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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 19 avril 2023, n° 21/15809

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Baume Des Anges (SCEA), Vallon Des Opilias (SAS)

Défendeur :

Guerlain (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Douillet

Conseillers :

Mme Barutel, Mme Bohee

Avocats :

Me Carbuccia, Me Scetbon, Me Dupuy

CA Paris n° 21/15809

18 avril 2023

EXPOSE DU LITIGE

La société BAUME DES ANGES est une société d'exploitation agricole, créée en 2002 et certifiée AB (Agriculture Biologique), située à Donzères dans la Drôme.

La société VALLON DES OPILIAS, créée en 2009, assure la commercialisation, notamment auprès de parfumeurs ou de chefs restaurateurs, d'essences extraites de plantes aromatiques cultivées par la société BAUME DES ANGES ou d'autres exploitants.

Les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS (ci-après ensemble, les sociétés BAUME DES ANGES) ont, dès 2004, utilisé de l'essence de lavande Carla dans la composition de leurs produits de parfumerie.

La société GUERLAIN, qui exploite l'activité de la maison de parfumerie fondée en 1828 à [Localité 5] par la famille GUERLAIN, leur a acheté cette essence entre 2015 et 2016 pour l'incorporer à la composition de son parfum « Mon Guerlain », l'un de ses plus grands succès.

La société BAUME DES ANGES reproche à la société GUERLAIN d'avoir massivement communiqué à compter de janvier 2017 sur la qualité des matières premières de la composition de « Mon Guerlain », et notamment sur la présence de la lavande Carla, ceci après avoir fortement réduit ses commandes en 2015 et 2016 puis les avoir définitivement cessées en 2017.

Selon les sociétés BAUME DES ANGES, le parfum en cause ne comporterait en réalité qu'une quantité infinitésimale d'essence de lavande Carla, à laquelle seraient surtout associées des molécules de synthèse, moins nobles, alors que la société GUERLAIN aurait poursuivi une communication mettant en avant des matières premières dites d'exception, trompant de ce fait les consommateurs.

C'est dans ces conditions que, par acte du 21 juin 2018, les sociétés BAUME DES ANGES ont fait assigner la société GUERLAIN devant le tribunal de commerce de Paris pour demander réparation d'actes de concurrence déloyale commis au moyen de pratiques commerciales trompeuses et d'actes de parasitisme.  

Par jugement rendu le 12 juillet 2021, le tribunal de commerce de Paris a notamment :

- dit les demandes des sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS recevables ;

- débouté les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS de l'ensemble de leurs demandes ;

- condamné les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS in solidum à payer à la société GUERLAIN la somme de 10 000 euros en réparation de l'abus du droit d'ester en justice ;

- condamné les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS in solidum aux dépens et à payer à la société GUERLAIN la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Le 20 août 2021, les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS ont interjeté appel de ce jugement.  

Le 3 novembre 2022, la société BAUME DES ANGES a déposé une plainte pour faux, usage de faux et tentative d'escroquerie au jugement entre les mains du procureur de la République de Paris concernant une facture de la distillerie BLEU PROVENCE en date du 25 mars 2019.  

Les sociétés BAUME DES ANGES ont ensuite saisi le conseiller de la mise en état, le 4 novembre 2022, de conclusions d'incident aux fins de sursis à statuer dans l'attente d'une décision définitive à la suite de la plainte pénale.

Dans une ordonnance rendue le 7 février 2023, la conseillère de la mise en état a rejeté la demande de sursis à statuer, considérant notamment que l'issue de la plainte déposée ne présentait pas un intérêt essentiel à la solution du litige dont était saisie la cour dès lors que cette facture avait été produite par la société GUERLAIN pour répondre au grief de pratiques commerciales trompeuses, grief qui ne figurait plus dans les conclusions des appelantes. Elle a réservé les dépens de l'incident.  

