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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 8, 14 février 2023, n° 21/01382

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Takima (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hébert-Pageot

Conseillers :

Mme Dubois-Stevant, Mme Lacheze

Avocats :

Me Lallement, Me Le Roy, Me Champey

T. com. Créteil, du 15 déc. 2020, n° 201…

15 décembre 2020

FAITS CONSTANTS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

Les sociétés Takima et Visual 3X sont des prestataires de services informatiques (SSII), fondées en 2000 pour la première et en 2007 pour la seconde.

Jusqu'en 2016, elles faisaient partie d'un même groupe informel de sociétés né en 2002, sans liens capitalistiques directs mais dotées d'un actionnariat commun. Ce groupe était constitué de deux sous-ensembles composés :

- d'une part, de la société Takima (anciennement dénommée « eBusiness Information »),

- d'autre part, des sociétés Excilys (cette dernière étant anciennement dénommée « Opaly »), Visual 3X, Adlys et Altendis, ci-après dénommé le « groupe Excilys ».

La société Takima était majoritairement détenue par MM. [E] [H] et [V] [O] avec une participation minoritaire de M. [B] [G], tandis que la société Visual 3X, comme les autres sociétés du groupe Excilys, avait pour associer majoritaire

M. [G] et pour associés minoritaires MM. [H] et [O].

A cette époque, les sociétés Takima et Visual 3X avaient pour gérant M. [H].

Dans le cadre des relations commerciales entre ces deux sociétés, la société Visual 3X était notamment amenée à réaliser des prestations auprès de clients de la société Takima sous le régime juridique de la sous-traitance.

Durant les années 2015 et 2016, les tensions entre associés ont dégénéré en un conflit se manifestant notamment par :

- la révocation de M. [H] de ses fonctions de gérant de la société Visual 3X le 20 juin 2016,

- la 'séparation' de la société Takima des autres sociétés du groupe en septembre 2016,

- une action en concurrence déloyale initiée le 20 février 2017 par la société Takima à l'encontre des sociétés Opaly/Excilys, Visual 3X et Altendis (procédure actuellement pendante devant la cour d'appel de Paris),

- une action en paiement de prestations au titre de la refacturation des frais de fonctionnement intentée les 19 mai et 15 novembre 2017 par la société Takima à l'encontre des sociétés du groupe Excilys (procédure actuellement pendante devant le tribunal de commerce de Créteil),

- plusieurs procédures de référés engagées par les sociétés Visual 3X, Adlys, Altendis et Excilys contre la société Takima devant le tribunal de commerce de Nanterre, aux fins notamment, concernant la société Visual 3X, d'obtention d'une provision au titre du paiement de factures émises par la société Visual 3X entre le 30 juin 2016 et le

30 novembre 2016.

Par ordonnance du 5 mai 2017, le juge des référés a condamné la société Takima au versement d'une provision de près d'un million d'euros (926 074 euros en principal) à la société Visual 3X. Cette ordonnance a été exécutée par la société Takima puis infirmée par un arrêt rendu le 31 mai 2018 par la cour d'appel de Versailles.

La société Takima a fait procéder au recouvrement de ladite somme par des mesures de saisie-attribution de créances de la société Visual 3X entre les mains des tiers saisis suivants :

- le 11 juin 2018 auprès de la société BNP Paribas,

- le 11 juin 2018 auprès de la société Excilys,

- le 11 juin 2018 auprès de la société Mirakl,

- le 18 juin 2018 auprès de la sociéré Altendis,

- le 18 juin 2018 auprès de la société Oxyl,

- le 18 juin 2018 auprès de la société Finance Active.

Une somme de 107 896,64 euros a ainsi été saisie entre les mains de la société BNP Paribas, outre la somme de 18 810 euros saisie entre les mains de la société Finance Active.

Par jugement du 7 décembre 2018, le juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Créteil a dit valides les saisies-attributions ainsi pratiquées à la requête de la société Takima.

