CEDH, sect. 5, 20 septembre 2022, n° 38288/15
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
ARRET
PARTIES
Demandeur :
Affaire Merahi et Delahaye
Défendeur :
c. France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Síofra O’Leary
Juges :
M. Mits, Mme Mourou-Vikström, M. Chanturia, M. Bårdsen, M. Guyomar, Mme Šimáčková
Avocat(s) :
Me Cormier
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section)
Vu :
la requête (no 38288/15) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, MM. Danny Merahi et Loïc Delahaye et (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 31 juillet 2015,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 août 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne une mesure d’audition libre durant laquelle le premier requérant, M. Merahi, n’a pas reçu notification du droit de garder le silence et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Il a, au cours de son audition, reconnu être le coauteur, avec le deuxième requérant, M. Delahaye, de l’incendie d’un bus. Les deux requérants invoquent une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, au motif qu’ils ont été condamnés pénalement sur le fondement des déclarations recueillies au cours de l’audition de M. Merahi.
EN FAIT
2. Les requérants, M. Merahi et M. Delahaye, sont nés respectivement en 1991 et 1988 et résident en France. Ils ont été représentés par Me S. Cormier, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Le 31 juillet 2010, une enquête est ouverte pour des faits de destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes à la suite de l’incendie d’un bus en stationnement. De premières constatations et analyses sont effectuées. Des morceaux de verre sont retrouvés dans le bus. Les empreintes de M. Merahi sont prélevées sur une bouteille de whisky brisée retrouvée à trente mètres du lieu des faits.
5. Le 14 mai 2011, à 9 h 10, M. Merahi se présente, sur convocation, dans les locaux de la gendarmerie nationale. Le procureur de la République prescrit de l’entendre librement, sous réserve de son accord.
6. M. Merahi, qui a consenti à être entendu librement, est interrogé dans le cadre d’une audition libre par un officier de police judiciaire entre 9 h 10 et 10 h 45. Il est informé des faits qui lui sont reprochés mais ne lui sont notifiées ni la possibilité de mettre fin à l’audition à tout moment ni de celle de garder le silence, et il ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat.
7. Le procès-verbal d’audition est rédigé de la manière suivante :
« J’ai pris connaissance des motifs pour lesquels j’ai été convoqué dans vos locaux, à savoir que l’on me soupçonne d’avoir commis ou participé à la commission de l’infraction suivante : d’avoir à CHAZELLES SUR LYON, dans la nuit du 30 au 31 juillet 2010, entre 01 heures et 2 heures, détruit par incendie un bus stationné 18 rue de la Chapellerie, square Pierre Charves.
Je n’ai pas mis le feu à ce bus mais j’étais présent lors de ces faits.
Je consens à m’expliquer librement sur ces faits que l’on me reproche.
Question : Expliquez-nous les circonstances de cet incendie ?
Réponse : En fait le jour de l’incendie en début de soirée j’avais donné rendez-vous à un collègue pour aller boire une bouteille dans le parc près de chez moi. Je ne connais pas le nom de ce parc. Il se trouve dans mon lotissement. Mon collègue se nomme [M. Delahaye]. Il réside à ST GALMIER. J’ai toujours des contacts avec lui mais moins qu’à l’époque des faits. Nous avions l’habitude de nous retrouver dans ce parc pour boire. [M. Delahaye] m’a rejoint directement au parc. Je crois que nous avions acheté à boire dans un supermarché à CHAZELLES ou ST GALMIER. Il devait y avoir une bouteille de Whisky LABEL 5 de 1 litre. Il n’y avait rien d’autre.
Nous étions tous les deux dans le parc à boire. En face de nous il y avait une dizaine de jeunes dans le parc. Je ne les connais pas. Je ne peux pas dire s’ils étaient là avant ou après nous. Je ne sais pas s’ils sont de Chazelles. Il y avait des filles dans le groupe. Ils se trouvaient vers l’aire de jeu de boules.
Nous avons bu, nous avons mis de la musique avec nos téléphones portables et nous avons fumé des cigarettes. Nous sommes restés seulement tous les deux.
Plus tard dans la soirée, une voiture est arrivée. Je ne sais pas de quelle voiture il s’agissait. Ce devait être une petite voiture. Elle était occupée par quatre personnes.
Le conducteur a baissé sa vitre. Le conducteur s’est adressé à nous en demandant ce que nous faisions ici. Il nous cherchait des noises. Nous on a dit que nous étions tranquilles. Dans la voiture ils ont rigolé entre eux. Les occupants de la voiture étaient des jeunes que nous ne connaissions pas. Ils avaient notre âge.
