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Décisions

CA Paris, 1re ch. h, 20 octobre 1998, n° 1998/09836

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Adam (Association), Canal + (Sté), Vivendi (Sté)

Défendeur :

Goupe Richemont, Conseil des Marchés Financiers, Commission des Opérations de Bourse

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Conseillers :

Mme Riffault, M. Le Dauphin

Avoués :

SCP Bourdais-Virenque, SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Me Schmidt, Me Cohen-Tanugi, Me Prat, Me Lalance, Me Martel, Me Dompe

CMF, du 23 avr. 1998

23 avril 1998

Par décision du 23 avril 1998, le Conseil des marchés financiers a constaté que l'obligation de dépôt d'une offre publique visant les titres Canal + à raison de la substitution de Havas par la Compagnie Générale des Eaux et du franchissement indirect par celle-ci du seuil du tiers dans Canal + était inopérante, la participation de la Compagnie Générale des Eaux et de Richemont agissant de concert se situant au plafond de 49 % du capital et des droits de vote autorisé par l'article 14 de la loi n° 94-88 du 1er février 1994 relative à la liberté de communication.

Cette décision publiée au Balo du 27 avril 1998, a fait l'objet d'un recours en annulation introduit le 6 mai 1998 par l'association Adam, en sa qualité d'actionnaire de la société Canal +.

Au soutien de son recours, la requérante prétend que le plafond de 49 % prévu par la loi du 1er février 1994 ne serait pas atteint ; elle soutient que les dispositions de l'article 14 de la loi précitée ne sont pas applicables à des franchissements résultant de conventions qui bien qu'étant constitutives d'une action de concert, n'auraient pas pour effet de faire détenir par l'un des signataires les actions ou les droits de vote des autres, et que par suite, les actions Canal+ détenues par Groupe Richemont, et celles possédées par Havas puis par Vivendi (ex Compagnie Générale des Eaux) du fait de l'opération d'absorption d'Havas par la CGE intervenue, ne peuvent être assimilées.

Elle reproche au Conseil de n'avoir pas vérifié si les accords conclus entre CGE et Richemont ont pour objet la détention des actions Canal+ appartenant à Richemont de telle manière que CGE agissant de concert avec Richemont détiendrait 49 % des actions de Canal + ; à titre subsidiaire elle observe que ces accords ne stipulent pas que CGE agissant de concert avec Richemont détient 49 % des actions Canal +, qu'ils ne contiennent aucune restriction à la liberté de Richemont de conserver ses actions ou de les vendre, et qu'en conséquence CGE agissant de concert ne détient pas 49 % des actions Canal +.

Elle demande à la Cour d'annuler la décision du Conseil des marchés financiers.

La société Vivendi réplique que le législateur a explicitement soumis au plafonnement de 49 % "tout concert d'actionnaires", et qu'en vertu de l'article 39-V de la loi du 30 septembre 1986 modifié, nul ne peut être contraint de déposer une offre publique au-delà de ce plafond ;

Elle demande à la Cour de rejeter le recours formé par l'ADAM, et de condamner l'ADAM au paiement d'une somme de 150.000 francs au titre de l'article 700 du NCPC ainsi qu'aux dépens ;

La société Canal + expose que l'article 39-I de la loi du 30 septembre 1986 modifiée par la loi du ler février 1994 relative à la liberté de communication prévoit une dérogation aux dispositions de droit commun relatives aux offres publiques obligatoires, limitant de telles offres à 49 % du capital des sociétés exploitant un service national de télévision par voie hertzienne, et que l'addition des participations détenues par les parties à une convention de concert résulte de la loi elle-même, et notamment des articles 356.1 et suivants de la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales.

Elle demande à la Cour de déclarer le recours mal fondé et de condamner la requérante aux dépens.

La société Richemont rappelle que le Conseil des marchés financiers a constaté par décision du 27 mars 1997 que l'obligation de dépôt d'une offre publique était inopérante, le seuil de 49 % étant atteint par le concert Havas - Richemont, et soutient que la convention de concert aujourd'hui critiquée n'est pas constitutive d'une situation juridique nouvelle, la société Vivendi absorbante d'Havas étant la continuatrice légale des droits et obligations de l'absorbée ; elle ajoute que l'article 39-I de la loi du 30 septembre 1986 modifié n'a opéré aucune distinction selon l'objet ou les modalités du concert qu'il prend en compte.

Elle demande à la Cour de rejeter le recours, et de condamner la requérante aux dépens.