Le 24 avril 2019, la société Takima a assigné les sociétés tiers-saisi Excilys, Altendis et Oxyl devant le juge d'exécution du tribunal de grande instance de Créteil, aux fins de les voir condamnées aux causes des saisies pratiquées à l'égard de la société Visual 3X, alléguant des manquements graves commis à leurs obligations de tiers saisis. Le juge de l'exécution a ordonné un sursis à statuer.

Sur déclaration de cessation des paiements et par jugement du 11 juillet 2018, le tribunal de commerce de Créteil a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société Visual 3X, désigné la SCP Baronnie Langet en qualité d'administrateur judiciaire, et fixé la date de cessation des paiements au 31 mai 2018.

La période d'observation a été prolongée par plusieurs jugements successifs jusqu'au

11 janvier 2020.

Par jugement du 22 janvier 2020, le tribunal de commerce de Créteil a converti la procédure de redressement judiciaire de la société Visual 3X en liquidation judiciaire et désigné Maître [T] [U] en qualité de liquidateur.

LA PROCÉDURE

En 2019, la SELARL Baronnie Langet ès qualités a assigné la société Takima en nullité des saisies-attributions pratiquées les 11 et 18 juin 2018 sur le fondement de l'article L. 632-2 du code de commerce et en restitution des sommes saisies.

L'action a été reprise par Maître [U] ès qualités qui est intervenu volontairement à l'audience du 25 février 2020.

Par jugement du 15 décembre 2020, le tribunal de commerce de Créteil a rejeté les demandes de Maître [U] ès qualités et octroyé à la société Takima la somme de

8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 20 janvier 2021, Maître [U] ès qualités a interjeté appel de ce jugement.

Par conclusions déposées au greffe le 25 janvier 2021 et notifiées par voie électronique le 28 juin 2022 (n°2), Maître [U], agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Visual 3X, demande à la cour d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 15 décembre 2020 et statuant à nouveau :

- de déclarer 'nulles et non avenues les saisies-attributions pratiquées par la société Takima :

le 11 juin 2018 à l'égard de Visual 3X ;

 le 11 juin 2018 à l'égard de Excilys ;

 le 11 juin 2018 à l'égard de Mirakl ;

 le 18 juin 2018 à l'égard de Altendis ;

le 18 juin 2018 à l'égard de Oxyl ;

 le 18 juin 2018 à l'égard de Finance Active' ;

- de condamner la société Takima à verser à la liquidation judiciaire de la société Visual 3X les fonds saisis auprès de la banque BNP Paribas et la société Finance Active, les 11 juin et 18 juin 2018, pour les montants respectifs de 107 896,64 euros et de 18 810 euros, soit une somme totale de 126 706,64 euros, le tout sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir ;

- de débouter la société Takima de l'ensemble de ses prétentions, fins et conclusions ;

- de condamner la société Takima à verser à la liquidation judiciaire de la société Visual 3X, la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Se prévalant des dispositions de l'article L. 632-2 du code de commerce, Maître [U] fait valoir qu'au vu des nombreux liens existant entre les associés et dirigeants des sociétés Visual 3X et Takima, il est démontré que cette dernière avait connaissance de l'état de cessation des paiements de la société Visual 3X lorsqu'elle a fait pratiquer les saisies litigieuses les 11 et 18 juin 2018. Il se prévaut ainsi de :

- la qualité de principal créancier de la société Visual 3X à l'égard de la société Takima (88% de son chiffre d'affaires en 2016, tombé à 27% en 2017) ;

- des associés communs aux deux sociétés, emportant présomption de connaissance de l'état de cessation des paiements, alors que le montant de la créance revendiquée dans le cadre des saisies-attributions représentait plus de 16 fois le résultat d'exploitation de 2017 de la société Visual 3X ;

- leur gérant commun, M. [H], co-gérant de la société Takima avec M. [O], qui était jusqu'en 2016 le gérant de la société Visual 3X, et alors que la société Takima était responsable de la tenue de la gestion financière et administrative de la société Visual 3X jusqu'au début du conflit d'associés en 2016, en vertu d'une convention de prestations administratives.

Maître [U] ès qualités en déduit que, en application de l'article L. 632-2 du code de commerce, ces saisies sont nulles.

