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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 10, 16 mars 2023, n° 22/07900

PARIS

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pruvost

Conseillers :

Mme Durand, Mme Lefort

Avocats :

Me Mengeot, Me Zeitoun, Me Autier, Me Khawaja

JEX Paris, du 21 mars 2022, n° 21/82114

21 mars 2022

Selon contrat du 9 juillet 1999 renouvelé le 26 mai 2011, la Sci Payo [Adresse 5] (ci-après la Sci) a donné à bail commercial à la Sas [4] (ci-après la société [4]) des locaux situés à Paris 18ème.

Par ordonnances des 15 mai et 20 novembre 2020, le président du tribunal de commerce de Paris a ordonné la suspension du paiement des loyers et charges résultant du bail liant les parties pendant toute la période de fermeture administrative, soit pour les périodes du 15 mars au 22 juin 2020, puis du 26 septembre 2020 au 9 juin 2021.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 21 octobre 2020, la Sci a adressé à la société [4] une mise en demeure de payer les loyers et charges du 4ème trimestre 2020, pour une somme de 58.561,34 euros compte tenu d'un paiement partiel de 29.280,67 euros intervenu le 16 octobre précédent, augmentée d'un montant de 10.304 euros au titre de la taxe foncière 2020.

Par actes d'huissier des 6 novembre 2020 et 23 septembre 2021, dénoncés à la Sas [4] respectivement les 10 novembre 2020 et 27 septembre 2021, la Sci Payo [Adresse 5] a fait procéder à des saisies conservatoires de créances à l'encontre de la société [4] sur les comptes ouverts par celle-ci dans les livres de la banque LCL, pour garantir le recouvrement de créances respectives de 58.561,34 et 278.852,80 euros. La première saisie conservatoire a été entièrement fructueuse, tandis que la seconde s'est avérée à l'inverse infructueuse, le compte bancaire de la société [4] présentant alors un solde nul.

Par acte d'huissier du 22 octobre 2021, la Sas [4] a fait assigner la Sci Payo [Adresse 5] devant le juge de l' exécution du tribunal judiciaire de Paris aux fins d'annulation et de mainlevée de la saisie conservatoire du 6 novembre 2020.

Par jugement du 21 mars 2022, le juge de l' exécution a :

débouté la Sas [4] de sa demande d'annulation du procès-verbal de la saisie conservatoire pratiquée sur ses comptes ouverts auprès du LCL le 6 novembre 2020 ;

débouté la Sas [4] de sa demande de mainlevée de cette saisie conservatoire ;

débouté la Sas [4] de sa demande de dommages et intérêts ;

condamné la Sas [4] aux dépens ;

débouté la Sas [4] de sa demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné la Sas [4] à payer à la Sci Payo [Adresse 5] la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Pour statuer ainsi, le juge de l' exécution a retenu que :

s'agissant de la régularité de la saisie, le décompte inscrit sur le procès-verbal indiquant « Principal : 58.561,34 euros » était suffisant, au regard des prescriptions de l'article R.523-1 du code des procédures civiles d' exécution imposant la distinction du principal, des frais, intérêts et accessoires, pour que la débitrice sache qu'il ne lui était réclamé que des sommes directement dues au titre du contrat de bail, à l'exclusion de tous frais et intérêts ;

s'agissant du bien fondé de la saisie, la créance de la Sci Payo [Adresse 5] paraissait fondée en son principe puisque l'absence d'exigibilité ne faisait pas obstacle à une mesure conservatoire et que des circonstances étaient susceptibles d'en menacer le recouvrement, le bilan 2020 faisant apparaître des déficits de 110.616 euros pour 2019 et 220.623 euros pour 2020, la Sas [4] ne justifiant pas du règlement de ses loyers depuis sa reprise d'activité malgré la relance de la Sci Payo [Adresse 5] adressée fin janvier 2022 et la saisie conservatoire pratiquée le 23 septembre 2021 ayant révélé des comptes bancaires non approvisionnés.

Par déclaration du 19 avril 2022, la Sas [4] a formé appel de ce jugement.

