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Décisions

CC, 8 avril 2022, n° 2022-987 QPC

CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Décision

M. Saïd Z. [Conditions de recours aux moyens des services de l'État soumis au secret de la défense nationale dans le cadre de certaines procédures pénales]

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS

CC n° 2022-987 QPC

7 avril 2022

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 2 février 2022 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 173 du 1er février 2022), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Saïd Z. par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-987 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 230-1 à 230-5 et 706-102-1 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de la défense ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne ;
- la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ;
- la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale ;
- la loi n° 2018-699 du 3 août 2018 visant à garantir la présence des parlementaires dans certains organismes extérieurs au Parlement et à simplifier les modalités de leur nomination ;
- la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi, enregistrées le 21 février 2022 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association des avocats pénalistes et l'association Ligue des droits de l'homme par la SCP Spinosi, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association La Quadrature du net par Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi, enregistrées le 8 mars 2022 ;
- les secondes observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations en intervention présentées pour l'association La Quadrature du net par Me Fitzjean Ó Cobhthaigh, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et Me Robin Binsard, avocat au barreau de Paris, pour le requérant, l'association des avocats pénalistes et l'association Ligue des droits de l'homme, Me Fitzjean Ó Cobhthaigh, pour l'association La Quadrature du net, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 29 mars 2022 ;
Au vu de la note en délibéré présentée pour le Premier ministre, enregistrée le 1er avril 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article 230-1 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 13 novembre 2014 mentionnée ci-dessus, de l'article 230-2 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 3 août 2018 mentionnée ci-dessus, de l'article 230-3 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 3 juin 2016 mentionnée ci-dessus, de l'article 230-4 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 13 novembre 2014, de l'article 230-5 du même code dans sa rédaction issue de la loi du 15 novembre 2001 mentionnée ci-dessus et de l'article 706-102-1 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus.
2. L'article 230-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 13 novembre 2014, prévoit :
« Sans préjudice des dispositions des articles 60, 77-1 et 156, lorsqu'il apparaît que des données saisies ou obtenues au cours de l'enquête ou de l'instruction ont fait l'objet d'opérations de transformation empêchant d'accéder aux informations en clair qu'elles contiennent ou de les comprendre, ou que ces données sont protégées par un mécanisme d'authentification, le procureur de la République, la juridiction d'instruction, l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l'affaire peut désigner toute personne physique ou morale qualifiée, en vue d'effectuer les opérations techniques permettant d'obtenir l'accès à ces informations, leur version en clair ainsi que, dans le cas où un moyen de cryptologie a été utilisé, la convention secrète de déchiffrement, si cela apparaît nécessaire.
« Si la personne ainsi désignée est une personne morale, son représentant légal soumet à l'agrément du procureur de la République, de l'officier de police judiciaire ou de la juridiction saisie de l'affaire le nom de la ou des personnes physiques qui, au sein de celle-ci et en son nom, effectueront les opérations techniques mentionnées au premier alinéa. Sauf si elles sont inscrites sur une liste prévue à l'article 157, les personnes ainsi désignées prêtent, par écrit, le serment prévu au deuxième alinéa de l'article 60 et à l'article 160.
« Si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d'emprisonnement et que les nécessités de l'enquête ou de l'instruction l'exigent, le procureur de la République, la juridiction d'instruction, l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l'affaire peut prescrire le recours aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale selon les formes prévues au présent chapitre ».