Dans leurs dernières conclusions récapitulatives, numérotées 2 et transmises le 20 février 2023, les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS demandent à la cour :  

Vu l'article 1240 du code civil,

- d'infirmer totalement le jugement du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS de leurs demandes et les a condamnées à payer à la société GUERLAIN à la fois une somme de 10.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive et 30.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- statuant à nouveau,

- de condamner la société GUERLAIN à payer aux sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS une somme de 4 000 000 d'euros de dommages et intérêts pour parasitisme économique,  

- de condamner la société GUERLAIN à payer aux sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS une somme de 50 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral,  

- d'ordonner la publication aux frais de la société GUERLAIN, dans 2 supports distincts au choix de la presse écrite, et dans une limite de 10 000 euros par publication, le communiqué suivant :

« Par arrêt du de la cour d'appel de Paris, la société GUERLAIN a été condamnée pour parasitisme au préjudice de la société BAUME DES ANGES. »,

- de condamner la société GUERLAIN à payer aux sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS une somme de 45.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,  

- de condamner la société GUERLAIN aux dépens.

Dans ses dernières conclusions, numérotées 3 et transmises le 24 février 2023, la société GUERLAIN demande à la cour :  

Vu l'article 1240 du code civil,

Vu l'article 32-1 du code de procédure civile,

- de confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce,

- de débouter les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS de l'ensemble de leurs demandes,

- et statuant à nouveau,

- de condamner in solidum les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS à payer à la société GUERLAIN la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,

- de condamner in solidum les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS à payer à la société GUERLAIN la somme de 40.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner les mêmes aux entiers dépens de l'instance.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 28 février 2023.

 

MOTIFS DE LA DECISION

En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens de la société COULON, aux conclusions écrites qu'elle a transmises, telles que susvisées.  

 

Sur les chefs du jugement non contestés

L'appel ne porte pas sur le premier chef du jugement disant les demandes des sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS recevables. Le jugement est donc irrévocable de ce chef.

Par ailleurs, la cour constate que le jugement n'est pas contesté en ce qu'il a débouté ces deux sociétés de leurs demandes en concurrence déloyale fondées sur des pratiques commerciales trompeuses. Il sera confirmé sur ce point pour les justes motifs qu'il comporte.  

Sur le parasitisme

Les sociétés BAUME DES ANGES soutiennent que la société GUERLAIN s'est rendue l'auteur d'actes de parasitisme à leur détriment et que le parasitisme peut être constitué lorsque l'excellente réputation d'un produit auprès d'un public de niche est utilisée pour faire la promotion d'un autre produit auprès du grand public. Elles font valoir que c'est BAUME DES ANGES qui a développé l'extraction à froid et en a fait un produit d'exception ; qu'elles ont consacré des années d'investissements, de recherche et de développement dans le but de mettre au point une essence de lavande Carla de qualité unique et exceptionnelle ; qu'a ainsi été développé un procédé unique protégé par deux brevets et un savoir-faire ; que l'essence de lavande Carla bénéficie d'une notoriété incontestable, notamment dans le monde de la gastronomie et de la parfumerie ; que cette notoriété constitue une valeur économique individualisée ; que la qualité exceptionnelle de cet extrait Carla est reconnue par la société GUERLAIN elle-même, qui a précisément axé sa communication pour son parfum Mon Guerlain sur la lavande Carla de BAUME DES ANGES, la présentant comme "une lavande exceptionnelle, une lavande rare, aux propriétés olfactives uniques" ; que le parfum Mon Guerlain a été conçu, lancé et commercialisé comme un parfum doté d'un composant essentiel aux qualités exceptionnelles, l'extrait de Carla de BAUME DES ANGES ; que la place essentielle de la lavande Carla dans le parfum, particulièrement mise en avant par la société GUERLAIN, a été en outre largement commentée ;  