J’ai dit à [M. Delahaye] de ne rien dire et ces jeunes sont partis dans la descente en longeant le parc.
J’ai dit alors à [M. Delahaye] qu’il fallait partir car je pensais que si ces jeunes revenaient il allait y avoir une bagarre car ils semblaient chercher les ennuis, ils étaient quatre et nous seulement deux.
Nous avons pris la même direction que la voiture pour nous rendre dans un autre endroit sans savoir exactement où.
Nous sommes descendus par la route en laissant la bouteille sur place.
Nous sommes passés à côté d’un bus qui était stationné sur un emplacement de parking le long d’un trottoir devant une maison.
Avec [M. Delahaye] nous nous sommes trouvés sur un stade en stabilisé vers le collège Jacques Brel.
Nous sommes remontés ensuite et nous avons vu que le bus brûlait.
J’ai dit à [M. Delahaye] qu’il ne fallait pas rester car nous allions avoir des ennuis. Je suis vite rentré chez moi et [M. Delahaye] aussi. J’ai planté [M. Delahaye] sur place et j’ai couru chez moi.
Question : Pourquoi avoir agi de la sorte ?
Réponse : Je connais les gens. Je suis un Arabe et pour eux je serais le responsable de cet incendie. Je me suis effectivement comporté comme si j’avais mis le feu au bus. Je me suis enfui et refugié chez moi. Le lendemain je suis allé fumer une cigarette dans le parc et j’ai vu les gendarmes.
Je vous assure que cela s’est passé comme je vous l’ai expliqué.
Question : Qui a pu incendier ce bus selon vous ?
Réponse : Vu le comportement des jeunes dans la voiture je ne serais pas étonné que ce soit eux qui aient incendié le bus.
Question : Comment expliquez-vous que le bus ait été incendié après votre passage ? Réponse : Je n’en sais rien.
Question ; Comment expliquez-vous que l’on ait découvert une empreinte vous appartenant sur la scène de l’infraction ?
Réponse : Je vais vous expliquer la vérité.
Je vous ai dit la vérité pour ce qui est du fait que je me sois retrouvé dans le parc avec [M. Delahaye] le soir des faits.
Nous avons bu de l’alcool, du whisky : une bouteille à deux. Nous écoutions de la musique et d’autres jeunes étaient aussi dans le parc.
Le début nous étions plutôt calmes, ensuite l’alcool nous montant à la tête nous avons fait n’importe quoi.
Sans raison apparente nous avons décidé de mettre le feu à la poubelle du parc. Je ne sais pas qui a eu l’idée de brûler la poubelle. Je ne sais plus qui a mis le feu à cette poubelle nous étions tous les deux. Nous avons pris quelque chose pour le faire brûler et nous l’avons mis dans la poubelle.
Nous sommes alors partis lorsque le feu a pris.
Nous sommes descendus en direction du bus. Nous avions la bouteille avec nous. Je ne sais plus qui de nous de [M. Delahaye] ou de moi avions la bouteille à la main.
Nous avons cassé la bouteille sur le sol. En fait nous étions complètement ivres et nous ne faisions n’importe quoi.
L’alcool m’a rendu complétement dingue. Je précise qu’à cette époque je buvais beaucoup et je me rendais malade avec l’alcool.
Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances je me suis retrouvé à mettre le feu à ce bus.
De ce que je me rappelle, nous avons ouvert la porte arrière du bus. Je ne sais plus comment la porte a été ouverte. C’est [M. Delahaye] qui a ouvert cette porte mais je ne sais pas сomment.
Nous sommes montés dans le bus. Je précise que la porte était située côté haie d’arbustes. Nous avons longé le trottoir entre la haie et le bus pour accéder à la porte. Après avoir ouvert la porte du bus, nous sommes montés dans le bus. Nous ne sommes pas restés longtemps dans le bus. Le but n’était pas de voler des choses. Avec un morceau de carton que nous avons peut-être trouvé dehors nous avons allumé un feu. Je ne sais plus qui de nous l’a fait. Nous avons posé le carton enflammé sur un siège qui s’est enflammé. Le siège en question était celui situé à gauche en entrant par la porte amère. Le feu n’était pas important et nous sommes partis en quittant le bus.
Nous avons constaté que le feu prenait de l’importance à l’intérieur et ensuite il y a eu une explosion.
Je ne me souviens plus si je me trouvais à proximité du bus lors de l’explosion.
Question : Lors des constatations sur le bus il a été découvert des déformations au niveau de la porte de soute située à proximité du milieu du bus. Il semblerait que cette porte ait été forcée car elle est déformée. Par ailleurs des débris de verre ont été découverts dans les restes du bus, au niveau de la même soute. Avez-vous jeté un objet type cocktail Molotov dans cette soute ?
