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Décisions

CE, 8e et 3e ch. réunies, 8 novembre 2019, n° 431283

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Rapporteur :

M. de La Taille de Lolainville

Rapporteur public :

M. Victor

Avocat :

SCP Baraduc, Duhamel et Rameix

CE n° 431283

7 novembre 2019

Vu la procédure suivante :

Par un mémoire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 23 août, 18 septembre et 7 octobre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la société européenne Dassault Systèmes demande au Conseil d'Etat, à l'appui de son pourvoi tendant à l'annulation de l'arrêt n° 17VE00935-17VE03622 du 2 avril 2019 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 5 octobre 2017 rejetant sa demande de réduction de suppléments d'impôt sur les sociétés auxquels elle a été assujettie au titre de ses exercices 2009 à 2011, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du cinquième alinéa du c. du 1. de l'article 145 du code général des impôts, dans sa rédaction issue de l'article 83 de la loi de finances rectificative pour 2006, en tant qu'elles font obstacle à ce qu'une société mère retranche de son bénéfice net total, sur le fondement du I de l'article 216 du même code, les produits nets de titres financiers pris en pension.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la directive 90/435/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 ;
- le code général des impôts, notamment ses articles 145 et 216 ;
- le code monétaire et financier ;
- la loi n° 2006-1771 du 30 décembre 2006 ;
- le code de justice administrative ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 octobre 2019, présentée par la société européenne Dassault Systèmes.

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. A... de la Taille Lolainville, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat de la société européenne Dassault Systèmes ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes du premier alinéa du I de l'article 216 du code général des impôts : " Les produits nets des participations, ouvrant droit à l'application du régime des sociétés mères et visées à l'article 145, touchés au cours d'un exercice par une société mère, peuvent être retranchés du bénéfice net total de celle-ci, défalcation faite d'une quote-part de frais et charges. " En vertu du 1. de l'article 145 du même code, le régime fiscal des sociétés mères, tel qu'il est défini à l'article 216, est applicable aux sociétés et autres organismes soumis à l'impôt sur les sociétés au taux normal qui détiennent des participations satisfaisant à certaines conditions. En particulier, la première phrase du cinquième alinéa du c. du 1. de cet article 145, dans sa rédaction issue du V de l'article 83 de la loi du 30 décembre 2006 de finances rectificative pour 2006, dispose que : " Les titres prêtés, mis en pension ou remis en garantie dans les conditions prévues aux articles 38 bis à 38 bis-0 A bis ne peuvent être pris en compte par les parties au contrat en cause pour l'application du régime défini au présent article ". Selon la société européenne Dassault Systèmes, ces dernières dispositions, en tant qu'elles font obstacle à ce qu'une société mère retranche de son bénéfice net total, sur le fondement du I de l'article 216 du même code, les produits nets de titres pris en pension, seraient contraires aux articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, desquels résultent les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques.

3. En premier lieu, la directive du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'Etats membres différents, applicable aux impositions en litige, vise, ainsi qu'il ressort notamment de son troisième considérant, à éliminer par l'instauration d'un régime fiscal commun toute pénalisation de la coopération entre sociétés d'États membres différents par rapport à la coopération entre sociétés d'un même État membre et à faciliter ainsi la coopération transfrontalière. Pour la mise en oeuvre de cet objectif, elle prévoit par son article 4, dans sa rédaction en vigueur à la date du fait générateur des impositions en litige, que : " 1. Lorsqu'une société mère ou son établissement stable perçoit, au titre de l'association entre la société mère et sa filiale, des bénéfices distribués autrement qu'à l'occasion de la liquidation de cette dernière, l'État de la société mère et l'État de son établissement stable: / - soit s'abstiennent d'imposer ces bénéfices, / - soit les imposent tout en autorisant la société mère et l'établissement stable à déduire du montant de leur impôt la fraction de l'impôt sur les sociétés afférente à ces bénéfices et acquittée par la filiale et toute sous-filiale (...) " Le régime des sociétés mères résultant des dispositions des articles 145 et 216 du code général des impôts, issu de textes législatifs antérieurs et qui n'a pas été modifié à la suite de l'intervention de cette directive, doit être regardé comme assurant la transposition de ses objectifs. Le législateur n'ayant pas entendu traiter différemment les situations qui, concernant des sociétés d'Etats membres différents, sont seules dans le champ de la directive, et les autres situations, les dispositions en cause doivent en conséquence être interprétées à la lumière de ses objectifs, dès lors qu'une telle interprétation n'est pas contraire à leur lettre.