qu'alors qu'elle pouvait légitimement croire en l'établissement d'un partenariat durable avec la société GUERLAIN, celle-ci s'est désengagée en 2017, renonçant à une commande annoncée de 150 kg d'essence de Carla, et qu'il est apparu qu'elle avait fait le choix de remplacer l'essence de lavande Carla de BAUME DES ANGES par un produit de type 'lavande reconstituée', c'est à dire largement synthétique ; que l'appropriation par la société GUERLAIN de la notoriété de l'essence de lavande Carla de BAUME DES ANGES s'est ainsi faite sans réelle contrepartie financière ; que GUERLAIN s'est approprié une valeur économique de plusieurs millions d'euros au prix de quelques commandes, accessoirement en 'saccageant' la relation de BEAUME DES ANGES avec la société CHANEL ; qu'elle s'est appropriée la valeur économique de l'essence de BAUME DES ANGES sans l'indemniser à la mesure de cette valeur ; que ce parasitisme trouve sa source dans la volonté de GUERLAIN de se présenter comme un parfumeur renommé et vertueux, respectueux de l'environnement et de la santé, répondant ainsi à la demande des consommateurs, par un pur artifice, le "greenwashing", consistant à faire croire que l'on est vertueux sur le plan environnemental, sans l'être réellement ; qu'en effet, GUERLAIN a trompé BAUME DES ANGES, avant de tromper les consommateurs, affirmant à son dirigeant que Mon Guerlain contenait 9 % de Carla, alors que l'essence de lavande Carla représentait, dès l'origine, 1 % du concentré de Mon Guerlain, loin derrière les composants de synthèse ; que GUERLAIN a fait montre d'une duplicité persistante en continuant à communiquer jusqu'en 2021 sur la présence de l'essence Carla dans son parfum alors que Mon Guerlain ne contient plus de lavande Carla depuis 2017, date de la rupture des relations commerciales entre les parties ; que l'unique facture fournie par GUERLAIN pour prétendre avoir acquis de l'essence Carla postérieurement auprès d'un distillateur BLEU PROVENCE ne porte que sur une quantité très faible de cette essence et n'a été établie que pour démontrer qu'il aurait été possible d'acheter de l'essence Carla auprès de tiers.  

La société GUERLAIN conteste tout parasitisme. Elle fait valoir que ce sont les sociétés BAUME DES ANGES qui ont provoqué la rupture des relations d'affaires, en raison de l'attitude très agressive de leur dirigeant et de manquement à la loyauté contractuelle lors de la livraison de leur dernière commande d'essence de lavande Carla ; que les appelantes ne disposent d'aucun droit sur la lavande Carla non plus que sur l'essence extraite de cette plante ; que l'essence de lavande Carla n'a pas été la clef du marketing autour du parfum Mon Guerlain, sa communication ayant mis en avant l'ensemble des matières premières présentes dans ce jus, parmi lesquelles la lavande Carla, et ayant reposé sur son égérie à la notoriété internationale, [M] [O], ainsi que sur le réalisateur mondialement connu [R] [U] ; que la lavande Carla, qui a été mise au point par l'INRA, et son essence n'ont pas été créées par les sociétés appelantes qui ne sont pas les seules à produire de la lavande Carla, ni les seules à distiller et extraire de l'essence de cette lavande ; qu'il n'est pas établi que l'essence de lavande Carla extraite selon le procédé mis au point par le dirigeant de BAUME DES ANGES jouirait d'une notoriété auprès du grand public ; que les appelantes ne produisent aucune pièce justifiant d'investissements publicitaires ou d'un lien qui serait fait par le public entre elles et la lavande Carla ; que l'éventuelle reconnaissance d'un opérateur par des professionnels d'un secteur donné - ici celui des chefs étoilés - n'équivaut aucunement à la notoriété requise pour agir en parasitisme ; que les appelantes ne peuvent se prévaloir d'aucune notoriété puisqu'il n'y a pas de notoriété sans une connaissance auprès du grand public ; qu'il ne fait aucun doute que la notoriété de GUERLAIN, maison de parfums de luxe depuis 190 ans, et celle de [Z] [D], son maître-parfumeur, sont sans commune mesure avec la notoriété des sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS ou de leur dirigeant, M. [S] ; que la communication autour de Mon Guerlain visait non à s'immiscer dans le sillage de BAUME DES ANGES, mais à mettre en valeur la lavande Carla comme matière première, parmi d'autres, entrant dans la composition du parfum ; que les références faites par GUERLAIN à BAUME DES ANGES dans sa communication autour du parfum Mon Guerlain s'inscrivaient dans le cadre de la relation commerciale nouée entre elles ; que dès la mise en demeure qui lui a été adressée par le conseil des appelantes, elle a pris toutes les mesures pour cesser de faire référence pour l'avenir à BAUME DES ANGES dans sa communication.  