Réponse : Nous n’avons rien jeté dans la soute. Je n’ai pas forcé la porte de cette soute. Peut-être que [M. Delahaye] l’a fait, je ne sais pas je ne l’ai pas vu faire, j’étais caillé.
Question : Nous vous informons qu’un coffret Edf se trouvant près du bus incendié ainsi qu’une haie d’arbustes ont été aussi détruits par le feu. Qu’avez-vous à dire à cela ?
Réponse : Nous n’avons pas mis le feu à ces objets. Ils ont été détruits lors de l’incendie.
Question : Nous vous informons également qu’un véhicule a été endommagé par l’incendie. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet ?
Réponse : En fait nous n’avons pas voulu détruire ces objets ou véhicule volontairement. C’est l’incendie du bus qui a causé ces dégâts.
Question : L’incendie du bus était-il un geste de vengeance ou de représailles vis-à-vis de son propriétaire ?
Réponse : Non pas du tout, je ne connais pas le propriétaire et je suis sûr que lui nous non plus ne me connaît pas. Il n’y avait pas de but précis dans cet incendie. C’est arrivé bêtement. Nous étions dans un état second du fait de l’alcool que nous avions bu.
Question : N’aviez-vous pas fait de mélange alcool stupéfiant ?
Réponse : Non, je ne consomme pas de cannabis ou autre drogue. Seul l’alcool m’a mis dans cet état.
Question : Aviez-vous consommé autre chose qu’un litre de whisky ce soir-là ?
Réponse : Non nous avions bu un litre de whisky à deux.
Question : Confirmez-vous n’avoir été que tous les deux ce soir-là avec [M. Delahaye] ?
Réponse : Oui, je confirme.
Question : Avez-vous pris conscience de la gravité des faits ?
Réponse : Le lendemain oui j’ai réagi à ce que nous avions fait.
Question : Pourquoi ne pas vous être livré aux gendarmes le lendemain ?
Réponse : J’avais peur des conséquences. Je ne peux pas rembourser le prix d’un bus.
Question : Reconnaissez-vous votre participation à cet incendie ?
Réponse : Oui.
Question : Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Réponse : Je n’ai rien de plus à ajouter sur les faits. »
8. À l’issue de l’audition libre, l’officier de police judiciaire informe le procureur de la République qu’au cours de son audition, à 10 h 35, M. Merahi a déclaré que M. Delahaye et lui étaient les auteurs de l’incendie du bus. L’officier reçoit alors pour instruction du procureur de placer M. Merahi en garde à vue.
9. À 10 h 45, M. Merahi est placé en garde à vue et informé de ses droits, notamment de la possibilité de bénéficier d’un entretien confidentiel et de l’assistance d’un avocat lors des auditions et confrontations, ainsi que du droit de garder le silence.
10. M. Merahi demande alors à être assisté d’un avocat, qui se présente à 14 h 50. Il est entendu à deux reprises, en présence de son conseil. Il garde le silence lors de ces auditions. Son avocat formule des observations, soulignant notamment le fait que M. Merahi s’est vu notifier ses droits deux heures après son placement en garde à vue. La garde à vue prend fin le 15 mai 2011 à 9 h 10.
11. Le 14 mai 2011 à 14 h 10, M. Delahaye est, à son tour, placé en garde à vue. Assisté d’un avocat, et s’étant vu notifier le droit de se taire, il garde le silence lors de ses auditions. Sa garde à vue prend fin le 15 mai 2011 à 10 h 40.
12. De nouvelles investigations sont menées. Une analyse des données de téléphonie de M. Merahi et M. Delahaye au moment des faits permet de conclure qu’ils se trouvaient tous les deux sur les lieux des faits ou dans un secteur très proche.
13. Le 17 septembre 2011 à 14 h 15, M. Delahaye est à nouveau entendu dans les locaux de la gendarmerie, cette fois sous le régime de l’audition libre. Informé de la possibilité de garder le silence ou de ne pas répondre aux questions et de quitter les lieux à tout moment, il répond partiellement aux questions des enquêteurs. Le procès-verbal est rédigé de la manière suivante :
« Question : Vous avez fait l’objet d’une audition sous le régime de la garde à vue dans le cadre de la précédente procédure. À ce jour de nouvelles investigations ont été menées. Acceptez-vous d’être auditionné à nouveau librement sachant que vous avez le droit de vous taire, ou de ne pas répondre à nos questions et de quitter nos locaux à tout moment ?
Réponse : J’accepte de répondre à vos questions.
