevable à solliciter la condamnation de l'indivision à payer le coût des travaux de mise en conformité, condamne en conséquence les consorts de l'indivision [U] in solidum à payer à la société La Jetée la somme de 88 902,65 euros et les condamne à lui payer la somme de 100 000 euros au titre du préjudice d'exploitation, l'arrêt rendu le 22 janvier 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.