3. L'article 230-2 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 3 août 2018, prévoit :
« Lorsque le procureur de la République, la juridiction d'instruction, l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l'affaire décident d'avoir recours, pour les opérations mentionnées à l'article 230-1, aux moyens de l'État couverts par le secret de la défense nationale, la réquisition écrite doit être adressée à un organisme technique soumis au secret de la défense nationale, et désigné par décret, avec le support physique contenant les données à mettre au clair ou une copie de celui-ci. Cette réquisition fixe le délai dans lequel les opérations de mise au clair doivent être réalisées. Le délai peut être prorogé dans les mêmes conditions de forme. À tout moment, le procureur de la République, la juridiction d'instruction, l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction, ou la juridiction de jugement saisie de l'affaire ou ayant requis l'organisme technique peut ordonner l'interruption des opérations prescrites.
« Aux fins de réaliser les opérations de mise au clair, l'organisme technique mentionné au premier alinéa du présent article est habilité à procéder à l'ouverture ou à la réouverture des scellés et à confectionner de nouveaux scellés après avoir, le cas échéant, procédé au reconditionnement des supports physiques qu'il était chargé d'examiner. En cas de risque de destruction des données ou du support physique qui les contient, l'autorisation d'altérer le support physique doit être délivrée par le procureur de la République, la juridiction d'instruction ou la juridiction de jugement saisie de l'affaire.
« Les données protégées au titre du secret de la défense nationale ne peuvent être communiquées que dans les conditions prévues aux articles L. 2312-4 à L. 2312-8 du code de la défense.
« Lorsqu'il s'agit de données obtenues dans le cadre d'interceptions de communications électroniques, au sein du traitement mentionné au I de l'article 230-45, la réquisition est adressée directement à l'organisme technique désigné en application du premier alinéa du présent article ».

4. L'article 230-3 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 3 juin 2016, prévoit :
« Dès l'achèvement des opérations ou dès qu'il apparaît que ces opérations sont techniquement impossibles ou à l'expiration du délai prescrit ou à la réception de l'ordre d'interruption émanant du procureur de la République, de la juridiction d'instruction, de l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction, ou de la juridiction de jugement saisie de l'affaire, les résultats obtenus et les pièces reçues sont retournés par le responsable de l'organisme technique soit à l'auteur de la réquisition, soit au magistrat mandant dans le cas où la réquisition a été adressée directement. Sous réserve des obligations découlant du secret de la défense nationale, les résultats sont accompagnés des indications techniques utiles à la compréhension et à leur exploitation ainsi que d'une attestation visée par le responsable de l'organisme technique certifiant la sincérité des résultats transmis.
« Les éléments ainsi obtenus font l'objet d'un procès-verbal de réception et sont versés au dossier de la procédure ».

5. L'article 230-4 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 13 novembre 2014, prévoit :
« Les décisions prises en application du présent chapitre n'ont pas de caractère juridictionnel et ne sont susceptibles d'aucun recours ».

6. L'article 230-5 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 15 novembre 2001, prévoit :
« Sans préjudice des obligations découlant du secret de la défense nationale, les agents requis en application des dispositions du présent chapitre sont tenus d'apporter leur concours à la justice ».

7. L'article 706-102-1 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019, prévoit :
« Il peut être recouru à la mise en place d'un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d'accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, de les conserver et de les transmettre, telles qu'elles sont stockées dans un système informatique, telles qu'elles s'affichent sur un écran pour l'utilisateur d'un système de traitement automatisé de données, telles qu'il les y introduit par saisie de caractères ou telles qu'elles sont reçues et émises par des périphériques.
« Le procureur de la République ou le juge d'instruction peut désigner toute personne physique ou morale habilitée et inscrite sur l'une des listes prévues à l'article 157, en vue d'effectuer les opérations techniques permettant la réalisation du dispositif technique mentionné au premier alinéa du présent article. Le procureur de la République ou le juge d'instruction peut également prescrire le recours aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale selon les formes prévues au chapitre Ier du titre IV du livre Ier ».