Dans ses conclusions du 6 juillet 2022, la Sas [4] demande à la cour de :

infirmer le jugement du 21 mars 2022 en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau,

déclarer nul le procès-verbal de saisie conservatoire du 6 novembre 2020 ;

annuler la saisie conservatoire pratiquée par la Sci Payo [Adresse 5] à son préjudice ;

ordonner la mainlevée de la saisie conservatoire du 6 novembre 2020 ainsi que de toutes mesures qu'aurait pu prendre la Sci Payo [Adresse 5] ;

À titre subsidiaire,

juger que les conditions prescrites pour pratiquer une saisie conservatoire ne sont pas réunies ;

ordonner la mainlevée de la saisie conservatoire du 6 novembre 2020 ainsi que de toutes mesures qu'aurait pu prendre la Sci Payo [Adresse 5] ;

En tout état de cause,

débouter la Sci Payo [Adresse 5] de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

condamner la Sci Payo [Adresse 5] à lui payer la somme provisionnelle de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts pour saisie abusive ;

condamner la Sci Payo [Adresse 5] à lui payer la somme de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamner la Sci Payo [Adresse 5] en tous les dépens, y compris ceux de la saisie et de sa mainlevée.

L'appelante soutient que :

à titre principal, le procès-verbal de saisie conservatoire est nul comme indiquant un montant total sans comporter le décompte des sommes pour lesquelles la mesure est pratiquée, contrairement aux dispositions de l'article R.523-1 du code des procédures civiles d' exécution , et a été dressé en violation de l'article 14 de la loi du 14 novembre 2020 qui interdit au bailleur de pratiquer des mesures conservatoires à partir du 17 octobre précédent ;

les conditions nécessaires à la validité d'une saisie conservatoire, posées par l'article L.511-1 du code des procédures civiles d' exécution , ne sont pas réunies car, d'une part, la créance n'est pas fondée en son principe étant donné que l'ordonnance du 20 novembre 2020 a suspendu l'exigibilité des loyers pendant les périodes de fermeture administrative et qu'elle en demande l'exonération devant le juge du fond, motif pris de l'absence de bonne foi de la Sci Payo [Adresse 5], de l'exception d'inexécution, de la perte de la chose louée et de l'imprévision, d'autre part, le recouvrement de la prétendue créance de la Sci Payo [Adresse 5] n'est pas menacé puisque les loyers courants sont toujours payés à l'exception de ceux faisant l'objet d'une contestation devant le tribunal judiciaire.

Dans ses conclusions du 29 juillet 2022, la Sci Payo [Adresse 5] demande à la cour de :

juger que le procès-verbal de saisie conservatoire du 6 novembre 2020 n'est affecté d'aucune irrégularité de nature à entraîner sa nullité ;

juger que les conditions prescrites pour pratiquer une saisie conservatoire sont parfaitement réunies ;

débouter la Sas [4] de sa demande tendant à voir infirmer le jugement déféré ;

débouter la Sas [4] de sa demande de mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée sur son compte bancaire le 6 novembre 2020 ;

confirmer le jugement du 21 mars 2022 en toutes ses dispositions ;

À titre subsidiaire,

juger que la Sas [4] ne démontre pas que la saisie conservatoire pratiquée lui a causé un préjudice ;

débouter la Sas [4] de sa demande en paiement de la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts ;

En tout état de cause,

débouter la Sas [4] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

condamner la Sas [4] à lui verser la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamner la Sas [4] aux entiers dépens de l'instance.

L'intimée fait valoir que :

le procès-verbal de saisie conservatoire n'est entaché d'aucune irrégularité puisque la simple mention du montant global objet de la saisie est suffisante, et que l'appelante, qui a pu valablement contester la saisie conservatoire, ne justifie d'aucun grief, ce d'autant moins qu'elle avait reçu, le 21 octobre 2020, soit 15 jours auparavant, une mise en demeure reprenant le détail du calcul des sommes dues ;

l'article 14 de la loi du 14 novembre 2020 est inapplicable puisque la saisie conservatoire est antérieure à son adoption et à son entrée en vigueur le 1er janvier 2021 ;

les conditions nécessaires à la validité d'une saisie conservatoire sont réunies car, d'une part, la créance est fondée en son principe comme étant due au titre du bail formalisé dans un acte sous seing privé, et ce même si la créance n'est pas exigible et fait l'objet d'une contestation sérieuse, d'autre part, il existe une menace manifeste sur le recouvrement de la créance résultant des retards de paiement, du constat d'une situation financière fragile par le président du tribunal de commerce et le cabinet d'expertise comptable du groupe, de tentatives répétées pour se soustraire au paiement des loyers et de la révélation, par la seconde saisie conservatoire, d'un solde de compte nul ;

la Sas [4] ne justifie d'aucun préjudice résultant de la saisie conservatoire, outre qu'elle a attendu près d'un an pour délivrer une assignation en mainlevée.

