Décisions

CE, sect. du contentieux, 9 mai 2023, n° 451817

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Eiffage Construction (Sté), Fougerolle (Sté)

Défendeur :

Société de Participations et de Gestions Immobilières (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Rapporteur :

M. Ribes

Rapporteur public :

M. Pichon de Vendeuil

Avocats :

Cabinet Munier-Apaire, SCP Buk Lament - Robillot, Cabinet Rousseau, Tapie, SCP Piwnica, Molinié

CAA Paris, du 19 févr. 2021, n° 19PA0320…

19 février 2021

Vu les procédures suivantes :

La région d’Ile-de-France a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Brézillon, Bouygues, Spie Batignolles Ile-de-France, Spie Opérations, Eiffage Construction, Gespace France, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, Fougerolle, Nord France Boutonnat, Vinci Construction, Dumez Construction et VCF Of Réhabilités IDF, la société de participations et de gestions immobilières (SPGI) ainsi que Mme A. B et autres à lui verser la somme de 5 680 333,28 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 7 juillet 1997 ainsi que de la capitalisation de ces intérêts, en réparation du préjudice matériel subi du fait des ententes anticoncurrentielles nouées à l’occasion de la passation du marché conclu pour la rénovation du lycée Vilgénis, situé à Massy, correspondant à la différence entre les termes du marché public effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence. Par un jugement n° 1711026 du 29 juillet 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 19PA03201 du 19 février 2021, la cour administrative d’appel de Paris a, sur appel de la région d’Ile-de-France, en premier lieu, ordonné une expertise et, en second lieu, réformé le jugement du 29 juillet 2019 du tribunal administratif de Paris en ce qu’il a de contraire à l’arrêt de la cour.

1° Sous le n° 451817, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 19 avril et 19 juillet 2021, les 15 avril et 13 juin 2022 et le 3 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Eiffage Construction et la société Fougerolle demandent au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de rejeter l’appel de la région d’Ile-de-France ;

3°) de mettre à la charge de la région d’Ile-de-France la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que la cour administrative d’appel de Paris a :

- insuffisamment motivé son arrêt sur la question de l’application des principes de l’estoppel et de la loyauté des débats en ce qu’il se borne à affirmer que la région ne saurait se voir opposer les termes de son assignation de février 2010 dans laquelle elle affirmait que le point de départ de la prescription de l’action en responsabilité extracontractuelle devait être fixé au 9 octobre 1996 ;

- dénaturé les pièces du dossier en estimant qu’il n’était pas établi que la région aurait eu, dès le 9 octobre 1996, connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés ;

- commis une erreur de droit en jugeant que la date du 9 octobre 1996 ne pouvait être regardée comme étant le point de départ du délai de prescription en méconnaissance de l’autorité de la chose jugée par l’arrêt du 27 février 2007, devenu définitif, de la cour d’appel de Paris ;

- commis une erreur de droit en jugeant que la date du 9 octobre 1996 ne pouvait être regardée comme étant le point de départ du délai de prescription alors que la région avait elle-même retenu cette date dans son assignation de février 2010 ;

- dénaturé les pièces du dossier en estimant qu’aucune des circonstances dont les sociétés faisaient état n’était de nature à établir que la région aurait eu, avant la décision du   9 mai 2007 du Conseil de la concurrence, connaissance de manière suffisamment certaine des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés ;

- entaché son arrêt d’une contradiction de motifs en jugeant que la région n’avait pas une connaissance suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles avant la décision du 9 mai 2007 du Conseil de la concurrence alors qu’elle a relevé l’implication de la région dans l’entente depuis son origine ;

- commis une erreur de droit en jugeant qu’elles ne sauraient utilement invoquer l’autorité de la chose jugée par le juge pénal pour soutenir que l’action en responsabilité de la région d’Ile-de-France était atteinte par la prescription lorsqu’elle a saisi le tribunal administratif de Paris ;

- insuffisamment motivé son arrêt, faute d’avoir recherché, comme elle y était invitée, si, outre les fautes qui lui étaient imputables, la région n’avait pas accepté le risque d’être victime d’une entente, ce qui justifiait que les personnes physiques et morales mises en cause soient totalement exonérées de leur responsabilité ;

