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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 18 février 2021, n° 20/03031

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L’AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS, ASSOCIATION REPORTERS SANS FRONTIÈRES, SOCIÉTÉ BLOOMBERG LP

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brigitte BRUN-LALLEMAND

Avocats :

AARPI TEYTAUD-SALEH, LLP LINKLATERS LLP

Autorité des marchés financiers, du 11 d…

11 décembre 2019

Vu la décision de la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers n° 18 du 11 décembre 2019 ;

Vu la déclaration de recours contre cette décision, déposée au greffe de la Cour le        20 février 2020 par la société Bloomberg LP ;

Vu l’exposé complet  des  moyens déposé par  cette société au  greffe de la Cour  le       6 mars 2020 ;

Vu le mémoire en intervention volontaire accessoire de l’association « Reporters sans frontières », transmis par voie électronique, le 31 mars 2020, vu l’état d’urgence sanitaire, puis déposé au greffe de la Cour le 29 mai suivant, et ses dernières écritures déposées à celui-ci le 26 janvier 2021 ;

Vu les observations déposées au greffe de la Cour le 28 décembre 2020 par l ‘Autorité des marchés financiers ;

Vu  le  mémoire  en  réponse  à  l’intervention  volontaire  accessoire  de     l’association

« Reporters sans frontières », déposé  au greffe de la Cour le 28 décembre 2020 ;

Le ministère public ayant reçu toutes les pièces de la procédure ;

Après avoir entendu à l’audience publique du 2 février 2021, en leurs observations orales, l’Autorité des marchés financiers, le représentant de l’association « Reporters sans frontières », ainsi que le conseil de la société Bloomberg LP.

FAITS ET PROCÉDURE

1.​Par une décision n° 18 du 11 décembre 2019, la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (ci-après « la Commission des sanctions ») a prononcé à l’encontre de la société Bloomberg LP (ci-après la « société Bloomberg ») une sanction de 5 millions d’euros pour avoir manipulé le marché en diffusant de fausses informations, et ce en violation des articles 12, 1, c) et 15 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission (ci-après le « règlement MAR »).

2.​Plus précisément, la Commission des sanctions a retenu que la société Bloomberg, spécialisée dans l’information économique et financière à destination notamment des professionnels de marché, avait diffusé, par l’intermédiaire de son bureau parisien, le   22 novembre 2016, plusieurs dépêches contenant des informations de nature à fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal et artificiel et dont elle aurait dû savoir qu’elles étaient fausses.

3.​Le  20  février  2020,  la  société  Blommberg  a  formé  contre  cette  décision  (ci-après

« la décision attaquée ») un recours en annulation et, subsidiairement, en réformation.

4.​Aux termes de son exposé des moyens, la société Bloomberg demande en substance à la Cour :

–​à titre principal, de la mettre hors de cause ;

–​à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de questions préjudicielles sur l’interprétation et, le cas échéant, la validité des articles 12, 15 et 21 du règlement MAR et, en conséquence, de surseoir à statuer ;

–​à titre infiniment subsidiaire, de ne pas la sanctionner au titre du manquement reproché, le prononcé d’une sanction à ce titre constituant une ingérence disproportionnée au regard de la liberté de la presse.

5.​Le 31 mars 2020, l’association « Reporters sans frontières » (ci-après « RSF ») a déposé un mémoire en intervention volontaire accessoire, au soutien du recours de la société Bloomberg.

6.​Aux termes de son mémoire en intervention, RSF demande à la Cour :

–​d’infirmer la décision attaquée ;

–​et statuant à nouveau, de constater que la société Bloomberg doit être mise hors de cause, celle-ci n’ayant tiré aucun avantage de sa publication, ni cherché à tromper le marché ;

–​et, dans le dispositif « de prendre acte de l’intervention volontaire de RSF et des moyens développés aux présentes, qui démontrent que seuls peuvent relever du règlement MAR et partant être condamnés par la commission des sanctions de l’AMF les journalistes qui auraient tiré, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en question ou eut l’intention d’induire le marché en erreur quant à l’offre, à la demande ou au cours des instruments financiers ».

7.​L’ Autorité des marchés financiers (ci-après « l’AMF ») invite la Cour à déclarer cette intervention volontaire accessoire irrecevable.

8.​La société Bloomberg a développé des observations orales au soutien de la recevabilité de celle-ci.

MOTIVATION

9.​RSF déclare intervenir volontairement, à titre accessoire, au soutien des intérêts de la société Bloomberg, eu égard aux atteintes portées par la décision attaquée à la liberté de la presse.