MOTIFS

Sur la demande d'annulation du procès-verbal de saisie conservatoire du 6 novembre 2021

Selon l'article R. 523-1 3° du code des procédures civiles d' exécution , l'acte d'huissier par lequel le créancier procède à la saisie conservatoire contient, à peine de nullité, le décompte des sommes pour lesquelles la saisie est pratiquée.

En l'espèce, le procès-verbal de saisie conservatoire du 6 novembre 2020 indique que la saisie conservatoire est pratiquée « pour garantir le paiement des sommes suivantes :

Principal............................................... 58 561,34 euros

Total sauf erreur ou omission...............58 561,34 euros. »

C'est par des motifs pertinents, que la cour adopte, que le premier juge a estimé que ce décompte visait ainsi, de manière suffisante au regard des exigences du texte précité, le principal des sommes garanties, excluant de l'assiette de la saisie conservatoire tous intérêts, frais et accessoires. En effet, il est toujours loisible au créancier de ne prendre une mesure conservatoire que pour le principal de sa créance à l'exclusion des intérêts et frais qui pourraient s'ajouter ensuite. Par conséquent, le procès-verbal de saisie conservatoire critiqué est régulier.

Sur l'application de l'article 14 de la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020

Selon les dispositions de l'article L. 511-2 du code des procédures civiles d' exécution , une autorisation préalable du juge pour faire procéder à une saisie conservatoire n'est pas nécessaire lorsque le créancier se prévaut d'un loyer impayé dès lors qu'il résulte d'un contrat écrit de louage d'immeuble.

Cependant, aux termes de l'article 14 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020,

I.-Le présent article est applicable aux personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique affectée par une mesure de police administrative prise en application des 2° ou 3° du I de l'article 1er de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire, du 2° du I de l'article 1er de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire ou du 5° du I de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, y compris lorsqu'elle est prise par le représentant de l'Etat dans le département en application des deux premiers alinéas du III de l'article 1er de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 précitée ou du second alinéa du I de l'article L. 3131-17 du code de la santé publique. Les critères d'éligibilité sont précisés par décret, lequel détermine les seuils d'effectifs et de chiffre d'affaires des personnes concernées ainsi que le seuil de perte de chiffre d'affaires constatée du fait de la mesure de police administrative.

II.-Jusqu'à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la date à laquelle leur activité cesse d'être affectée par une mesure de police mentionnée au I, les personnes mentionnées au même I ne peuvent encourir d'intérêts, de pénalités ou toute mesure financière ou encourir toute action, sanction ou voie d' exécution forcée à leur encontre pour retard ou non-paiement des loyers ou charges locatives afférents aux locaux professionnels ou commerciaux où leur activité est ou était ainsi affectée.

Pendant cette même période, les sûretés réelles et personnelles garantissant le paiement des loyers et charges locatives concernés ne peuvent être mises en œuvre et le bailleur ne peut pratiquer de mesures conservatoires qu'avec l'autorisation du juge, par dérogation à l'article L. 511-2 du code des procédures civiles d' exécution .

(...)

IV.-Le II s'applique aux loyers et charges locatives dus pour la période au cours de laquelle l'activité de l'entreprise est affectée par une mesure de police mentionnée au I.

(...)

VII.-Le présent article s'applique à compter du 17 octobre 2020.

(...).

La loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020 prévoit ainsi que l'article 14 s'applique dès le 17 octobre 2020. Contrairement à ce que soutient l'intimée, cette disposition est donc entrée en vigueur avant la saisie conservatoire critiquée, pratiquée le 6 novembre suivant.

La saisie conservatoire a été pratiquée pour garantie des loyers et charges locatives dus pour le 4ème trimestre 2020, alors que l'activité de la société [4] se trouvait à l'évidence affectée par une mesure de police mentionnée au I de l'article précité, puisqu'il n'est pas contesté que la société [4], exploitant une salle de sport, a fait l'objet d'une fermeture administrative totale entre les 26 septembre 2020 et 9 juin 2021 à la suite de l'arrêté préfectoral n°2020-00770 du 25 septembre 2020.