Le Conseil des marchés financiers expose que la notion d'action de concert définie par l'article 356.1.3 de la loi du 24 juillet 1966 a été reprise par la loi du 2 juillet 1996 et par celle du 1er février 1994, et qu'il a été valablement décidé que Havas et Richemont agissaient de concert au terme d'accords signés le 24 mars 1997 ; il ajoute que du fait de la fusion intervenue, la CGE a été substituée aux droits et obligations de Havas, société absorbée, la décision attaquée ayant été par suite valablement prise.

Il demande à la Cour de rejeter le recours de l'association ADAM, et de la condamner au paiement de la somme de 50.000 francs, au titre de l'article 700 du NCPC, ainsi qu'aux dépens.

La Commission des opérations de bourse observe que la convention signée entre Havas et Richemont répondait à la définition de l'action de concert donnée par l'article 356.1.3 de la loi du 24 juillet 1966, et qu'en venant aux droits de la société Havas, la CGE-Vivendi est liée avec Richemont dans des termes identiques ; elle estime que c'est à bon droit que le Conseil des marchés financiers a estimé que l'obligation de dépôt d'une offre publique liée au franchissement du tiers par la CGE-Vivendi était en l'espèce inopérante.

Aux termes de conclusions en réplique, l'association ADAM soutient que l'article 39.I de la loi du 30 septembre 1986 modifié, comme l'article 356.1 de la loi du 24 juillet 1966, se réfèrent à un accord emportant au profit d'une même personne soit le transfert des actions ou des voix du cocontractant, soit à tout le moins un pouvoir sur les actions ou les voix du cocontractant ; elle estime que le concert allégué n'ayant ni, pour objet ni pour effet de faire naître au profit de CGE (Vivendi) un pouvoir sur les titres détenus par Richemont, il n'emporte ni détention ni même co-détention par CGE des titres de Richemont, et que la décision attaquée, totalisant les droits de CGE et de Richemont, ne repose sur aucun fondement.

Elle ajoute que la situation issue de la fusion-absorption d'Havas par CGE-Vivendi est nouvelle, CGE n'ayant pas été simplement substituée à Havas par l'effet de la fusion ainsi que le démontre la renonciation de Richemont à exercer son droit de préemption. Elle rappelle que la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 20 février 1998, a jugé qu'Havas et Richemont ne contrôlaient pas Canal+, car il n'y avait pas lieu de totaliser leurs participations respectives.

Elle maintient son recours et conclut au rejet des fins et prétentions de ses contradicteurs.

Par mémoires et conclusions en duplique, la société Canal+, la société Vivendi et le Conseil des marchés financiers font valoir que l'interprétation des textes donnée par la requérante est dénuée de toute base légale, et demandent à la Cour de leur adjuger le bénéfice de leurs précédentes écritures.

Le Ministère public conclut oralement au rejet du recours.

Sur ce, la Cour

Considérant que les sociétés Havas et Richemont, détentrices respectivement de 34 % et 15 % du capital de Canal+, ont signé le 24 mars 1997 une convention d'action de concert et un pacte de préemption, qui ont été publiés au B.A.L.O. suivant avis SBF du 27 mars 1997

Que la convention de concert, conclue pour une durée de trois ans, constatait l'identité de vues des signataires sur les perspectives et le développement de Canal +, ainsi que leur objectif commun de maximiser la valeur boursière de Canal+ en préservant le principe d'autonomie de gestion de cette société, et établissait les modalités de leurs relations d'actionnaires en prévoyant un droit de sortie conjoint consenti à Richemont et la limitation des participations de chaque partie ;

Considérant que le Conseil des marchés financiers, prenant acte de la détention de concert par les signataires de cette convention, de la participation maximale de 49 % autorisée par l'article 39 de la loi du 30 septembre 1986 modifié par l'article 14 de la loi du 1er février 1994 relative à la liberté de communication, a constaté par décision du 27 mars 1997 que l'obligation de dépôt d'un projet d'offre publique visant les titres de Canal + était inopérante ;

Considérant que le 9 mars 1998, les sociétés Vivendi et Havas ont rendu public un projet de fusion par absorption de la seconde par la première ;

Que par suite de cet accord, la participation de 34 % détenue par la société Havas dans le capital de Canal+ s'est trouvée indirectement transférée à la société Vivendi, qui a ainsi franchi indirectement le seuil du tiers dans le capital de Canal+ ;

Considérant que les signataires de ces conventions ont informé le Conseil des marchés financiers que, à raison de ce transfert :

 

    -  la société Vivendi se substituerait à Havas dans la totalité des droits et obligations résultant de l'ensemble des accords entre Richemont et Havas,

    -  en considération de cet élément, le groupe Richemont n'entendait pas exercer le droit de préemption prévu par le pacte de 1997 ;

 