10.​Elle fait valoir, notamment :

–​premièrement, que la décision de la Commission des sanctions est de nature à affaiblir la protection des journalistes et de la liberté de la presse, cette décision de sanction d’un organe de presse au titre de l’exercice normal de son activité, sur un fondement autre que celui issu de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, faisant craindre que l’on aboutisse à un double régime, en fonction de la nature de l’information traitée, consistant à réserver à l’information économique et financière un traitement moins favorable que celui dont bénéficie l’information en général, ce qui conduirait à une couverture a minima de ce type d’informations, au détriment du droit à l’information des citoyens en la matière ;

–​deuxièmement, que la décision attaquée méconnaît la lettre et l’esprit de l’article 21 du règlement MAR, ce texte ayant été érigé comme garant de la liberté de la presse, dans la continuité de la directive n° 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché) (ci-après la directive « MAR ») ;

–​troisièmement, qu’il n’appartient pas à l’AMF, en l’absence de textes contraignants en la matière, de fixer des règles ou codes régissant la profession de journaliste, au sens de l’article 21 du règlement MAR, ni de contrôler leur respect, ces tâches relevant exclusivement de la profession et non des pouvoirs publics ;

–​quatrièmement, que la sanction prononcée contre la société Bloomberg est gravement disproportionnée au regard du manquement reproché et des sanctions encourues en cas de délit de presse en application de la loi de 1881, précitée.

11.​En réponse aux observations écrites de l’AMF, soulevant l’irrecevabilité de son intervention volontaire accessoire, RSF fait valoir, en substance :

–​que n’étant pas expressément exclue par les dispositions du code monétaire et financier qui organisent la procédure de recours contre les décisions de la Commission des sanctions, la voie de l’intervention volontaire est ouverte en vertu des règles de droit commun du code de procédure civile ;

–​que ni le caractère privé d’un contentieux, ni la nature personnelle d’une sanction ne font obstacle à ce qu’une association, comme un syndicat, intervienne aux côtés de la personne concernée lorsque l’intérêt collectif que celle-ci s’est donnée pour mission de défendre est en jeu; que la recevabilité de l’intervention volontaire accessoire d’un Ordre des avocats, du syndicat des avocats de France et de plusieurs associations dont RSF a déjà été admise en jurisprudence (Civ. 1ère, 31 janvier 1956; Civ. 1ère, 28 novembre 1995, Bull. n°433; CA Paris, 26 septembre 2018, RG n° 17/14565; CA Versailles, 10 décembre 2020, RG n° 20/01692) ;

–​que son intervention volontaire accessoire remplit les conditions de recevabilité prévues à l’article 330 du code de procédure civile dès lors que la décision attaquée soulève une question de principe sur la protection de la liberté de la presse et la profession de journaliste dans le cadre du traitement d’informations financières concernant les sociétés cotées ;

–​qu’au demeurant son intervention volontaire accessoire n’est pas hors délai, l’article 330 précité n’imposant aucun délai et celui de deux mois fixé à l’article R.621-44 du code monétaire et financier pour la formation des recours contre les décisions de sanction n’étant pas transposable aux déclarations d’intervention volontaire au soutien desdits recours, ce texte prévoyant que ledit délai court, pour les personnes qui font l’objet de la décision, à compter de sa notification et, pour les autres personnes intéressées, à compter de sa publication, de sorte que l’application de ce délai aux déclarations d’intervention volontaire acessoire est susceptible d’aboutir, comme en l’espèce, à ce que ce délai expire à leur égard avant même que le principal intéressé ait pu former un recours.

12.​L’AMF invoque deux moyens d’irrecevabilité à l’encontre de l’intervention volontaire accessoire de RSF.

13.À titre principal, elle soutient que la voie de l’intervention volontaire accessoire est incompatible avec la nature du présent contentieux, en raison du caractère personnel des sanctions prononcées par la Commission des sanctions, seules les personnes sanctionnées pouvant contester cette décision.

14.Elle se prévaut en ce sens de la jurisprudence portant sur le contentieux des sanctions (Com. 11 juillet 2006, Bull. n° 169 ; CA Paris, 15 octobre 2020, RG n° 20/02404), et celui des injontions prononcées par l’AMF (CA Paris, 8 avril 2009, RG n° 2008/22106,        n° 2008/22085 et n° 2008/22218), aux termes de laquelle, notamment, les dispositions des articles 325 et suivants du code de procédure civile, qui organisent l’intervention à la procédure de tiers en vue de la protection de leurs intérêts privés, sont incompatibles avec la nature propre du contentieux des sanctions ou des injonctions prononcées respectivement par la Commission des sanctions et le Collège de l’AMF, dans l’exercice de leur mission d’intérêt général consistant à veiller à la protection de l’épargne investie dans les produits financiers et tous autres placements donnant lieu à appel public à l ‘épargne, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement du marché d’instruments financiers.

15.À l’audience, en réponse aux dernières écritures de RSF, l’AMF fait valoir que la jurisprudence dont celle-ci se prévaut concerne uniquement le contentieux civil et disciplinaire et que, si le droit d’agir en justice des associations dans un litige purement privé est apprécié avec souplesse, il est en revanche strictement encadré au titre de l’action civile en matière pénale, étant précisé que les associations ne sont pas investies d’une mission de représentation d’une profession, mais se bornent à représenter leurs seuls membres, contrairement aux syndicats et aux ordres professionnels, lesquels sont chargés de défendre les intérêts collectifs de la profession qu’ils représentent.