Ceci étant exposé, la cour rappelle que le parasitisme, fondé sur l'article 1240 du code civil, qui dispose que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, consiste pour une personne physique ou morale, à capter la valeur économique individualisée d'autrui, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements, et à se placer ainsi dans son sillage pour tirer indûment parti des investissements consentis ou de la notoriété acquise.  

En l'espèce, les sociétés BAUME DES ANGES justifient que M. [S], leur dirigeant, ingénieur-agronome, a mis au point un procédé, protégé par un brevet, d'extraction des essences des végétaux à la vapeur froide et sèche, ce procédé, permettant d'obtenir une essence première pression à froid, étant présenté comme le seul procédé Bio à garantir l'authenticité des arômes. Si les appelantes ne démontrent pas que, comme elles l'affirment, « la Carla, c'est BEAUME DES ANGES », la lavande Carla étant une variété de lavande dite 'de population' mise au point par l'INRA, comme l'indique M. [S] dans une interview donnée à YAM (pièce 24 GUERLAIN), principalement produite sur le plateau d'Albion, dans les Baronnies et dans le Diois, M. [G], membre de l'Institut français de l'herboristerie, témoigne néanmoins de ce que « BAUME DES ANGES a contribué au développement de la notoriété de la lavande Carla par ses innovations : plantations en plaine alors que les lavandes fines avaient la réputation de ne se plaire qu'en altitude, cultures sur bandes enherbées, et surtout une extraction à basse température à la vapeur d'eau sèche qui confère à ses essences une qualité toujours inégalée par des produits naturels et bio » et la notoriété de la lavande Carla de BEAUME DES ANGES dans le secteur de la gastronomie et de la parfumerie est attestée à suffisance par la revue de presse et les témoignages produits aux débats par les appelantes.  

Par ailleurs, la société GUERLAIN, qui a noué une relation commerciale avec la société BEAUME DES ANGES en septembre 2015, concrétisée par une première commande de 50 kg d'essence de lavande Carla, suivie de deux autres commandes de 85 kg et 30 kg passées respectivement en mai et décembre 2016, a incontestablement communiqué, pour les besoins de la promotion de son parfum Mon Guerlain, sur les qualités particulières de la lavande Carla de BAUME DES ANGES. Un film promotionnel, mis en ligne sur le site internet du parfumeur, montre ainsi M. [D], maître parfumeur et son directeur de la création, déambuler dans les champs de lavande cultivés par BEAUME DES ANGES dans la Drôme, et affirmer : 'C'est le portrait d'une femme. Cette espèce de fantaisie rêvée s'articule autour de quatre matières premières, qui donnent ce parfum, un oriental frais autour de la lavande Carla qui vient de la Drôme provençale cultivée et distillée par BAUME DES ANGES' (pièce 18 appelantes) et dans ses Rapports Développement durable de 2015 et 2016, la société GUERLAIN a indiqué : « La société BAUME DES ANGES a mis au point et breveté un procédé exceptionnel, à basse température, qui permet d'obtenir une essence à l'odeur très proche de la plante. Grâce à lui, l'huile essentielle obtenue a le goût de l'odeur ; on peut l'utiliser en parfum ou en cuisine, c'est une matière pure et 100 % naturelle » (pièces 13 et 42 - appelantes), reconnaissant ainsi les qualités particulières de l'extrait de lavande Carla produite par BAUME DES ANGES. Il n'est pas établi en revanche que la société GUERLAIN a 'axé' la promotion de son parfum sur la seule lavande Carla de BAUME DES ANGES.

Il se déduit de ces éléments que l'essence de lavande Carla des sociétés BEAUME DES ANGES constitue une valeur économique individualisée, étant le résultat d'efforts de création et d'investissements, ainsi que d'un savoir-faire particulier, et bénéficiant d'une certaine notoriété dans le monde de la gastronomie et dans celui de la parfumerie de luxe.  

Pour autant, il n'est pas établi, ni même prétendu, que c'est contre la volonté des sociétés BAUME DES ANGES que la société GUERLAIN, avant la rupture des relations commerciales entre les parties, a cité BAUME DES ANGES dans sa communication consacrée à son parfum Mon Guerlain, ou que les sociétés BAUME DES ANGES ont pâti d'une quelconque façon de la publicité qui a pu ainsi leur être faite par ce parfumeur établi depuis près de deux siècles et jouissant d'une réputation mondiale.  