8. Le requérant et les associations intervenantes reprochent à ces dispositions de permettre au procureur de la République de recourir discrétionnairement à des moyens couverts par le secret de la défense nationale, qui sont soustraits au débat contradictoire, pour procéder à la captation de certaines données informatiques. La personne mise en cause serait ainsi privée de la possibilité de contester la régularité de l'opération, en méconnaissance des droits de la défense, des principes de l'égalité des armes et du contradictoire et du droit à un recours juridictionnel effectif. Ces dispositions seraient, pour les mêmes motifs, entachées d'incompétence négative dans des conditions affectant ces exigences constitutionnelles.
9. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la seconde phrase du second alinéa de l'article 706-102-1 du code de procédure pénale.
10. L'une des associations intervenantes soutient, pour les mêmes motifs, que ces dispositions méconnaîtraient également le droit au respect de la vie privée, le droit à la protection des données personnelles, le secret des correspondances et la liberté d'expression.
11. Selon l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Sont garantis par cette disposition les droits de la défense et le principe du contradictoire qui en est le corollaire.
12. Il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, les droits de la défense et le principe du contradictoire et, d'autre part, l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, dont participe le secret de la défense nationale.
13. En application des articles 706-95-11 et suivants du code de procédure pénale, sont susceptibles d'être mises en œuvre des techniques spéciales d'investigation applicables à la criminalité et à la délinquance organisées, au nombre desquelles figure la captation de données informatiques.
14. Les dispositions contestées de l'article 706-102-1 du même code permettent au procureur de la République, au cours de l'enquête, et au juge d'instruction, au stade de l'instruction, de recourir aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale pour réaliser les opérations techniques nécessaires à cette captation et à la mise au clair des données. Ces dispositions ont ainsi pour effet de soustraire au débat contradictoire les informations relatives à ces moyens.
15. En premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu permettre aux autorités en charge des investigations de bénéficier de moyens efficaces de captation et de mise au clair des données, sans pour autant fragiliser l'action des services de renseignement en divulguant les techniques qu'ils utilisent. Ce faisant, ces dispositions poursuivent l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et mettent en œuvre les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.
16. En deuxième lieu, il ne peut être recouru à ces moyens que pour la mise en œuvre d'une technique spéciale d'investigation qui doit être autorisée par le juge des libertés et de la détention ou par le juge d'instruction et justifiée par les nécessités d'une enquête ou d'une information judiciaire relatives à certains crimes et délits d'une particulière gravité et complexité. Cette technique est mise en œuvre sous l'autorité et le contrôle du magistrat qui l'a autorisée et qui peut ordonner à tout moment son interruption. Les données captées dans le cadre des investigations sont placées sous scellés en application de l'article 706-95-18 du code de procédure pénale.
17. En troisième lieu, si les dispositions contestées sont susceptibles de soustraire au contradictoire certaines informations techniques soumises au secret de la défense nationale, demeure obligatoirement versée au dossier de la procédure l'ordonnance écrite et motivée du juge qui autorise la mise en œuvre d'un dispositif de captation et mentionne, à peine de nullité, l'infraction qui motive le recours à ce dispositif, la localisation exacte ou la description détaillée des systèmes de traitement automatisé de données concernés, ainsi que la durée pendant laquelle cette opération est autorisée. Sont également versés au dossier le procès-verbal de mise en place du dispositif, qui mentionne notamment la date et l'heure auxquelles l'opération a commencé et s'est terminée, et celui décrivant ou transcrivant les données enregistrées jugées utiles à la manifestation de la vérité. Enfin, l'ensemble des éléments obtenus à l'issue des opérations de mise au clair font l'objet d'un procès-verbal de réception versé au dossier de la procédure et sont accompagnés d'une attestation visée par le responsable de l'organisme technique certifiant la sincérité des résultats transmis.
18. En dernier lieu, la juridiction peut demander la déclassification et la communication des informations soumises au secret de la défense nationale, dans les conditions prévues aux articles L. 2312-4 à L. 2312-8 du code de la défense.
19. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées procèdent à une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées.
20. Ces dispositions, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative et ne méconnaissent pas non plus le droit à un recours juridictionnel effectif, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'expression, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent donc être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - La seconde phrase du second alinéa de l'article 706-102-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, est conforme à la Constitution.

Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.