16.À titre subsidiaire, l’AMF soutient que l’intervention volontaire accessoire de RSF est irrecevable comme tardive, en application de l’article R.621-44 du code monétaire et financier, celle-ci ayant été formée le 31 mars 2020, soit plus de deux mois après la mise en ligne de la décision attaquée sur le site internet de l’AMF, opérée 16 décembre 2019.

17.​En réponse à une question posée à l’audience par la Cour, RSF a précisé que la société Bloomberg n’en est pas membre, ce qui a été confirmé par cette dernière.

Sur ce, la Cour,

18.​Il convient de rappeler que lorsqu’elle est saisie d’agissements pouvant donner lieu aux sanctions prévues par le code monétaire et financier, la Commission des sanctions décide du bien-fondé d’accusations en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (voir, notamment, Com. 14 novembre 2018, pourvoi n° 17-12.980, CE. 16 novembre 2019, req. n° 414659).

19.​Le caractère personnel qui est attaché à une sanction pécuniaire implique que la contestation de la décision de la Commission des sanctions qui la prononce soit réservée à la personne qui en fait l’objet (voir, notamment, Com. 11 juillet 2006, précité).

 

20.​Dès lors, en l’absence de texte l’y autorisant, un tiers n’est pas fondé à agir contre une telle décision, que ce soit par la voie d’un recours ou d’une intervention volontaire accessoire au soutien du recours formé par la personne sanctionnée.

21.​S’agissant plus précisément de l’intervention volontaire d’un tiers, elle n’est prévue par aucune disposition du code monétaire et financier, ni devant l’AMF, ni devant la Cour en cas de recours de la personne sanctionnée.

22.​Quant aux dispositions du code de procédure civile, il convient de rappeler qu’elles ne sont pas applicables à la procédure suivie devant l’AMF et que, devant la Cour, seules sont applicables celles auxquelles il n’est pas expressément dérogé par les textes spéciaux du code monétaire et financier et qui sont compatibles avec la nature propre du contentieux des recours contre les décisions de l’AMF.

23.​Contrairement à ce que soutient RSF, l’absence de dérogation expresse, dans le code monétaire et financier, aux règles du code de procédure civile relatives à l’intervention volontaire accessoire ne suffit pas à justifier l’application de celles-ci à l’instance. En effet, l’application des règles précitées n’est possible que sous réserve de leur compatibilité avec la nature propre du contentieux des recours contre les décisions de l’AMF.

24.À cet égard, il convient de rappeler que, lorsque la Commission des sanctions prononce une sanction en application de l’article L.621-15 du code monétaire et financier, cette autorité agit dans le cadre de sa mission d’intérêt général qui, aux termes de l’article L.621-1 du même code, consiste à veiller à la protection de l’épargne investie dans les produits financiers et tous autres placements donnant lieu à appel public à l’épargne, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement du marché d’instruments financiers et actifs visés par ces dispositions. L’exercice de cette mission d’intérêt général confère au contentieux des sanctions prononcées par ladite Commission une nature propre, lequel s’inscrit dans le cadre d’une procédure dont l’accès a été volontairement restreint par le législateur.

25.​Il s’ensuit que les dispositions des articles 325 et suivants du code de procédure civile, qui organisent l’intervention à la procédure de tiers en vue de la protection de leurs intérêts privés, sont incompatibles avec la nature propre du contentieux des sanctions.

26.​La circonstance, invoquée à l’audience par RSF, selon laquelle cette dernière constitue une association reconnue en France d’utilité publique et dotée d’un statut consultatif auprès de plusieurs organisations internationales, n’est pas de nature à remettre en cause cette analyse. En effet, cette circonstance, qui intéresse la recevabilité de son intervention volontaire accessoire en application de l’article 330 du code de procédure civile, est inopérante au stade de la question préalable de l’applicabilité dudit article à la procédure en cause. Il en va de même de la circonstance selon laquelle la présente affaire pose une question de principe sur la protection des journalistes et de la liberté de la presse, en lien avec son objet social consistant selon ses explications, sans production de ses statuts, à « combattre les lois et règlementations visant à restreindre la liberté de la presse». Si ces éléments sont susceptibles, dans une instance de droit commun, de justifier la recevabilité d’une intervention volontaire effectuée en application de l’article 330 du code de procédure civile, ils sont inopérants à justifier l’application dudit article à des procédures principalement régies par le code monétaire et financier et répondant à des impératifs spécifiques.

27.​Dès lors, l’intervention volontaire accessoire de RSF doit être déclarée irrecevable.

PAR CES MOTIFS

Déclare irrecevable l’intervention volontaire accessoire de l’association Reporters sans frontières déposée au soutien du recours formé par la société Bloomberg contre la décision de  la  Commission  des  sanctions  de  l’Autorité  des  marchés  financiers  n°  18  du   11 décembre 2019.