- commis une erreur de droit en ne tirant pas les conséquences de ses propres constatations dont il s’évinçait que la région avait accepté le risque d’être victime d’une entente, ce qui justifiait que les personnes physiques et morales mises en cause soient totalement exonérées de leur responsabilité ;

- dénaturé les pièces du dossier en estimant que les fautes imputables à la région n’étaient susceptibles d’exonérer les sociétés requérantes que d’une part de leur responsabilité limitée à un tiers ;

- insuffisamment motivé son arrêt en ne répondant pas aux moyens des sociétés requérantes tirés de ce qu’une part de responsabilité dans les pratiques anticoncurrentielles était également imputable aux petites et moyennes entreprises attributaires de certains marchés ainsi qu’aux partis politiques bénéficiaires des contributions versées par les attributaires des marchés et à leurs responsables et élus ;

- commis une erreur de droit en faisant bénéficier la région d’Ile-de-France, rétroactivement,  de  la  présomption  de  préjudice  qui  n’a  été  instituée   par   le   nouvel article L. 481-7 du code de commerce issu de l’ordonnance du 9 mars 2017 que postérieurement aux faits litigieux ;

- insuffisamment motivé son arrêt en ne répondant pas à leurs moyens tirés de ce que la région n’a subi aucun préjudice du fait des pratiques anticoncurrentielles identifiées par le Conseil de la concurrence ;

- dénaturé les pièces du dossier en estimant qu’il résultait de l’instruction que la région justifiait avoir subi un préjudice présentant un lien de causalité direct avec les fautes commises par les titulaires des marchés d’entreprise de travaux publics.

Elles soutiennent également que les moyens soulevés par la région, par la voie du pourvoi incident, sont inopérants ou infondés.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 8 mars, 18 mai et 5 juillet 2022, la région d’Ile-de-France conclut au rejet du pourvoi et à ce qu’une somme de 3 000 euros soit mise à la charge des sociétés Eiffage Construction et Fougerolle au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et, par la voie du pourvoi incident, à l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il a retenu sa responsabilité partielle. Elle soutient que :

- les moyens soulevés par les requérantes sont inopérants ou infondés ;

- la cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en estimant que les fautes commises par ses agents et élus étaient non détachables du service et en retenant en conséquence sa responsabilité à hauteur d’un tiers.

Le pourvoi a été communiqué aux sociétés Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Brézillon, Bouygues, Spie Batignolles Ile-de-France, Spie Opérations, Gespace France, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, Nord France Boutonnat, Vinci Construction, Dumez Construction et VCF Of Réhabilités IDF, à la société de participations et de gestions immobilières (SPGI) ainsi qu’à Mme B. et autres, qui n’ont pas produit d’observations.

Par application des dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, les parties ont été informées que la décision du Conseil d’Etat était susceptible d’être fondée sur le moyen, relevé d’office, tiré de ce que le pourvoi incident de la région d’Ile-de-France est irrecevable dès lors que le dispositif de l'arrêt attaqué ne lui fait pas grief.

2° Sous le n° 451836, par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 19 avril et 16 juillet 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société de participations et de gestions immobilières (SPGI) demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la région d’Ile-de-France la somme de 5 000 euros

au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que la cour administrative d’appel de Paris a :

- insuffisamment motivé son arrêt en n’expliquant pas en quoi la circonstance que des représentants de l’exécutif de la région d’Ile-de-France étaient à l’origine de l’entente et ne pouvaient en ignorer l’existence n’était pas de nature à faire courir le délai de prescription ;

- insuffisamment motivé son arrêt en ne précisant pas le fondement justifiant que lui soit transférée la responsabilité de la société patrimoine ingénierie France ;

- commis une erreur de droit, dénaturé les faits de l’espèce et entaché son arrêt de contradiction de motifs en jugeant que la constitution de partie civile de la région et les autres évènements antérieurs à la décision du Conseil de la concurrence n’avaient pas fait courir le délai de prescription ;

- entaché son arrêt de contradiction de motifs et de dénaturation en jugeant que la responsabilité de la région ne pouvait limiter celle des entreprises ayant participé à l’entente qu’à hauteur d’un tiers ;

