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Décisions

CA Poitiers, ch. soc., 22 septembre 2022, n° 20/02240

POITIERS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Caisse d'Allocations Familiales de la Vienne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Castagné

Conseillers :

Mme de Brier, Mme Collet

Avocats :

Me Dubin-Sauvetre, Me Lemaire, Me Gallet

Cons. prud'h. Poitiers, du 25 sept. 2020

25 septembre 2020

FAITS ET PROCÉDURE :

A compter du 1er décembre 1981, la caisse d'allocations familiales de la Vienne (la CAF) a embauché Mme [I] [P] (née [C]) dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée.

A partir du 1er septembre 1990, celle-ci a occupé les fonctions de technicienne conseillère en prestations familiales, au service «'Prestations'».

Mme [P] a été placée en arrêt de travail pour maladie du 14 au 21 décembre 2012, puis à partir du 4 décembre 2013.

Le 4 avril 2014, Mme [P] a déposé une demande de reconnaissance de maladie professionnelle pour syndrome anxio-dépressif réactionnel.

Après un premier avis, le médecin du travail l'a déclarée dans son deuxième avis du 13 mars 2015 «'inapte à tous les postes de son établissement. Son état de santé actuel renforcé par les éléments médicaux spécialisés lui permettraient d'être affectée à un poste de travail équivalent dans un autre organisme de la Vienne'».

Par décision du 15 juin 2015, l'inspection du travail a autorisé le licenciement de Mme [P].

Par lettre du 25 juin 2015, la CAF a notifié à Mme [P] son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Le 12 août 2015, Mme [P] a saisi le conseil de prud'hommes en sa formation de référé, pour obtenir paiement d'une indemnité compensatrice et d'une indemnité spéciale de licenciement. Par ordonnance du 8 octobre 2015, cette juridiction a dit n'y avoir lieu à référé.

Le 22 mai 2018, Mme [P] a saisi le conseil de prud'hommes de Poitiers, qui par jugement du 25 septembre 2020 a :

- déclaré prescrites les demandes d'indemnité spéciale de licenciement et de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail,

- débouté Mme [P] de ses autres demandes [demande de de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral occasionné par ses agissements discriminatoires à son encontre, qui ont entraîné son inaptitude au poste, et demande d'indemnité compensatrice],

- condamné Mme [P] à verser à la CAF une indemnité de 50 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné Mme [P] aux dépens et frais d'exécution.

Par déclaration au greffe le 15 octobre 2020, Mme [P] a formé appel à l'encontre de ce jugement, en en visant chaque disposition.

Par ordonnance du 4 mai 2022, le conseiller de la mise en état a clôturé la procédure au même jour et renvoyé l'affaire à l'audience de plaidoiries du 1er juin 2022, tenue en formation double rapporteur.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES' :

Par ses dernières conclusions, remises au greffe le 30 juin 2021, Mme [P] demande à la cour d'infirmer le jugement et statuant à nouveau, de' :

- rejeter la fin de non recevoir tirée de la prescription que la CAF soulève à l'encontre de ses demandes,

- condamner la CAF à lui payer la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral occasionné par ses agissements discriminatoires à son encontre, qui ont entraîné son inaptitude au poste,

- condamner la CAF à lui payer les sommes de' :

* 8.814, 93 euros brut à titre d'indemnité compensatrice en application de l'article L. 1226-14 du code du travail, outre 881, 49 euros brut au titre des congés payés afférents,

* 20.224, 72 euros à titre de solde d'indemnité spéciale de licenciement,

- condamner la CAF à lui payer la somme de 70.000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, toutes causes de préjudices confondus,

- dire que ces sommes seront majorées des intérêts au taux légal à compter de la demande prud'homale,

- débouter la CAF de ses demandes,

- condamner la CAF à lui payer la somme de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles tant de première instance que d'appel.

Par ses dernières conclusions, remises au greffe le 2 avril 2021, la CAF demande à la cour de' :

- confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré prescrites les demandes formulées par Mme [P] à titre d'indemnité spéciale de licenciement et à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- infirmer le jugement en ce qu'il n'a pas déclaré prescrites les demandes présentées à titre d'indemnité compensatrice de préavis et à titre de dommages et intérêts pour discrimination'; statuant à nouveau, déclarer prescrites ces demandes'; subsidiairement, confirmer le jugement en ce qu'il a débouté Mme [P] de ces deux demandes,

- débouter Mme [P] de toutes ses demandes,

- condamner Mme [P] à lui payer la somme de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et de l'argumentation des parties, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux conclusions déposées.