Il n'est, par ailleurs, pas contesté que les sociétés BAUME DES ANGES ont été payées pour les commandes livrées à la société GUERLAIN, sur la base d'un prix qui a été convenu entre les parties, de sorte que les appelantes ne peuvent être suivies dans leurs affirmations selon lesquelles la société GUERLAIN s'est appropriée la notoriété de leur essence de lavande « sans réelle contrepartie financière » ou a accaparé la valeur économique représentée par cette essence « sans l'indemniser à la mesure de cette valeur ».  

Comme les premiers juges l'ont retenu, la rupture entre les parties ne peut être imputée au refus de la société GUERLAIN de s'approvisionner auprès de BAUME DES ANGES. Il résulte en effet des pièces au dossier qu'après trois commandes de lavande Carla passées en 2015 et 2016, la société GUERLAIN a souhaité, en 2017, réduire de moitié la quantité d'une quatrième commande annoncée (de 150 kg) tout en demandant à son fournisseur de l'informer de l'impact que cette réduction pourrait avoir pour lui ; qu'aucune réponse n'ayant été apportée à sa question, la société GUERLAIN a décidé de commander finalement 125 kg pour tenir compte d'engagements pris avec des récoltants ; que les parties se sont par suite entendues pour une livraison en octobre 2017, la société GUERLAIN acceptant de se plier à de nouvelles conditions commerciales de BAUME DES ANGES pour le règlement de la facture ; que la société BAUME DES ANGES n'a pas livré GUERLAIN à la date annoncée en raison d'un « empêchement » ; que malgré plusieurs relances, la société GUERLAIN n'a pu obtenir la livraison annoncée ; que les sociétés BAUME DES ANGES ont ensuite posé de nouvelles conditions, notamment tarifaires, à titre de 'dernière proposition' qui ont été refusées par le parfumeur.  

Lorsque, les relations entre les parties s'étant ainsi dégradées, la société GUERLAIN a alors décidé de prendre acte de la décision unilatérale de ses partenaires de ne pas respecter leurs engagements et que, par suite, le conseil des sociétés BAUME DES ANGES lui a signifié d'avoir à retirer « toute référence à Baume des Anges et à la lavande Carla de Provence de tous supports de communication de votre groupe » et « de ne plus mentionner Baume des Anges, la lavande Carla ou la lavande fine de Provence (...) pendant une période de 10 ans », il est constant que la société GUERLAIN a aussitôt cessé de mentionner la dénomination BAUME DES ANGES sur ses supports de communication, sans pour autant renoncer à faire référence à la lavande Carla de Provence ou à la lavande fine de Provence, dans la mesure où, comme elle le plaide à juste raison, les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS ne disposent d'aucun droit qui pourrait justifier une telle renonciation et où elle a continué à faire entrer de la lavande Carla dans la composition de Mon Guerlain.  

La société GUERLAIN justifie en effet que les sociétés BAUME DES ANGES ne sont pas les uniques producteurs de lavande Carla et qu'elle a pu se procurer de l'essence de lavande Carla, auprès d'un autre fournisseur que BAUME DES ANGES, la société DISTILLERIE BLEU PROVENCE, dont elle produit une facture. La contestation de l'authenticité de cette facture par les appelantes, objet de la plainte pénale mentionnée supra, est sans emport dès lors que l'intimée fournit, outre cette facture, des liens internet permettant d'accéder aux sites de plusieurs autres fournisseurs d'essence de lavande Carla et que, comme il a été dit, la fausseté prétendue de cette pièce était invoquée en première instance au soutien d'un grief de concurrence déloyale par la mise en oeuvre de pratiques commerciales trompeuses, abandonné par les sociétés BAUME DES ANGES en cause d'appel. Outre que la cour n'est par conséquent pas saisie de demandes concernant des pratiques commerciales trompeuses, qui seraient relatives notamment à la composition du parfum Mon Guerlain, il n'est donc nullement démontré que la société GUERLAIN a menti en faisant état dans sa communication promotionnelle, après la rupture des relations commerciales entre les parties, de la présence d'essence de lavande Carla dans son parfum Mon Guerlain.  