- commis une erreur de droit et entaché son arrêt d’une dénaturation des faits en jugeant qu’elle pouvait être tenue pour responsable de l’entente alors que les contrats d’assistance à maîtrise d’ouvrage passés entre la région et la société patrimoine ingénierie France ne lui ont jamais été transférés.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 8 mars, 18 mai et 5 juillet 2022, la région d’Ile-de-France conclut au rejet du pourvoi et à ce qu’une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la société de participations et de gestions immobilières (SPGI) au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et, par la voie du pourvoi incident, à l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il a retenu sa responsabilité partielle.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par la requérante sont inopérants ou infondés ;

- la cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en estimant que les fautes commises par ses agents et élus étaient non détachables du service et en retenant en conséquence sa responsabilité à hauteur d’un tiers.

La société Eiffage Construction et la société Fougerolle ont présenté des observations, enregistrées le 3 février 2023.

Le pourvoi a été communiqué aux sociétés Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Brézillon, Bouygues, Spie Batignolles Ile-de-France, Spie Opérations, Gespace France, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, Nord France Boutonnat, Vinci Construction, Dumez Construction et VCF Of Réhabilités IDF ainsi qu’à Mme B. et autres, qui n’ont pas produit d’observations.

Par application des dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, les parties ont été informées que la décision du Conseil d’Etat était susceptible d’être fondée sur le moyen, relevé d’office, tiré de ce que le pourvoi incident de la région d’Ile-de-France est irrecevable dès lors que le dispositif de l'arrêt attaqué ne lui fait pas grief.

3° Sous le n° 451899, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 20 avril et 21 juillet 2021 et le 10 mai 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. E. F. demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la région d’Ile-de-France la somme de 3 500 euros

Au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que la cour administrative d’appel de Paris a :

- commis une erreur de droit en relevant d’office le moyen, qui n’était pas d’ordre public, tiré de ce que le point de départ de la prescription était constitué par la décision du 9 mai 2007 du Conseil de la concurrence et, à tout le moins, en n’invitant pas les parties à présenter leurs observations sur ce moyen ;

- commis une erreur de droit en jugeant, au point 11 de son arrêt, que l’autorité de la chose jugée au pénal ne pouvait pas être utilement invoquée au soutien de la fin de non- recevoir tirée de la prescription ;

- entaché son arrêt de contradiction de motifs et, partant, commis une erreur de droit en jugeant qu’il n’était pas établi que la région d’Ile-de-France ait eu, avant la décision du  9 mai 2007 du Conseil de la concurrence, connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime, tout en constatant que la région avait, dès l’origine, participé à la mise en place et au fonctionnement d’une entente qu’elle avait encouragée ;

- dénaturé les faits en estimant qu’il n’était pas établi que la région d’Ile-de-France ait eu, avant la décision du 9 mai 2007 du Conseil de la concurrence, connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime alors qu’il ressort des pièces du dossier que cette connaissance était acquise dès l’origine de l’entente ;

- insuffisamment motivé sa décision en considérant que la région d’Ile-de-France était fondée à demander sa condamnation au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, sans avoir relevé à l’encontre de ce dernier une quelconque faute qu’il aurait personnellement commise ;

- commis une erreur de droit en jugeant que la région d’Ile-de-France est fondée à demander la réparation du préjudice matériel que lui a causé l’entente, alors que, dès lors qu’elle a participé tant à la mise en place qu’au fonctionnement de l’entente, son préjudice n’est pas licite ;

- dénaturé les faits en fixant à un tiers la part de responsabilité de la région d’Ile-de-France alors qu’il ressortait des pièces du dossier que celle-ci a participé tant à la mise en place qu’au fonctionnement de l’entente.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 8 mars, 18 mai et 5 juillet 2022, la région d’Ile-de-France conclut au rejet du pourvoi et à ce qu’une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de M. F. au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et, par la voie du pourvoi incident, à l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il a retenu sa responsabilité partielle.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par le requérant sont inopérants ou infondés ;

- la cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en estimant que les fautes commises par ses agents et élus étaient non détachables du service et en retenant en conséquence sa responsabilité à hauteur d’un tiers.