MOTIFS DE L'ARRÊT :

Sur les demandes

Si le juge prud'homal est saisi de demandes multiples, notamment salariales, il leur applique à chacune la prescription adéquate (Soc., 28 mars 2018, pourvoi n° 17-13.226).

La durée de la prescription est déterminée par la nature de la créance objet de la demande.

- sur la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral occasionné par des agissements discriminatoires ayant entraîné l'inaptitude au poste

En premier lieu, la cour relève que Mme [P] invoque des agissements discriminatoires de son employeur notamment en matière d'affectation, de qualification et de promotion professionnelle, mais sans jamais préciser quel serait le motif de la discrimination, tel que l'exige l'article L. 1132-1 du code du travail.

Au vu de ses conclusions, dans lesquelles elle reproche à son employeur un traitement moins favorable que celui de ses collègues en matière salariale et de carrière, voire une «'mise au placard'», sa demande indemnitaire repose en réalité sur une inégalité de traitement ainsi que sur le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, qu'elle invoque expressément.

C'est donc à tort que Mme [P] se prévaut du régime de prescription applicable aux actions en réparation du préjudice résultant d'une discrimination (prescription quinquennale prévue à l'article L. 1134-5 du code du travail).

Sa demande s'analyse plus exactement en une action portant sur l'exécution du contrat de travail, qui se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit, sur le fondement de l'article L. 1471-1 du code du travail.

Le point de départ du délai de 2 ans doit être compris comme la date à laquelle la salariée a eu une connaissance complète de l'ensemble des éléments nécessaires à la constitution de la situation juridique, comme la date d'achèvement de la situation d'exposition aux agissements dénoncés, qui seul permet à la salariée d'avoir conscience de la totalité des conséquences qu'elle a entraînées. Or la connaissance complète et éclairée de ces conséquences n'existe que du jour de son licenciement pour inaptitude.

En l'espèce, le point de départ du délai de prescription est donc fixé à la date de la rupture du contrat de travail, le 25 juin 2015.

Mme [P] a certes saisi le 12 août 2015 la juridiction prud'homale, en référé, d'une demande relative au contrat de travail et à la rupture litigieuse, ce qui a interrompu le délai de prescription. Mais cette instance en référé a pris fin le 8 octobre 2015, date à laquelle un nouveau délai biennal a commencé à courir. C'est à tort que Mme [P] prétend que l'interruption de la prescription, par la saisine en référé, se maintiendrait «'jusqu'à ce que le litige trouve sa solution'» y compris dans le cadre d'une instance au fond non encore engagée lorsque l'instance en référé a pris fin.

Par ailleurs, Mme [P] a saisi le 9 avril 2016 le tribunal des affaires de sécurité sociale d'une contestation de la décision de refus de la caisse primaire d'assurance maladie de reconnaître le caractère professionnel de la maladie « 'troubles anxio dépressifs sévères » déclarée le 4 avril 2014. Cette instance, qui certes repose fondamentalement sur le même contrat de travail que celui en cause devant la juridiction prud'homale, reste néanmoins une instance distincte, devant une juridiction différente, contre un adversaire (la caisse) différent et avec un objet tout à fait différent de celui de l'instance prud'homale. La saisine du TASS n'a donc pu en aucune manière interrompre le délai de prescription de l'action indemnitaire engagée par Mme [P] à raison des agissements de son employeur.

La prescription s'est donc trouvée acquise au 25 juin 2017, soit avant la saisine de la juridiction prud'homale au fond le 22 mai 2018.

La demande de Mme [P] est donc irrecevable.

- sur la demande d'indemnité spéciale de licenciement et d'indemnité compensatrice

Ces indemnités dont le paiement est demandé par Mme [P] sont régies par les articles L. 1226-14 et suivants du code du travail, applicables au licenciement pour inaptitude consécutive à un accident du travail ou à une maladie professionnelle.

Sur le fondement de cet article, la rupture du contrat de travail ouvre droit, pour le salarié, à une indemnité compensatrice d'un montant égal à celui de l'indemnité compensatrice de préavis prévue à l'article L. 1234-5 ainsi qu'à une indemnité spéciale de licenciement qui, sauf dispositions conventionnelles plus favorables, est égale au double de l'indemnité prévue par l'article L. 1234-9.