Question : Lors de son audition préliminaire [M. Merahi] a reconnu avoir mis le feu au bus stationné à CHAZELLES dans la nuit du 31 juillet 2010. Il a expliqué son geste et ses explicitations confortent les constatations effectuées par l’expert incendie. Lors de son audition il a déclaré que vous étiez présent au moment des faits. Qu’en est-il ?
Réponse : Je ne veux pas répondre à cette question.
Question : Quel est votre numéro de mobile ?
Réponse : XX.XX.XX.XX.XX, mon opérateur est Bouygues télécom.
Question : Aviez-vous déjà cette même ligne en juillet 2010 ?
Réponse : Je ne sais pas, je ne veux pas dire de bêtises.
Question : En septembre 2010 ou octobre 2010, vous avez été mis en cause dans une procédure pour des faits perpétrés sur la commune de Montrond les Bains. Lors de vos auditions vous avez communiqué cette ligne comme étant la vôtre. On peut aisément pensez que vous étiez titulaire de cette ligne en juillet 2010. Qu’en pensez-vous ?
Réponse : Oui, c’est vrai.
Question : Nous avons effectué des investigations sur la téléphonie de [M. Merahi] et la vôtre au moment des faits. Il s’avère qu’à partir d’un certain créneau horaire entre 22 heures 23 heures, vous déclenchez les mêmes relais que [M. Merahi] ou des relais très proches. On peut facilement imaginer que vous vous trouviez alors dans la même zone géographique. Qu’avez-vous à dire à cela ?
Réponse : Je ne veux pas répondre à cette question.
Question : L’enquête a permis de définir que l’incendie s’est déclenché entre 1 H 15 et 01 H 45 le 31 juillet 2010. Or dans ce créneau horaire votre téléphone déclenche un relai situe à proximité de la zone de l’incendie. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Réponse : Je ne veux pas répondre.
Question : On a pu déterminer d’après la téléphonie qu’au cours de l’été 2010 vous aviez des contacts fréquents avec [M. Merahi]. Il a par ailleurs reconnu que vous vous fréquentiez régulièrement à cette époque. Confirmez-vous cela ?
Réponse : Je ne réponds pas à cette question.
Question : Comprenez-vous que le fait de ne pas répondre aux questions ne vous permet pas de vous disculper par rapport aux faits reprochés ?
Réponse : Je comprends bien mais je ne veux pas répondre à ces questions.
Question : Reconnaissez-vous une quelconque participation à ces faits ?
Réponse : Je ne réponds pas.
Question : Confirmez-vous les dires de [M. Merahi] concernant sa participation a cet incendie du bus à Chazelles sur Lyon ?
Réponse : Je ne réponds pas.
Question : Avez d’autres choses à ajouter ?
Réponse : Je n’ai rien à ajouter. »
14. L’audition prend fin le même jour à 14 h 35. À l’issue de l’enquête, les requérants sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Saint-Étienne pour destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes. Assistés chacun d’un avocat, ils nient être les auteurs des faits.
15. Par un jugement du 16 octobre 2012, le tribunal prononce la relaxe des requérants pour les motifs suivants :
« Attendu que lors de son audition par les services de gendarmerie [M. Merahi] après avoir nié toute participation aux incendies retenus par la prévention, reconnaissait avoir mis le feu à des poubelles puis, en compagnie de [M. Delahaye], au bus de la Société ;
Mais attendu qu’à l’audience [M. Merahi] revenait sur ses aveux et contestait toute participation aux faits reprochés ; que [M. Delahaye] maintenait des dénégations initiales ;
Attendu que la seule présence de l’empreinte génétique de [M. Merahi] sur une bouteille de whisky trouvée à plus de trente mètres des véhicules incendiés est insuffisante en l’absence d’aveu ou d’autre élément de fait pour établir la participation des prévenus aux faits qui leurs sont reprochés,
Qu’il convient de relaxer des fins de la poursuite [M. Delahaye] et [M. Merahi] ; »
16. Le ministère public interjette appel du jugement. Assistés chacun d’un avocat devant la cour d’appel, M. Merahi et M. Delahaye nient à nouveau les faits qui leur sont reprochés. Ils soutiennent que les aveux de M. Merahi au cours de l’audition libre, alors qu’il était placé dans une situation de vulnérabilité sans bénéficier des mêmes garanties qu’une personne gardée à vue, ont été le résultat d’une pression exercée par l’officier de police judiciaire.