En définitive, pour les motifs qui viennent d'être exposés, il n'est pas démontré que la société GUERLAIN a capté indûment les efforts, les investissements ou la notoriété des sociétés BAUME DES ANGES liés à l'essence de lavande Carla obtenue par le procédé d'extraction à la vapeur froide et sèche mis au point par leur dirigeant, et s'est rendue ainsi l'auteur d'actes de parasitisme.  

Sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur l'imputabilité à l'une ou l'autre des parties de la cessation des relations commerciales entre les sociétés BAUME DES ANGES et la société CHANEL, question dont la cour n'est pas saisie, le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté l'ensemble des demandes en parasitisme des sociétés BAUME DES ANGES.  

Sur la demande de la société GUERLAIN pour procédure abusive

Les sociétés BAUME DES ANGES soutiennent que la société GUERLAIN a cherché à tromper le tribunal et même la cour, en produisant une unique facture de BLEU PROVENCE, établie pour les seuls besoins de la cause, et ne démontrant pas qu'elle s'est effectivement fournie après 2017 en essence de lavande Carla destinée à être incorporée dans son parfum ; qu'elles n'ont pas commis d'abus du droit d'ester en justice mais qu'elles ont usé des moyens de droit à leur disposition pour défendre leurs intérêts sans chercher à nuire à la société GUERLAIN.  

La société GUERLAIN soutient que l'action engagée en première instance par les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS contre GUERLAIN était empreinte de mauvaise foi et avait pour but de leur procurer un gain qu'elles savaient ne pas leur être dû ; que ces sociétés ont cependant persévéré dans leur intention de lui nuire en interjetant appel du jugement et, surtout, en changeant totalement leur argumentation ; que les termes des correspondances adressées par le dirigeant des sociétés BAUMES DES ANGES démontrent d'ailleurs un manque de tempérance choquant et trahissent un comportement tendancieux marqué d'un esprit de revanche.

Ceci étant exposé, l'accès au juge étant un droit fondamental et un principe général garantissant le respect du droit, ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que le fait d'agir en justice ou d'exercer une voie de recours légalement ouverte est susceptible de constituer un abus.

En l'espèce, la société GUERLAIN ne démontre pas la faute commise par les sociétés BAUME DES ANGES qui aurait fait dégénérer en abus leur droit d'agir en justice, en première instance comme en appel, les intéressées ayant pu légitimement se méprendre sur l'étendue de leurs droits et modifier leur stratégie de défense en appel, notamment en abandonnant un des griefs présentés en première instance.  

Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a condamné les sociétés BAUME DES ANGES pour procédure abusive en première instance et la société GUERLAIN sera déboutée de sa demande formée au titre de l'appel.

Sur les dépens et les frais irrépétibles  

Les sociétés BAUME DES ANGES, parties perdantes pour l'essentiel, seront condamnées aux dépens d'appel, en ce compris ceux de l'incident ayant donné lieu à l'ordonnance du 7 février 2023, et garderont à leur charge les frais non compris dans les dépens qu'elles ont exposés à l'occasion de la présente instance, les dispositions prises sur les dépens et frais irrépétibles de première instance étant confirmées.

La somme qui doit être mise à la charge des sociétés BAUME DES ANGES au titre des frais non compris dans les dépens exposés par la société GUERLAIN peut être équitablement fixée à 6 000 €, cette somme complétant celle allouée en première instance.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR,  

Confirme le jugement si ce n'est en ce qu'il a condamné les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS in solidum à payer à la société GUERLAIN la somme de 10 000 euros en réparation de l'abus du droit d'ester en justice,  

Statuant à nouveau de ce chef,  

Déboute la société GUERLAIN de sa demande indemnitaire au titre de l'abus du droit d'ester en justice des sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS en première instance,  

Y ajoutant,  

Déboute la société GUERLAIN de sa demande indemnitaire au titre de la procédure abusive en appel,  

 

Condamne in solidum les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS aux dépens d'appel, en ce compris ceux de l'incident ayant donné lieu à l'ordonnance de la conseillère de la mise en état du 7 février 2023,  

Condamne in solidum les sociétés BAUME DES ANGES et VALLON DES OPILIAS à payer à la société GUERLAIN la somme de 6 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.