Par conclusions remises au greffe le 19 avril 2021 et notifiées par voie électronique le 29 août 2022 (n°2), la société Takima demande à la cour :

- de confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Créteil le 15 décembre 2020 ;

- en conséquence de débouter Maître [T] [U], en qualité de liquidateur judiciaire de la société Visual 3X, de l'ensemble de ses demandes ;

- en tout état de cause, de condamner Maître [T] [U], en qualité de liquidateur judiciaire de la société Visual 3X, à verser à la société Takima la somme de 50 000 euros au titre des frais irrépétibles liés à l'appel, ainsi qu'aux entiers dépens.

La société Takima réplique qu'il appartient au débiteur de rapporter la preuve de la connaissance par le créancier de son état de cessation des paiements au jour où les saisies-attributions ont été effectuées et que la seule connaissance par le créancier des difficultés du débiteur et d'une situation financière obérée ne peut suffire à démontrer qu'il avait connaissance de l'état de cessation des paiements, lequel se caractérise par l'impossibilité pour le débiteur de faire face à son passif exigible avec son actif disponible.

La société Takima fait valoir pour l'essentiel que :

- la simple qualité d'associé de la société débitrice est insuffisante pour établir la preuve de la connaissance de l'état de cessation des paiements, en particulier lorsque cet associé est minoritaire et qu'il n'occupe aucune fonction de gestion ou de direction dans la société débitrice ; - les comptes annuels de la société Visual 3X, clos au 31 décembre 2017, ont été communiqués seulement en septembre 2018 et publiés au greffe en novembre 2018 et la société Visual 3X mettait tout en oeuvre pour ne pas répondre aux demandes d'information de la société Takima formulées dans deux courriers qui lui avaient été adressés les 16 juillet et 24 septembre 2018 par MM. [H] et [O] ;

- la société Takima et ses associés n'ont plus disposé d'information opérationnelle précise et à jour sur la gestion de la société Visual 3X à compter de la révocation le 20 juin 2016 de M. [H] et de la séparation du groupe informel le 5 septembre 2016, soit près de deux ans avant les saisies-attributions litigieuses ;

- lorsque les saisies-attributions ont été pratiquées et contrairement à ce que prétend l'appelant, la société Takima n'était plus depuis longtemps le « principal partenaire » de la société Visual3X (27% de son chiffre d'affaires en 2017), pas plus qu'elle n'était son « principal créancier » (le passif de la société Visual 3X étant composé à 69,5 % par une créance déclarée par la société Opaly/Excilys au moment de sa déclaration de cessation des paiements enregistrée le 3 juillet 2018).

La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 06 décembre 2022.

MOTIFS

SUR CE,

- Sur la validité des saisies-attributions et la demande en paiement subséquente

L'article L. 632-2 du code de commerce, dans sa version en vigueur au moment des saisies litigieuses, dispose : 'Les paiements pour dettes échues effectués à compter de la date de cessation des paiements et les actes à titre onéreux accomplis à compter de cette même date peuvent être annulés si ceux qui ont traité avec le débiteur ont eu connaissance de la cessation des paiements.

Tout avis à tiers détenteur, toute saisie attribution ou toute opposition peut également être annulé lorsqu'il a été délivré ou pratiqué par un créancier à compter de la date de cessation des paiements et en connaissance de celle-ci.'

En l'espèce, les saisies-attributions dont il est demandé l'annulation ont été pratiquées les 11 et 18 juin 2018, après la date de cessation des paiements fixée au 31 mai 2018.

Il n'est pas contesté que M. [H], co-gérant de la société Takima, a perdu la qualité de dirigeant de la société Visual 3X le 20 juin 2016, soit deux années avant les saisies-attributions litigieuses. Ayant quitté ces fonctions deux ans plus tôt, et faute d'éléments précis de nature à démontrer la connaissance de la situation de la société Visual 3X, il n'est nullement prouvé qu'en sa qualité d'ancien dirigeant de la société débitrice, M. [H] aurait eu connaissance de l'état de cessation des paiements de celle-ci à la date des saisies litigieuses.

