CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 19 avril 2023, n° 21/01760
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
ABS Incendie (SAS)
Défendeur :
Finance Gestion Audit (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Lesénéchal, Me Fromantin
FAITS ET PROCEDURE
M. [S], qui était actionnaire et dirigeant du groupe Finegil, avait confié les travaux d'expertise comptable du groupe, dont celle de sa filiale A.B.S. Incendie, à la société Finance Gestion Audit (FGA), cabinet d'expert-comptable.
C'est dans ce cadre que, par lettre de mission du 12 avril 2017, la société A.B.S. Incendie, société filiale du groupe Finegil, a confié l'ensemble de ses besoins comptables à la société Finance Gestion Audit (FGA) ; les factures mensuelles d'honoraires de FGA étaient payables par prélèvements bancaires.
En parallèle, la société A.B.S. Incendie était mise en redressement judiciaire par jugement d'ouverture en date du 21 juin 2017. Le 13 juin de la même année, un plan de redressement sur 9 ans de la société A.B.S. Incendie avait été arrêté par jugement.
Le 9 octobre 2018, M. [R], dirigeant de FGA, a envoyé à M. [S] un courriel contenant sa proposition d'honoraires pour 2018 et 2019, en précisant que dès confirmation de son accord, il établirait les lettres de mission.
M. [S] lui a répondu, par courriel du 11 octobre 2018 : « Je vais transmettre votre proposition d'honoraires aux co-fondateurs du groupe O10C, repreneur du groupe Finegil. Ils reviendront vers vous ne connaissant absolument pas leur stratégie sur les partenariats actuels du groupe Finegil (Comptabilité, assurances, juridique) mais je ne pense pas qu'il y ait un changement pour 2019. »
Le groupe Finegil a été racheté par la société O10C le 16 octobre 2018. Le 27 novembre 2018, la société Finegil Expansion a confié à FGA une mission ponctuelle d'établissement des situations comptables intermédiaires au 30 septembre 2018 des sociétés Finegil Expansion, Elec Grand, Télégil, Ares, Delta Com et A.B.S. Incendie ainsi que les états de synthèse consolidés du groupe Finegil, moyennant le paiement d'honoraires détaillés pour chacune des sociétés. Le 31 décembre 2018, la société FGA a facturé la somme de 4.200 € à la société A.B.S. Incendie pour l'exécution de cette mission.
Par lettre recommandée du 15 janvier 2019 avec avis de réception, la société O10C group, agissant en qualité de présidente de la société Finegil Expansion, a confirmé à FGA la fin de leur collaboration, à compter de cette date, pour l'ensemble des sociétés du groupe Finegil ; elle lui proposait alors de solder les comptes en imputant les acomptes payés d'avance en 2018 pour la clôture des comptes au 31 décembre 2018, que FGA ne réaliserait pas, sur les factures de situations effectuées en 2018.
FGA a répliqué que faute de dénonciation au plus tard 3 mois avant la fin de l'exercice en cours pour les diligences comptables et sociales, sa mission s'était poursuivie, que la rupture de leurs relations ne lui était pas opposable avant le 31 décembre 2019 et que faute de paiement de ses honoraires pour l'établissement des situations intermédiaires au 30 septembre 2018 elle faisait usage de son droit de rétention sur les travaux effectués.
Les parties étant restées en désaccord, FGA a obtenu par ordonnance d'injonction de payer du 20 mars 2019, la condamnation de la société A.B.S. Incendie à lui payer la somme de 4.200 € en principal, outres intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2019 ; la société A.B.S. Incendie a formé opposition à cette ordonnance.
Par jugement du 25 novembre 2020, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce de Lyon a :
- dit recevable l'opposition formée par la société A.B.S. Incendie à l'encontre de l'ordonnance portant injonction de payer.
- condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société FGA la somme de 4.200 € outre intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2019, au titre de ses factures impayées sur la mission d'établissement de la situation intermédiaire.
- ordonné à la société FGA de fournir à la société A.B.S. Incendie les documents définitifs résultants de ses travaux d'arrêté intermédiaire au 30 septembre 2018, ceci dès règlement des factures y afférentes impayées ci-dessus.
- condamné la société A.B.S. Incendie à régler à la société FGA la somme de 9.397,62 €, outre intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2019, au titre de ses factures impayées sur la mission d'établissement des comptes 2018 et déboute la société A.B.S. Incendie de sa demande à titre reconventionnel.
- condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société FGA la somme de 21.453,33 €, en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies.
- condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société FGA la somme de 585 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile et la déboute du surplus de sa demande.
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement, nonobstant appel et sans caution,
- condamné la société A.B.S. Incendie aux entiers dépens.
