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Décisions

CA Reims, 8e ch. civ., 8 septembre 2020, n° 18/02322

REIMS

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mehl-Jungbluth

Conseillers :

Mme Maussire, Mme Lefort

Avoués :

SCP D. - C.-R., SCP ACG & Associés

Chalons-en-Champagne, JEX, du 16 oct. 20…

16 octobre 2018

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Suivant deux actes notariés en date du 5 octobre 1996, Mme Jeannine D. veuve V. a donné à bail à son fils, M. Bertrand V., divers bâtiments situés à Virginy (51) d'une part et une parcelle de terre sise à Cernay-en-Dormoy (51) d'autre part.

Les baux sont mis à la disposition de l'Earl V. dont M. Bertrand V. et Mme Jeannine V. sont associés.

Le prix des baux a été fixé par jugement du tribunal paritaire des baux ruraux de Châlons-en-Champagne en date du 29 mars 2016, confirmé par arrêt de la cour d'appel de Reims en date du 3 mai 2017.

Un incendie est survenu sur une parcelle sise [...], cadastrée section AB n°120, appartenant à M. Bertrand V. et Mme Anne V. d'une part à hauteur de 75% en nue-propriété, et Mme Jeannine V. d'autre part à hauteur de 25% en pleine propriété et 75% en usufruit.

Par ordonnance de référé du 20 février 2018, le président du tribunal de grande instance de Châlons-en-Champagne a notamment condamné Mme Jeannine V. à payer à l'Earl V. la somme de 38.929 euros à titre provisionnel à valoir sur l'indemnisation de son préjudice.

Suivant acte d'huissier du 9 mai 2018, l'Earl V. a fait délivrer à Mme Jeanine V. un commandement de payer aux fins de saisie-vente pour un montant de 41.797,34 euros en exécution de cette ordonnance.

Mme V. a adressé un chèque de 6.882,79 euros correspondant selon elle au solde dû après compensation avec les fermages impayés pour un montant de 34.911,55 euros. Elle a fait délivrer à M. V., par acte d'huissier du 20 juin 2018, un commandement de payer aux fins de saisie-vente pour la somme de 34.348,85 euros.

L'Earl V., refusant la compensation, a fait pratiquer, suivant procès-verbaux du 22 juin 2018, deux saisies-attributions sur les comptes bancaires de Mme Jeaninne V. à la Caisse d'Epargne et au Crédit Agricole en exécution de l'ordonnance de référé, pour avoir paiement de la somme de 35.832,64 euros en principal, intérêts et frais, après déduction du chèque de 6.882,79 euros. Ces saisies, qui se sont avérées fructueuses pour la totalité, ont été dénoncées à Mme Jeannine V. par actes d'huissier du 27 juin 2018.

Par acte d'huissier en date du 23 juillet 2018, Mme Jeannine V. a fait assigner l'Earl V. devant le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Châlons-sur-Marne en mainlevée des saisies-attributions après compensation et paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Par jugement du 16 octobre 2018, le juge de l'exécution a notamment :

- fixé la créance due par Mme Jeannine V. à l'Earl V. à la somme de 34.699,53 euros,

- fixé la créance due par l'Earl V. à Mme Jeannine V. à la somme de 34.348,85 euros,

- ordonné la compensation des créances,

- condamné en conséquence Mme V. à verser à l'Earl V. la somme de 350,68 euros correspondant au solde de sa créance,

- ordonné le cantonnement de la saisie-attribution pratiquée le 22 juin 2018 entre les mains de la Caisse d'Epargne sur le compte de Mme V. à la somme de 350,68 euros,

- ordonné la mainlevée de la saisie-attribution pratiquée le 22 juin 2018 sur les comptes de Mme V. au Crédit Agricole,

- condamné l'Earl V. à payer à Mme Jeaninne V. la somme de 3.000 euros à titre de dommages-intérêts pour abus de saisie,

- condamné Mme Jeannine V. à remettre à l'Earl V. les factures des fermages au titre des années 2015 à 2017, sous astreinte provisoire de 50 euros par jour de retard courant à compter du délai d'un mois suivant la signification du jugement,

- condamné l'Earl V. au paiement de la somme de 1.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Par déclaration du 31 octobre 2018, l'Earl V. a fait appel de ce jugement, mais uniquement en ce qu'il l'a condamnée au paiement de la somme de 3.000 euros à titre de dommages-intérêts, ainsi que de la somme de 1.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux dépens.

Une médiation a été ordonnée par arrêt de la cour d'appel de Reims en date du 12 mars 2019 mais n'a pas abouti.

Par conclusions en date du 2 juin 2020, l'Earl V. demande à la cour de':

- infirmer partiellement le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à payer à Mme Jeannine V. la somme de 3.000 euros à titre de dommages-intérêts, 1.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens,

Statuant à nouveau,

- débouter Mme Jeannine V. de sa demande de dommages-intérêts,

- la débouter de sa demande au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel,

- la condamner au paiement de la somme de 2.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et en tous les dépens de première instance et d'appel.