Il est précisé que l'indemnité compensatrice prévue à l'article L. 1226-14 du code du travail, au paiement de laquelle l'employeur est tenu en cas de rupture du contrat de travail d'un salarié déclaré par le médecin du travail inapte à son emploi en conséquence d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, et dont le montant est égal à celui de l'indemnité prévue à l'article L. 1234-5 du code du travail, n'a pas la nature d'une indemnité de préavis et n'ouvre pas droit à congés payés (Soc., 23 novembre 2016, 15-21.470). Elle ne peut donc, comme le soutient Mme [P], être considérée comme assimilable à un salaire et être régie en conséquence par la prescription triennale prévue à l'article L. 3245-1 du code du travail.

L’«'indemnité compensatrice'» comme l'«'indemnité spéciale de licenciement'» sont ainsi régies par les dispositions de l'article L. 1471-1 du code du travail qui dans sa version applicable au litige prévoit que toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter de la notification de la rupture.

La rupture est intervenue le 25 juin 2015. Le délai de prescription a été interrompu le 12 août 2015 mais un nouveau délai a commencé à courir le 8 octobre 2015 et n'a pas été interrompu, ainsi qu'il résulte des développements qui précèdent. L'action engagée devant la juridiction prud'homale au fond, le 22 mai 2018, est donc prescrite.

- sur la demande de dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse

La CAF demande la confirmation du jugement en ce qu'il a déclaré prescrite la demande de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Si elle développe par ailleurs, dans la partie discussion de ses conclusions, des moyens relatifs à l'incompétence du juge judiciaire pour statuer dès lors que le licenciement a été autorisé par l'administration, ce n'est qu'à titre subsidiaire. En outre et surtout, elle ne formule aucune prétention en ce sens dans le dispositif de ses conclusions, qui seul saisit la cour sur le fondement de l'article 954 du code de procédure civile.

En l'absence d'exception d'incompétence soulevée avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir, il y a lieu d'apprécier la recevabilité de la demande indemnitaire au regard de la prescription.

La demande d'indemnisation d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse relève de l'article L. 1471-1 du code du travail, qui dans sa version applicable au litige prévoit que toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter de la notification de la rupture.

La rupture du contrat de travail est intervenue le 25 juin 2015. Le délai de prescription a été interrompu le 12 août 2015 mais un nouveau délai a commencé à courir le 8 octobre 2015 et n'a pas été interrompu, ainsi qu'il résulte des développements qui précèdent. L'action engagée devant la juridiction prud'homale au fond, le 22 mai 2018, est donc prescrite.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

En qualité de partie succombante pour l'essentiel, Mme [P] est condamnée aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel.

S'agissant des dépens afférents aux actes et procédures d'exécution, il est rappelé que la présente décision permet le recouvrement des frais de son exécution forcée. En application de l'article L. 111-8 du code des procédures civiles d' exécution , ces frais sont à la charge du débiteur (à l'exception des droits proportionnels de recouvrement ou d'encaissement, qui peuvent être mis partiellement à la charge des créanciers dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État), sauf s'il est manifeste qu'ils n'étaient pas nécessaires au moment où ils ont été exposés, et les contestations éventuelles sont tranchées par le juge. Le juge du fond n'a donc pas à statuer par avance sur le sort de ces frais. Le jugement est infirmé en ce sens.

Par suite, Mme [P] est condamnée à payer à la CAF la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en supplément de la somme allouée en première instance.

PAR CES MOTIFS,

Confirme le jugement rendu le 22 mai 2018 par conseil de prud'hommes de Poitiers en ce qu'il a :

- déclaré prescrites les demandes d'indemnité spéciale de licenciement et de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail,

- condamné Mme [I] [P] à verser à la caisse d'allocations familiales de la Vienne une indemnité de 50 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné Mme [P] aux dépens,

Infirme le jugement en ce qu'il a débouté Mme [I] [P] de ses autres demandes,

Statuant à nouveau :

Déclare irrecevable, car prescrite, la demande d'indemnité compensatrice,

Déclare irrecevable, car prescrite, la demande de demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral occasionné par des agissements discriminatoires ayant entraîné l'inaptitude au poste, qui constitue en réalité une demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral occasionné par une inégalité de traitement et un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité,

Dit n'y avoir lieu à statuer sur la charge des frais d'exécution forcée de la décision,

Et y ajoutant,

Condamne Mme [I] [P] à payer à la caisse d'allocations familiales de la Vienne la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de la procédure d'appel,

Condamne Mme [P] aux dépens d'appel.