Qu'elles ont également transmis au Conseil un avenant à la convention d'action de concert, signé le 19 mars 1998, apportant à l'accord initial des modifications tenant compte des observations de la Commission de l'Union Européenne relatives au principe d'autonomie de gestion de Canal+, et concernant la composition du conseil d'administration, les autres dispositions de ces conventions n'étant pas modifiées ;

Considérant que, connaissance prise de ces éléments, le Conseil des marchés financiers a constaté dans sa séance du 8 avril 1998 que la société Vivendi étant liée au groupe Richemont dans les mêmes termes que ceux souscrits par Havas, et l'action de concert entre Havas et Richemont se perpétuant au-delà de l'absorption de Havas par la société Vivendi, l'obligation de dépôt d'une offre publique visant les titres Canal+ par la société Vivendi était inopérante, dès lors que la participation de la société Vivendi et de Richemont agissant de concert se situait comme auparavant au plafond de 49 % du capital et des droits de vote autorisé par l'article 39 de la loi du 30 septembre 1986 modifiée ;

Considérant que l'association ADAM, actionnaire de Canal +, conteste cette décision, au motif que le Conseil des marchés financiers n'aurait pas dû prendre en compte le concert liant les sociétés Richemont et Vivendi, et qu'il aurait dû à tout le moins vérifier la consistance de ces accords et notamment s'ils avaient pour objet la détention par Vivendi des actions Canal+ appartenant à Richemont, ainsi que l'existence d'une restriction à la liberté de Richemont pour céder ses titres ou exercer son droit de vote, avant d'exonérer la société Vivendi de son obligation d'offre publique sur les titres Canal + ;

Considérant que Canal +, société titulaire d'une autorisation relative à un service national de télévision par voie hertzienne terrestre, entre dans le champ d'application de la loi du 30 septembre 1986 modifiée par la loi n° 94-88 du 1er janvier 1994, relative à la liberté, de communication, qui pose une dérogation expresse au principe de l'offre publique sur 100 % du capital ;

Qu'aux termes de l'article 39 alinéas I et V de cette loi, modifiés par la loi du 1er février 1994, une offre publique obligatoire en cas de franchissement du seuil de 33 % du capital ou des droits de vote d'une telle société est en effet limitée à 49 % de son capital ou de ses droits de vote, les participations cumulées d'actionnaires agissant de concert devant être prises en compte pour l'appréciation de ces seuils ;

Considérant que l'article 356.1.3 de la loi du 24 juillet 1996 définit l'action de concert comme "un accord en vue d'acquérir ou de céder des droits de vote ou en vue d'exercer des droits de vote pour mettre en oeuvre une politique commune vis-à-vis de la société", chacun des concertistes étant personnellement engagé au titre de ces dispositions ; que ce concert peut recouvrir, outre un transfert des voix, une simple concertation ou un partage ;

Considérant que les dispositions de la loi du 1er février 1994 précitées, comme celles des articles 33 de la loi du 2 juillet 1996 posant le principe des offres publiques obligatoires, et des articles 5-1-1 et 5-4-1 du règlement général du Conseil des marchés financiers relatifs aux offres publiques d'acquisition n'autorisent aucune interprétation contraire ;

Considérant que les accords passés entre Havas aux droits de laquelle est venue CGE-Vivendi, et Richemont, répondent à cette définition légale ;

Que la cour observe que les accords aujourd'hui critiqués par la requérante ne contiennent aucun élément nouveau par rapport à ceux initialement intervenus entre Havas et Richemont, pour lesquels le Conseil des marchés financiers avait rendu le 27 mars 1997 une décision similaire, non contestée par l'association ADAM ;

Considérant enfin que si, dans son arrêt du 20 février 1998, la cour d'appel de Paris a rappelé que l'action de concert n'est pas prise en considération par l'article 355.1 de la loi du 24 juillet 1966 définissant le contrôle, cette décision, citée par la requérante au soutien de ses prétentions, est sans portée dans la présente espèce ;

Considérant que c'est dès lors à bon droit que le Conseil de marchés financiers a jugé l'obligation d'offre publique inopérante en l'espèce, en raison de l'action de concert existant entre les sociétés Vivendi continuatrice légale d'Havas, et Richemont, et du plafonnement spécifique institué par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication ;

Qu'il convient de rejeter le recours ;

Considérant que ni l'équité ni les circonstances de l'espèce ne commandent le prononcé d'une condamnation sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs

REJETTE le recours formé par l'Association de Défense des Actionnaires Minoritaires (ADAM) contre la décision délibérée le 23 avril 1998 par le Conseil des marchés financiers et publiée au B.A.L.O. le 27 avril 1998, disant inapplicable l'obligation de dépôt par la société Vivendi d'une offre publique obligatoire visant les titres de la société Canal + ;

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Condamne la requérante aux dépens.