4. Au soutien de son moyen tiré de ce que le cinquième alinéa du c. du 1. de l'article 145 du code général des impôts entraînerait, pour les sociétés mères, une différence de traitement fiscal des produits de titres pris en pension selon la localisation des filiales émettrices de ces titres, la société européenne Dassault Systèmes fait valoir que ces dispositions, méconnaissant les objectifs de la directive dont elles assurent la transposition, ne peuvent être légalement appliquées qu'aux situations qui sont hors du champ de cette directive, tandis que le juge, saisi de moyens en ce sens, devrait en écarter l'application lorsque sont en cause des sociétés d'Etats membres différents.

5. Toutefois, aux termes de l'article L. 211-27 du code monétaire et financier, dans sa rédaction en vigueur à la date du fait générateur des impositions litigieuses : " La pension est l'opération par laquelle une personne morale, un fonds commun de placement, un fonds de placement immobilier ou un fonds commun de titrisation cède en pleine propriété à une autre personne morale, à un fonds commun de placement, à un fonds de placement immobilier ou à un fonds commun de titrisation, moyennant un prix convenu, des titres financiers et par laquelle le cédant et le cessionnaire s'engagent respectivement et irrévocablement, le premier à reprendre les titres, le second à les rétrocéder pour un prix et à une date convenus. " Selon les articles L. 211-32 et L. 211-33 du même code, la pension entraîne, chez le cédant, le maintien à l'actif de son bilan des titres financiers mis en pension et l'inscription au passif du bilan du montant de sa dette vis-à-vis du cessionnaire, tandis que les titres financiers reçus en pension ne sont pas inscrits au bilan du cessionnaire, qui enregistre à l'actif de son bilan le montant de sa créance sur le cédant. Aux termes, par ailleurs, du deuxième alinéa de l'article L. 211-31 dudit code : " Lorsque la durée de la pension couvre la date de paiement des revenus attachés au titres financiers donnés en pension, le cessionnaire les reverse au cédant qui les comptabilise parmi les produits de même nature. " Enfin, en vertu du premier alinéa de l'article 38 bis-0 A du code général des impôts, les titres financiers mis en pension par une personne morale dans les conditions prévues aux articles L. 211-27 à L. 211-34 du code monétaire et financier sont, pour l'application des dispositions du code général des impôts, réputés ne pas avoir été cédés.

6. Il résulte de ces dispositions que le cessionnaire de titres financiers remis en pension dans les conditions prévues aux articles L. 211-27 à L. 211-34 du code monétaire et financier n'est pas imposé sur les éventuels revenus attachés à ces titres, qu'il lui appartient de reverser au cédant. Il en va notamment ainsi lorsque, à raison de sa détention d'autres titres de la société émettrice que ceux qu'il a pris en pension, le régime des sociétés mères lui est applicable.

7. Par suite, en tant qu'elles font obstacle à ce qu'une société mère retranche de son bénéfice net total, sur le fondement du I de l'article 216 du code général des impôts, les produits nets de titres financiers pris en pension, les dispositions du cinquième alinéa du c. du 1. de l'article 145 du même code ne sauraient être incompatibles avec les objectifs de la directive du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'Etats membres différents, tels qu'ils sont mis en oeuvre, notamment, par son article 4. Dès lors, la société européenne Dassault Systèmes n'est pas fondée à soutenir que ces dispositions ne pourraient être légalement appliquées qu'aux situations qui sont hors du champ de la directive et, par conséquent, qu'il en résulterait une différence de traitement selon la localisation des filiales concernées.

8. En second lieu, le législateur doit, pour se conformer au principe d'égalité devant les charges publiques, fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Si ce principe n'interdit pas de faire supporter des charges particulières à certaines catégories de personnes pour un motif d'intérêt général, il ne doit pas en résulter de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

9. Toutefois, la circonstance que le I de l'article 216 du code général des impôts ne permette pas de retrancher du bénéfice total de la société mère les produits nets des titres qu'elle a pris en pension procède notamment de ce que ces produits, qui doivent être reversés au cédant, ne sont imposables qu'entre les mains de ce dernier. Par suite, et contrairement à ce que la société européenne Dassault Systèmes soutient, en excluant de l'avantage fiscal prévu au I de l'article 216 du code général des impôts les produits des titres financiers pris en pension, le législateur s'est fondé sur des critères objectifs et rationnels, sans qu'il en découle de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

10. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée par la société européenne Dassault Systèmes, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, doit être écarté le moyen tiré par la société européenne Dassault Systèmes de ce que porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution les dispositions du cinquième alinéa du c. du 1. de l'article 145 du code général des impôts, en tant qu'elles font obstacle à ce qu'une société mère retranche de son bénéfice net total, sur le fondement du I de l'article 216 du même code, les produits nets de titres financiers pris en pension.

DECIDE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société européenne Dassault Systèmes.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société européenne Dassault Systèmes et au ministre de l'action et des comptes publics.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.