Il n'est pas davantage contesté et il résulte des pièces comptables produites que la société [4] remplissait les critères d'éligibilité posés par le décret n°2020-1766 du 30 décembre 2020, soit un effectif salarié inférieur à 250 salariés, un chiffre d'affaires réalisé en 2019 inférieur à 50 millions d'euros (en l'occurrence 1.390.768 euros) et une perte de chiffre d'affaires du 1er au 30 novembre 2020 supérieure à 50% par rapport à celui du mois de novembre 2019, puisque, en période de fermeture administrative, elle n'a pu réaliser aucun chiffre d'affaires.

Par conséquent, le 6 novembre 2020, la Sci bailleresse ne pouvait pratiquer une saisie conservatoire qu'avec l'autorisation du juge de l' exécution , par dérogation à l'article L. 511-2 du code des procédures civiles d' exécution .

Il est constant que la Sci ne s'est pas pourvue d'une telle autorisation du juge de l' exécution , de sorte que la saisie conservatoire pratiquée le 6 novembre 2020 doit être annulée et, par suite, sa mainlevée ordonnée.

Il y a donc lieu d'annuler la mesure non pas pour irrégularité du procès-verbal, mais parce qu'elle a été pratiquée sans autorisation du juge de l' exécution , en méconnaissance des dispositions de l'article 14 de la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020.

Sur la demande en dommages-intérêts pour saisie abusive

La société [4] fonde sa demande en dommages-intérêts sur les dispositions de l'article L. 512-2 alinéa 2 du code des procédures civiles d' exécution , selon lesquelles, lorsque la mainlevée a été ordonnée par le juge, le créancier peut être condamné à réparer le préjudice causé par la mesure conservatoire.

Il est de jurisprudence constante que lorsqu'une mesure conservatoire est déclarée infondée ou nulle, le débiteur peut solliciter une indemnisation sans avoir à établir une quelconque faute du créancier. Encore faut-il qu'il établisse l'existence d'un préjudice.

La société [4] soutient que la Sci a fait procéder à la saisie conservatoire en sachant pertinemment que les conditions légales pour ce faire n'étaient pas réunies. Ce faisant, elle invoque une faute qui n'a pas à être démontrée, et qui l'est d'autant moins que le 6 novembre 2020, la bailleresse ne pouvait anticiper la parution de la loi du 14 novembre suivant.

Quant à son préjudice, elle fait valoir que les sommes saisies sur son compte ont amputé sa trésorerie disponible d'une somme de 58.561,34 euros au moment où elle subissait une nouvelle fermeture administrative en raison de la propagation de l'épidémie de Covid 19, ce qui résulte tant des circonstances que du bilan et des comptes de résultat produits pour l'exercice 2020.

Le préjudice subi par l'appelante depuis le 6 novembre 2020 jusqu'à ce jour, ainsi justifié, sera justement réparé par l'octroi d'une indemnité de 6000 euros.

Sur les demandes accessoires

L'issue du litige commande l'infirmation des condamnations accessoires prononcées par le premier juge et la condamnation de la Sci Payo [Adresse 5] aux dépens de première instance et d'appel, les frais de mainlevée de la saisie conservatoire étant nécessairement à la charge du créancier en cas de mainlevée ordonnée par le juge, sans qu'il y ait lieu de l'ordonner.

La Sci Payo [Adresse 5], qui succombe en ses prétentions, sera condamnée à payer à la société [4] une indemnité de 3000 euros en compensation des frais irrépétibles exposés par celle-ci tant en première instance qu'à hauteur d'appel.

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Et statuant à nouveau,

Annule la saisie conservatoire pratiquée le 6 novembre 2020 à la requête de la Sci Payo [Adresse 5] sur les comptes ouverts par la Sas [4] dans les livres de la banque LCL ;

Par voie de conséquence,

Ordonne la mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée le 6 novembre 2020 à la requête de la Sci Payo [Adresse 5] sur les comptes ouverts par Sas [4] dans les livres de la banque LCL ;

Condamne la Sci Payo [Adresse 5] à payer à la Sas [4] la somme de 6000 euros à titre de dommages-intérêts en application des dispositions de l'article L. 512-2 alinéa 2 du code des procédures civiles d' exécution  ;

Condamne la Sci Payo [Adresse 5] à payer à la Sas [4] la somme de 3000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la Sci Payo [Adresse 5] aux dépens de première instance et d'appel.