Par ailleurs, contrairement à ce que soutient Me [U] ès qualités, il n'existe aucune présomption de connaissance de l'état de cessation des paiements attachée à la qualité d'associé.

Si les deux sociétés avaient des associés communs, Me [U] ès qualités n'établit pas que les associés minoritaires de la société Visual 3X, MM. [H] et [O] également associés majoritaires de la société Takima, avaient connaissance de l'état de cessation des paiements de cette dernière, en présence d'un conflit majeur entre les associés et entre les sociétés.

En effet, à défaut d'éléments précis de nature à établir la connaissance qu'avait l'associé de la situation réelle de la situation de la société Visual 3X, la qualité d'associés minoritaires au sein de la société Visual 3X des associés de la société Takima ne permet pas à elle-seule de rapporter la preuve que la société Takima disposait de tous les éléments d'appréciation de cette situation et encore moins d'une connaissance effective de l'état de cessation des paiements, MM. [H] et [O] n'ayant eu connaissance des bilans et comptes de résultat de la société Visual 3X pour l'exercice clos au 31 décembre 2017 que postérieurement aux saisies litigieuses, à savoir à l'occasion de l'assemblée des associés, initialement convoquée au 20 juillet 2018 et reportée au 27 septembre 2018, puis à l'occasion de leur publication au BODACC les lundi 5 et mardi 6 novembre 2018.

Les arguments développés par l'appelant concernant le courrier prétendument antidaté au 16 juillet 2017 par les dirigeants de la société Takima en leur qualité d'associés de la société Visual 3X aux fins de constituer des preuves à la société Takima dans la perspective d'une probable action en nullité de période suspecte engagée à l'encontre de cette dernière, sont inopérants, la mention de l'année 2017 résultant manifestement d'une erreur matérielle rectifiée dans le raisonnement du premier juge.

S'agissant enfin de la prétendue qualité de principal créancier et de principal 'partenaire' commercial de la société Takima, il n'est pas discuté que ce 'partenariat' avait été considérablement réduit à compter de l'année 2017, représentant 88% du chiffre d'affaires de la société Visual 3X en 2016 et 27% en 2017, de telle sorte que ce fait n'est pas prouvé. En tout état de cause, il ne permet pas à lui seul de démontrer que la société Takima avait connaissance de l'état de cessation des paiements de la société Visual 3X à la date des saisies-attributions litigieuses. La société Takima soutient en effet à juste titre que la seule connaissance par le créancier des difficultés du débiteur et d'une situation financière obérée, quand bien même elle serait démontrée ce qui n'est pas le cas en l'espèce, ne peut suffire à démontrer que ce créancier avait connaissance de l'état de cessation des paiements, lequel se caractérise par l'impossibilité pour le débiteur de faire face à son passif exigible avec son actif disponible.

Au vu de ces éléments, Me [U] ès qualités ne rapporte pas la preuve que la société Takima avait connaissance de l'état de cessation des paiements de la société Visual 3X lorsqu'elle a fait procéder aux saisies-attributions des avoirs de cette dernière.

Faute de remplir les conditions prévues à l'article L. 632-2 du code de commerce,

Me [U] ès qualités est mal fondé à venir se prévaloir de la nullité des saisies-attributions litigieuses, et il convient, en conséquence, de confirmer le jugement de ce chef.

En conséquence, la cour rejette les demandes subséquentes formées par Maître [U] ès qualités.

- Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Maître [U] ès qualités succombant en son appel, les dépens seront employés en frais privilégiés de liquidation judiciaire. Partie perdante, il ne peut prétendre à l'octroi d'une indemnité au titre de ses frais irrépétibles.

Compte tenu de la somme allouée en première instance sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile (8 000 euros) et de la situation économique du débiteur, il y a lieu de rejeter la demande de la société Takima formée à ce titre en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement et contradictoirement,

Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant, rejette les demandes formées en cause d'appel au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Ordonne l'emploi des dépens d'appel en frais privilégiés de liquidation judiciaire.