La société A.B.S. Incendie a interjeté appel du jugement par déclaration au greffe du 25 janvier 2021.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées et déposées le 6 janvier 2023, la société A.B.S. Incendie demande à la cour, au visa des anciens articles 1134, 1156 à 1164 du code civil, des nouveaux articles 1103 et 1192 du code civil ainsi que de l'article L 442-6 du code de commerce, et l'article 462 du code de procédure civile :
- d'infirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Lyon le 25 novembre 2020 sauf en ce qu'il a condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société FGA la somme de 4.200 €, outre intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2019, au titre des factures impayées sur la mission d'établissement de la situation intermédiaire, et ordonné à la société FGA de fournir à la société A.B.S. Incendie les documents définitifs résultant de ses travaux d'arrêté intermédiaire au 30 septembre 2018, ceci dès règlement des factures y afférentes,
- statuant à nouveau, de débouter la société FGA de toutes ses demandes,
- à titre reconventionnel, de condamner la société FGA à rembourser les avances versées pour l'établissement des comptes 2018, soit la somme de somme de 9.397,62 €,
- à titre subsidiaire, et si par extraordinaire la Cour entrait en voie de condamnation à l'égard de la concluante, de rectifier l'erreur matérielle commise dans le jugement qui a condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société FGA la somme de 21.453,33 € en réparation du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies,
- en conséquence, de substituer la somme de 12.453,33 € à la somme de 21.453,33 €,
- en tout état de cause, de condamner la société FGA au paiement d'une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du CPC ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du CPC.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées et déposées le 16 janvier 2023, la société Finance Gestion Audit demande à la cour, au visa des articles 1103,1104 et 1217 du code civil ainsi que de l'article L. 442-6 du code de commerce, de :
- débouter la société A.B.S. Incendie de l'ensemble de ses demandes,
- subsidiairement, dire que la rupture brutale des relations commerciales entre les parties constitue une inexécution fautive du contrat entre elles, causant un préjudice inévitable pour la société FGA dont il convient de lui accorder réparation,
- en conséquence, confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Lyon en toutes ses dispositions,
- en tout état de cause, condamner la société A.B.S. Incendie à lui payer la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- la condamner aux dépens, distraits au profit de la SCP Jakubowicz, Mallet-Guy & associés sur son affirmation de droit.
MOTIVATION
Les dispositions du jugement relatives à la condamnation de la société A.B.S. Incendie au paiement de la somme de 4.200 € et à la remise par FGA des documents résultant de l'arrêté de la situation intermédiaire au 30 septembre 2018 ne sont pas remises en cause devant la cour.
1) Sur les demandes des parties au titre de l'établissement des comptes annuels 2018 :
FGA demande paiement de la somme de 9.397,62 €, montant total de ses factures impayées des 31 octobre 2018, 31 novembre 2018, 31 décembre 2018 et 31 janvier 2019 ; elle fait valoir en ce sens :
- que chaque année, son dirigeant M. [R] transmettait la proposition d'intervention actualisée de son cabinet à M. [S], sans que celui-ci ne lui indique mettre un terme à leurs relations contractuelles,
- qu'il en a été ainsi pour les comptes 2018,
- que le groupe Finegil n'a jamais refusé ses prestations, validant ainsi leur demande et leur coût,
- que dans son courriel du 11 octobre 2018, en écrivant qu'il ne pensait pas qu'il y ait de changement pour 2019, M. [S] a engagé le groupe Finegil au titre de l'année 2018,
- que A.B.S. Incendie n'a mis fin à sa collaboration avec FGA qu'à compter du 15 janvier 2019.
FGA ajoute que :
- ses relations d'affaires avec le groupe Finegil et ses filiales remonte à 1996, avec une première mission confiée par la société Télégil,
- que le fonctionnement de cette relation est régi par la lettre du 24 avril 1996, avec tacite reconduction sous réserve de dénonciation au moins 3 mois avant l'échéance annuelle,
- que lors des échanges d'octobre et novembre 2018, il n'a jamais été fait allusion à une éventuelle résiliation du contrat,
- que la mission d'élaboration des comptes de l'exercice 2018 a été commandée, ne serait-ce que par le versement d'acomptes, dès le début de 2018 et n'a pas été dénoncée dans les délais contractuels.
Mais la société A.B.S. Incendie réplique à juste raison :
- que M. [S], dans son courriel du 11 octobre 2018 n'a en aucune façon pris une décision engageant le groupe Finegil,
- que la lettre de mission signée en 1996 avec la seule société Télégil ne mentionne pas qu'elle s'applique à toutes les sociétés du groupe Finegil,
- qu'aucune des lettres de mission des 24 avril 1996, 22 décembre 2011 et 12 avril 2017 ne prévoit le respect d'un préavis de 3 mois pour résilier la mission de FGA,
- qu'aucune de ces deux lettres de mission de 2011 et 2017 ne contient une clause de tacite reconduction,
- qu'elle n'a signé aucune lettre de mission pour l'établissement des comptes annuels 2018 alors que, par application du code de déontologie des experts comptables, FGA aurait dû lui soumettre une lettre de mission afin de commencer à préparer les comptes 2018 devant être approuvés en juin 2019.