La société Eiffage Construction et la société Fougerolle ont présenté des observations, enregistrées le 3 février 2023.

Le pourvoi a été communiqué aux sociétés Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Brézillon, Bouygues, Spie Batignolles Ile-de-France, Spie Opérations, Gespace France, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, Nord France Boutonnat, Vinci Construction, Dumez Construction et VCF Of Réhabilités IDF, à la société de participations et de gestions immobilières (SPGI) ainsi qu’à Mme B. et autres, qui n’ont pas produit d’observations.

Par application des dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, les parties ont été informées que la décision du Conseil d’Etat était susceptible d’être fondée sur le moyen, relevé d’office, tiré de ce que le pourvoi incident de la région d’Ile-de-France est irrecevable dès lors que le dispositif de l'arrêt attaqué ne lui fait pas grief.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le code civil ;

- le code de commerce ;

- le code des marchés publics ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

- l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;

- le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Didier Ribes, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Munier-Apaire, avocat de la société Eiffage Construction et de la société Fougerolle, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de la région d’Ile-de-France, au cabinet Rousseau, Tapie, avocat de la société de participations et de gestions immobilières et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Bouygues Bâtiment Ile-de-France et autres ;

Vu les notes en délibéré, enregistrées le 14 avril 2023, présentées par la région d’Ile-de-France ;

Considérant ce qui suit :

1. Les pourvois visés ci-dessus présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la région d’Ile-de-France a lancé, en 1988, un programme de rénovation et de reconstruction du  patrimoine immobilier  des  lycées  dont  elle  a  la  charge  et  conclu,  entre  1988  et  1997,  241 marchés publics, dont 101 marchés d’entreprises de travaux publics, pour un coût global de 23,3 milliards de francs, soit plus de 3,5 milliards d’euros. Par un arrêt du 27 février 2007, devenu définitif, la cour d’appel de Paris a confirmé la condamnation de plusieurs préposés d’entreprises attributaires de ces marchés ainsi que d’élus et autres personnes, dont le président du conseil régional d’Ile-de-France, tous reconnus coupables notamment de participation personnelle et déterminante à une entente anticoncurrentielle en vue de l’attribution de ces marchés et condamné les intéressés à verser à la région d’Ile-de-France, partie civile, la somme de 100 000 euros à titre de réparation de son préjudice moral. Parallèlement à la procédure pénale, le Conseil de la concurrence, qui s’était saisi d’office le 11 juillet 1996 de faits portant sur 90 de ces marchés, a sanctionné, par une décision du 9 mai 2007, confirmée par un arrêt du   3 juillet 2008, devenu définitif, de la cour d’appel de Paris, l’entente anticoncurrentielle mise en place par les entreprises attributaires des marchés en cause, retenant l’implication de plusieurs sociétés de travaux publics et infligé à la plupart d’entre elles des sanctions pécuniaires. La région a ensuite engagé une action en responsabilité à l’encontre de ces entreprises devant le tribunal de grande instance de Paris en février 2010 en vue de la réparation de son préjudice matériel résultant de ces pratiques. Sur arrêté de conflit du préfet de la région d’Ile-de-France, le Tribunal des conflits a jugé, par une décision du 16 novembre 2015, que cette action relevait de la compétence de la juridiction administrative.

3. La région d’Ile-de-France a alors demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les entreprises et personnes ayant participé à l’entente anticoncurrentielle à l’occasion de la passation du marché de rénovation du lycée Vilgénis situé à Massy à lui verser la somme de 5 680 333,28 euros assortie des intérêts, en réparation du préjudice matériel qu’elle aurait subi. Par un jugement du 29 juillet 2019, le tribunal administratif de Paris, estimant que l’action de la région était prescrite, a rejeté sa demande. Par un arrêt avant dire droit du 19 février 2021, contre lequel les sociétés Eiffage Construction et Fougerolle, la société de participations et de gestions immobilières et M. F. se pourvoient en cassation, la cour administrative d’appel de Paris a, sur appel de la région d’Ile-de-France, après avoir estimé que l’action de celle-ci n’était pas prescrite, retenu la responsabilité des entreprises à hauteur des deux tiers du préjudice subi par la région et celle de la région à hauteur d’un tiers, ordonné une expertise afin d’évaluer le préjudice subi par celle-ci et réformé le jugement du tribunal administratif de Paris en ce qu’il a de contraire à son arrêt. La région demande, par la voie du pourvoi incident, l’annulation de cet arrêt en tant qu’il a retenu sa responsabilité partielle.