Elle fait valoir en premier lieu qu'il ne peut lui être reproché de ne pas avoir cantonné les saisies-attributions au montant réellement dû, ce cantonnement n'étant pas utile puisque l'indisponibilité totale du solde des comptes ne dure que quinze jours, de sorte qu'à la date de délivrance de l'assignation par Mme V., le 23 juillet 2018, la saisie de ses comptes était déjà limitée au montant de la saisie. Elle soutient en second lieu que dès le 10 juillet 2018, elle avait donné l'autorisation d'opérer compensation entre les différentes saisies pratiquées de part et d'autre, mais que Mme V. a refusé de payer les frais de mainlevée, de sorte que cette autorisation n'a eu aucun effet. Elle précise qu'elle avait refusé la compensation légale demandée par Mme V. le 15 mai 2018 en raison de l'absence d'accord sur le montant des loyers et de l'absence de factures de loyers dont le paiement était réclamé, estimant que la créance de Mme V., certes liquide et exigible, n'était donc pas certaine, ce qui faisait obstacle à la compensation. Elle souligne que Mme V. a refusé sans explications la compensation proposée le 10 juillet 2018. Elle conclut qu'aucun abus de saisie ne peut être retenu à son encontre.

En réponse aux conclusions adverses, elle explique qu'elle a fait pratiquer les saisies-attributions car elle n'a reçu, comme seule réponse à sa demande de détail du calcul des fermages et des factures correspondantes, que la délivrance de deux commandements de payer dont l'un visant la clause résolutoire. Elle ajoute que Mme V. a délibérément bloqué la sortie de crise en refusant de signer le document qui aurait permis le paiement des fermages et la mainlevée de toutes les saisies et estime qu'elle a ainsi subi l'entêtement de Mme V.. Elle soutient en outre que la seconde saisie n'était pas inutile ou abusive car elle n'a été pratiquée qu'en raison d'une erreur de la première banque qui avait omis de déclarer 30.000 euros figurant sur le solde du compte de la débitrice de sorte qu'au moment de la première saisie, l'assiette n'était pas suffisante pour permettre le paiement de la créance. Elle souligne que Mme V. ne rapporte pas la preuve d'une faute de sa part.

Par conclusions du 18 janvier 2019, Mme Jeannine V. demande à la cour de':

- confirmer le jugement entrepris sur l'allocation de dommages-intérêts à hauteur de 3.000 euros,

Statuant à nouveau,

- condamner l'Earl V. à lui payer la somme de 1.800 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et la somme de 2.760 euros à hauteur d'appel, ainsi qu'aux entiers dépens.

Elle fonde sa demande de dommages-intérêts pour abus de saisie sur l'article L.121-2 du code des procédures civiles d'exécution. Elle fait valoir en premier lieu qu'à la date des saisies-attributions du 22 juin 2018, son obligation était éteinte par le jeu de la compensation en application des dispositions des articles 1347 et 1347 -1 du code civil. En second lieu, elle explique que l'huissier lui a saisi deux fois la somme de 35.832,54 euros, à la Caisse d'Epargne puis au Crédit Agricole, et que les mainlevées ne sont intervenues que le 23 octobre 2018 et ne sont même pas conformes à ce qui a été décidé par le juge de l'exécution. Elle précise avoir subi un préjudice puisque ses avoirs ont été bloqués pendant cinq mois pour une somme totale de 71.665,08 euros, et ce alors que l'obligation fondant les saisies était éteinte, qu'elle est âgée de 82 ans et que les saisies ont été pratiquées par son propre fils.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 juin 2020.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur le caractère abusif de la saisie-attribution

Aux termes de l'article L.211-1 du code des procédures civiles d'exécution, tout créancier muni d'un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut, pour en obtenir le paiement, saisir entre les mains d'un tiers les créances de son débiteur portant sur une somme d'argent.

L'article L.121-2 du même code dispose que le juge de l'exécution a le pouvoir d'ordonner la mainlevée de toute mesure inutile ou abusive et de condamner le créancier à des dommages-intérêts en cas d'abus de saisie.

Ce pouvoir constitue une limite au droit du créancier de poursuivre le recouvrement forcé de sa créance résultant d'un titre exécutoire. S'agissant d'une limite à un droit, ce pouvoir doit s'exercer de façon restrictive.

Ainsi, la saisie abusive s'inscrit dans un contexte fautif relevant de la responsabilité civile. L'exercice d'une mesure d'exécution est en effet un droit qui ne dégénère en abus que s'il est établi que le créancier a commis soit une faute caractérisant la mauvaise foi du saisissant, soit une légèreté blâmable ou une témérité fautive.