- que la lettre de mission du 27 novembre 2018 n'est que ponctuelle et concerne seulement l'établissement de situations intermédiaires au 30 septembre 2018.
Si les relations entre les parties ont perduré après 2012 sans contrat écrit précisant leurs modalités, il est constant que la société A.B.S. Incendie n'a pas donné son accord sur la proposition d'honoraires de FGA du 8 octobre 2018, pour les années 2018 et 2019 ; FGA ne prétend, ni même n'allègue avoir effectué des travaux au titre des comptes annuels 2018, qui justifieraient ses factures d'acompte émises entre octobre 2018 et janvier 2019.
En conséquence, FGA doit être déboutée de sa demande en paiement de la somme de 9.397,62 €, et condamnée à rembourser à A.B.S. Incendie la somme de 9.397,62 €, correspondant aux acomptes payés d'avance au titre des comptes annuels 2018.
2) Sur la demande de dommages-intérêts de FGA pour rupture des relations :
Au soutien de sa demande de dommages-intérêts d'un montant de 21.453,33€, la société FGA invoque d'abord les dispositions de l'article L. 442-6-1 5° du code de commerce en exposant :
- qu'elle a été victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies,
- que l'exclusion de la profession d'expert-comptable du bénéfice des dispositions de cet article est incohérente comme le souligne Messieurs [H] dans une étude doctrinale,
- qu'elle exerce une activité civile mais a bien contracté une relation commerciale établie avec les sociétés du groupe Finegil qui sont des sociétés commerciales,
- que l'article L. 442-6-1 5° précité ne fait référence qu'à la seule qualité de l'auteur de la rupture, dont la responsabilité peut être engagée quel que soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé.
Mais il est constant que FGA est un cabinet d'expertise comptable dont les activités sont l'expertise comptable, la formation et le conseil aux entreprises et commissariats aux comptes.
Or il résulte de l'article 22 de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945, portant institution de l'Ordre des experts-comptables et règlementant le titre et la profession d'experts-comptables, modifiée par la loi n° 2010-853 du 23 juillet 2010, que l'activité d'expert-comptable est incompatible avec toute activité commerciale ou acte d'intermédiation, à l'exception de ceux répondant à la double condition d'être réalisés à titre accessoire et de ne pas mettre en péril les règles d'indépendance et de déontologie de la profession.
En l'espèce, les dispositions de l'article L. 442-6-1 5° du code de commerce ne peuvent donc s'appliquer dans les relations entretenues entre FGA et sa cliente A.B.S. Incendie.
Subsidiairement, la société FGA invoque l'article 1104 nouveau du code civil qui dispose que les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi, cette disposition étant d'ordre public ; elle fait valoir que l'ancienneté et la stabilité des relations lui permettaient d'anticiper raisonnablement leur poursuite et que A.B.S. Incendie les a rompues abusivement et sans préavis.
Mais depuis le courriel de M. [S] du 21 octobre 2018, FGA savait que la poursuite des relations était subordonnée à la décision de la nouvelle direction de lui confier ou non des prestations au titre de l'établissement des comptes annuels 2018; en décidant de rompre les relations au début de l'année 2019, alors que FGA n'avait pas encore exécuté de travaux en vue de l'établissement des comptes annuels 2018, A.B.S. Incendie n'a pas manqué à son obligation de bonne foi ni commis de faute ayant causé préjudice à FGA.
En conséquence, la demande de dommages-intérêts de FGA sera rejetée.
3) Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :
La société FGA, qui succombe sur ses prétentions en cause d'appel, devra supporter les dépens d'appel.
Vu les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il n'y a lieu d'allouer une indemnité de ce chef à l'une ou l'autre des parties.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire,
Infirme le jugement en ce qu'il a :
- condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société Finance Gestion Audit la somme de 9.397,62 € outre intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2019, au titre de ses factures impayées sur la mission d'établissement des comptes 2018 et débouté la société A.B.S. Incendie de sa demande à titre reconventionnel,
- condamné la société A.B.S. Incendie à payer à la société Finance Gestion Audit la somme de 21.453,33 € en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie,
Statuant à nouveau sur ces points :
- déboute la société Finance Gestion Audit de ses demandes de condamnation de la société A.B.S. Incendie à lui payer les sommes de 9.397,62 € et 21.453,33 €,
- condamne la société Finance Gestion Audit à rembourser à la société A.B.S. Incendie la somme de 9.397,62 €, versée à titre d'avances pour l'établissement des comptes annuels 2018,
- Confirme le jugement en toutes ses autres dispositions,
- Déboute les parties de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
- Condamne la société Finance Gestion Audit aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.