Sur le cadre juridique :

4. D’une part, aux termes de l’article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile :

« Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ». Selon l’article 2224 du même code, résultant de la loi du 17 juin 2008 : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».  Aux termes du II de l’article 26 de cette loi : « Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ».

5. D’autre part, aux termes de l’article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles : « Toute personne physique ou morale formant une entreprise (…) est responsable du dommage qu’elle a causé du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielle (…) ». Selon l’article L. 482-1 du même code : « L’action en dommages et intérêts fondée sur l’article L. 481-1 se prescrit à l’expiration d’un délai de cinq ans. Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : / 1° Les actes ou faits imputés à l’une des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 481-1 et le fait qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; / 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; / 3° L’identité de l’un des auteurs de cette pratique. / Toutefois, la prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n’a pas cessé. / (…) ». Aux termes de l’article 12 de cette ordonnance : « I. - Les dispositions de la présente ordonnance entrent en vigueur le lendemain de sa publication (…). / II. - Les dispositions de la présente ordonnance qui allongent la durée d’une prescription s’appliquent lorsque le délai de prescription n’était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé ».

6. En premier lieu, il résulte de ces dispositions que jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l’entrée en vigueur de cette loi, la prescription de ces conclusions est régie par les dispositions de l’article 2224 du code civil fixant un délai de prescription de cinq ans. S’appliquent, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, les dispositions de l’article L. 482-1 du code de commerce.

7. En second lieu, pour l’application de l’ensemble de ces dispositions, le délai de prescription qu’elles prévoient ne peut commencer à courir avant la date à laquelle la personne publique a eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés. Dans l’hypothèse où le préjudice de la personne publique résulte de pratiques auxquelles ses organes dirigeants ont participé, de sorte qu’en raison de leur implication, elle n’a pu faire valoir ses droits à réparation, la prescription ne peut courir qu’à la date à laquelle, après le remplacement de ses organes dirigeants, les nouveaux organes dirigeants, étrangers à la mise en œuvre des pratiques anticoncurrentielles, acquièrent une connaissance suffisamment certaine de l’étendue de ces pratiques.

Sur les pourvois :

En ce qui concerne la prescription de l’action de la région :

8. En premier lieu, il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour n’a pas érigé en règle générale la prise en compte, comme point de départ du délai de prescription, de la décision du Conseil de la concurrence sanctionnant les pratiques anticoncurrentielles en cause. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en énonçant une telle règle générale ne peut qu’être écarté.

9. En deuxième lieu, si la région d’Ile-de-France a soutenu, dans son assignation formée devant le tribunal de grande instance en février 2010, que le point de départ du délai de prescription était le 9 octobre 1996, c’est sans erreur de droit, ni dénaturation des pièces du dossier que la cour a jugé que dans l’instance portée devant elle, la région ne saurait se voir opposer les termes de cette assignation.

10. En troisième lieu, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’impose, en principe, aux autorités et juridictions administratives qu’en ce qui concerne les constatations de fait que les juges répressifs ont retenues et qui sont le support nécessaire de leurs décisions. Il en est autrement lorsque la légalité d’une décision administrative est subordonnée à la condition que les faits qui servent de fondement à cette décision constituent une infraction pénale. Dans cette dernière hypothèse, l’autorité de la chose jugée s’étend exceptionnellement à la qualification juridique donnée aux faits par le juge pénal. Il suit de là qu’en écartant le moyen tiré de ce que la date retenue par l’arrêt du 27 février 2007 de la cour d’appel de Paris comme point de départ du délai de prescription de l’action publique, qui ne constitue pas une constatation de fait, serait revêtue de l’autorité de la chose jugée au pénal s’imposant au juge administratif, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit.