Le pouvoir du juge de l'exécution résultant de l'article L.121-2 peut être relié à l'article L.111-7 du code des procédures civiles d'exécution qui dispose': «'Le créancier a le choix des mesures propres à assurer l'exécution ou la conservation de sa créance. L'exécution de ces mesures ne peut excéder ce qui se révèle nécessaire pour obtenir le paiement de l'obligation.' »

En l'espèce, le 22 juin 2018, l'Earl V. a fait procéder à une première saisie-attribution entre les mains de la Caisse d'Epargne pour un montant total de 35.832,64 euros. Le tiers saisi a déclaré un solde créditeur de 6.130,82 euros. Elle a alors fait procéder le même jour à une seconde saisie-attribution entre les mains du Crédit Agricole pour le même montant de 35.832,64 euros. Le tiers saisi a déclaré un solde créditeur d'un montant total de 118.197,95 euros pour tous les comptes. Puis le même jour, quelques heures plus tard, la Caisse d'Epargne a adressé à l'huissier un courriel indiquant : 'l'assiette de saisie est ramenée à 35.832,64 euros après déduction du SBI et ajout d'un montant de 30.000 euros non déclaré par notre agence'. L'Earl V. ne saurait se retrancher derrière l'erreur initiale du tiers saisi, puisqu'elle a su, dès le 22 juin 2018, que la première saisie-attribution s'est finalement avérée fructueuse pour la totalité de la dette qu'elle entendait recouvrer, ce qui rendait inutile la seconde saisie auprès du Crédit Agricole. Elle aurait donc dû immédiatement donner mainlevée de cette seconde saisie, sans attendre la contestation de la débitrice ni la décision du juge de l'exécution. Le maintien de cette seconde saisie-attribution injustifiée, au prétexte fallacieux que Mme V. aurait refusé de payer les frais de saisie, a nécessairement causé un préjudice important à cette dernière puisque, outre les frais bancaires occasionnés, la mesure d'exécution a entraîné le blocage de l'ensemble des comptes et des avoirs de la débitrice, soit 118.197,95 euros, pendant quinze jours, puis de la somme de 35.832,64 euros jusqu'à la mainlevée opérée seulement en octobre 2018, après le jugement du juge de l'exécution.

Par ailleurs, l'article 1147 du code civil dispose :

'La compensation est l'extinction simultanée d'obligations réciproques entre deux personnes.

Elle s'opère, sous réserve d'être invoquée, à due concurrence, à la date où ses conditions se trouvent réunies.'

Selon l'article 1147-1 du même code, la compensation n'a lieu qu'entre deux obligations fongibles, certaines, liquides et exigibles.

En l'espèce, Mme Jeannine V. avait, à juste titre, invoqué la compensation de sa dette avec sa créance de loyers dès le 15 mai 2018, tout en payant le solde qu'elle estimait devoir. L'Earl V. ne saurait invoquer le caractère incertain de la dette de loyers pour s'opposer à la compensation, dès lors que le montant des loyers avait été fixé par jugement du tribunal paritaire des baux ruraux, confirmé par la cour d'appel selon arrêt du 3 mai 2017. Si M. Bertrand V. était légitime à solliciter un décompte de la dette locative comme il l'a fait par courrier du 29 mai 2018 et à regretter de n'avoir reçu comme seule réponse la délivrance d'un commandement de payer aux fins de saisie-vente et d'un commandement de payer visant la clause résolutoire, il n'en reste pas moins qu'il lui appartenait, avec l'Earl V. tenue solidairement, de verser les loyers tels que fixés par les décisions de justice. Il convient de souligner que la dette locative de l'Earl V. est antérieure à l'ordonnance de référé du 20 février 2018 qui fonde les poursuites litigieuses contre Mme V.. Or force est de constater que c'est l'Earl V. qui a pris l'initiative d'un premier commandement de payer aux fins de saisie-vente à l'encontre de Mme V. alors qu'elle avait une dette locative à son égard. Elle est donc particulièrement mal venue d'invoquer l'entêtement de Mme V. alors que c'est elle-même qui a fait preuve d'une témérité fautive et persistante dans le recouvrement de sa créance sans prendre en compte sa propre dette.

Au regard de ces différentes fautes intentionnelles de l'Earl V., c'est à juste titre que le premier juge a retenu un abus de saisie. La somme de 3.000 euros allouée à titre de dommages-intérêts est parfaitement justifiée au regard du préjudice subi par Mme V., qui a été privée de deux sommes d'argent importantes, à tort, pendant plusieurs mois. Le jugement sera donc confirmé sur ce point.

Sur les demandes accessoires

Au vu de la présente décision, il convient de confirmer les condamnations accessoires de l'Earl V., y compris celle fondée sur l'article 700 du code de procédure civile dont le montant est équitable.

L'Earl V. sera également condamnée aux entiers dépens d'appel.

L'équité justifie en outre de faire application de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel au profit de Mme V. et de condamner l'appelante à lui verser la somme de 2.760 euros au titre de ses frais irrépétibles d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu par mise à disposition au greffe,

CONFIRME en toutes ses dispositions le jugement rendu le 16 octobre 2018 par le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Châlons-en-Champagne,

Y ajoutant,

CONDAMNE l'Earl V. à payer à Mme Jeannine V. la somme de 2.760 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE l'Earl V. aux dépens d'appel.