11. En dernier lieu, c’est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation et sans erreur de droit ni contradiction de motifs que la cour a estimé qu’aucune des circonstances qu’elles a énumérées, antérieures à la décision du 9 mai 2007 du Conseil de la concurrence, et notamment pas celle tenant à l’implication d’élus et agents de la région dans la mise en œuvre de l’entente, ne permettait d’établir que la région aurait eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime, pour en déduire que la prescription décennale de l’action en responsabilité contre les titulaires des marchés en cause n’a commencé à courir qu’à compter de cette date et qu’ainsi, l’action de la région n’était pas  prescrite  lorsqu’elle  a  saisi  la  juridiction  judiciaire  en  février 2010, ce qui a eu pour effet d’interrompre la prescription, puis a estimé que certains élus et agents de la région, en favorisant les pratiques anticoncurrentielles, avaient commis des fautes non détachables du service, engageant la responsabilité de la région et donc susceptibles d’exonérer partiellement de leur responsabilité les requérants.

En ce qui concerne les responsabilités :

12. En premier lieu, après avoir relevé que les requérants dont la responsabilité a été mise en cause par la région d’Ile-de-France avaient participé à la constitution et au fonctionnement de l’entente anticoncurrentielle, c’est sans erreur de qualification juridique des faits que la cour a jugé que les fautes qu’elles avaient commises présentaient un lien direct avec l’éventuel surcoût supporté par la région.

13. En deuxième lieu, d’une part, contrairement à ce que soutient la société de participations et de gestions immobilières (SPGI), la cour n’a pas commis d’erreur de droit en retenant sa responsabilité au titre de la participation à l’entente de la société Patrimoine Ingénierie après avoir, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, relevé qu’elle avait repris l’intégralité du patrimoine de la société, y compris par conséquent le marché d’assistance à la maîtrise d’ouvrage passé avec la région. D’autre part, la cour n’a pas davantage commis d’erreur de droit en tenant compte, pour répondre au moyen de la SPGI tiré de ce qu’elle aurait transféré ces mêmes obligations à l’une de ses filiales et qu’elle ne devrait ainsi plus en être débitrice, de l’existence et de l’activité de cette filiale.

14. En troisième lieu, il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour n’a pas fait application des dispositions de l’article L. 481-7 du code de commerce instituant une présomption de préjudice en cas d’entente anticoncurrentielle. Par suite, si ces dispositions sont postérieures au litige, le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en en faisant une application rétroactive ne peut qu’être écarté.

15. En quatrième lieu, la cour n’a pas entaché son arrêt d’une erreur de droit en ne déduisant pas de ses propres constatations que la région avait accepté le risque d’être victime d’une entente et que, par suite, les requérants devraient être totalement exonérées de leur responsabilité. Elle n’a pas davantage commis d’erreur de droit en jugeant que la circonstance que certains agents et élus de la région avaient participé aux pratiques ayant lésé celle-ci n’était pas de nature à priver cette dernière de tout droit à indemnité au titre du préjudice qu’elle a subi.

16. En dernier lieu, d’une part, en jugeant que les fautes commises par les personnels de la région n’étaient pas détachables du service, la cour n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce. D’autre part, en estimant que ces fautes étaient de nature à exonérer les requérants d’un tiers de leur responsabilité à l’égard de la région, la cour a souverainement apprécié les faits de l’espèce sans les dénaturer.

17. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l’annulation de l’arrêt qu’ils attaquent, qui est suffisamment motivé. Les pourvois incidents de la région d’Ile-de-France doivent, pour les motifs indiqués au point 16, être également rejetés.

18. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la région d’Ile-de-France au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à sa charge dès lors qu’elle n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

DECIDE :

Article 1er : Les pourvois des sociétés Eiffage Construction et Fougerolle, de la société de participations et de gestions immobilières et de M. F. ainsi que les pourvois incidents de la région d’Ile-de-France sont rejetés.

Article 2 : Les conclusions des parties présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente décision sera notifiée aux sociétés Eiffage Construction et Fougerolle, à la société de participations et de gestions immobilières (SPGI), à M. E. F., à la région d’Ile-de- France, ainsi qu’aux sociétés Gespace France, Nord France Boutonnat, Bouygues, Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Brézillon, Spie Batignolles Ile-de-France, Spie Opérations, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, Vinci Construction, Dumez Construction et VCF Of Réhabilités IDF, Mme A. B. et autres.