17. Dans un arrêt du 28 novembre 2013, la cour d’appel de Lyon infirme le jugement de première instance pour les motifs suivants :
« Il est constant au terme des débats devant la Cour que [M. Merahi] et [M. Delahaye] reconnaissent qu’ils se sont bien trouvés le soir des faits dans un square proche du domicile de [M. Merahi] et à proximité du lieu de l’incendie et qu’ils y ont consommé une importante quantité d’alcool soit une bouteille de whisky à deux.
Au regard des dénégations des deux prévenus quant à leur implication, il convient de reprendre successivement les différents points dont ils font état qui démontrent selon eux leur innocence.
1) Sur le fait que [M. Merahi] était muni de béquilles et se déplaçait trop difficilement pour participer aux faits litigieux.
Le prévenu produit aux débats, en ce sens, des documents médicaux établissant qu’il a été victime d’un accident le 12 juin 2010 lui occasionnant une entorse d’un ligament latéral externe à la cheville droite et une plaie avec perte de substance sur 0,5 cm au niveau du genou droit. [M. Merahi] dit avoir subi en mai 2011 une greffe au niveau du genou.
Il ressort cependant des pièces produites par le prévenu lui-même que les fils qui lui ont été posés le 12 juin 2010 au niveau du genou ont été retirés 10 jours après et que l’attelle qui lui a été prescrite avec les carmes anglaises l’était pour une durée maximum de 10 jours, soit le 22 juin 2010. Il ne justifie de soins infirmiers que jusqu’au 21 juillet 2010. Il n’y a donc pas lieu de retenir qu’à la date des faits soit plus d’un mois plus tard, [M. Merahi] se déplaçait encore difficilement avec des béquilles et ce d’autant que l’utilisation de ces béquilles est contestée par un témoin, mademoiselle [P.P], qui indique que cet été-là, [M. Merahi], avec lequel elle était en contact fréquent, ne se déplaçait pas avec des béquilles.
Enfin, il résulte des déclarations du propre père de [M. Merahi] que celui-ci indique ne pouvoir être certain de la présence de son fils à la maison le soir des faits.
[M. Merahi] lui-même, dans le cadre de son audition libre le 14 mai 2011 au moment où il ne reconnaissait pas encore les faits et donc que sa déposition était selon sa thèse encore spontanée, a indiqué avoir vu de loin que le bus brûlait et avoir « couru » chez lui pour éviter qu’on ne l’accuse. Il apparaît dès lors que [M. Merahi] ne peut être considéré comme handicapé au point qu’il le prétend et qu’il doit être constaté qu’il n’hésite pas à énoncer faussement des faits de nature à le disculper soutenu en cela par son père.
2) Sur les empreintes de [M. Merahi] retrouvées sur la bouteille de whisky à proximité de l’incendie.
Les empreintes digitales de [M. Merahi] ont été retrouvées sur un morceau de bouteille de whisky à trente mètres du bus incendié. [M. Merahi] reconnaît avoir consommé de l’alcool ce soir-là et particulièrement du whisky. [M. Delahaye] reconnaît lui aussi cette consommation dans le square à proximité du domicile de [M. Merahi] et du lieu de l’incendie. Il précise que cette bouteille une fois consommée aurait été abandonnée dans le square.
Les conseils des prévenus relèvent que cette bouteille n’a pas été retrouvée à proximité immédiate du bus incendié, qu’elle n’a pas été mise sous scellé ce qui a empêché une analyse comparative du verre de la bouteille et du verre retrouvé dans le bus incendié et expertisé.
S’il apparaît effectivement regrettable que la bouteille sur laquelle figurait les empreintes de [M. Merahi] n’ait pas été saisie aux fins d’analyse comparative avec le morceau retrouvés dans le bus, les conclusions de l’expert ne permettent pas d’exclure que le verre retrouvé dans le bus incendié soit le même puisque qu’il y est dit que le verre utilisé pour la fabrication des bouteilles est constitué de verre creux comme celui du fragment analysé dont l’expert conclut qu’il s’agit vraisemblablement d’un objet de décoration de type lampe mais sans être affirmatif.
Par ailleurs, au vu des déclarations de [M. Merahi] sur les conditions de déclenchement de l’incendie celui-ci n’a, à aucun moment, prétendu s’être servi de la bouteille de whisky mais il a exposé avoir utilisé un carton, l’expert précisant qu’aucun accélérateur de feu n’a été utilisé dans cet incendie.
Il apparaît donc que la présence de la bouteille de whisky avec les empreintes de [M. Merahi] corrobore ses déclarations quant à sa présence le jour des faits et à la consommation importante d’alcool que les deux prévenus reconnaissent aujourd’hui.
3) Sur les déclarations de [M. Merahi] devant les gendarmes.
[M. Merahi] fait valoir qu’il a subi une pression de la part des militaires de la gendarmerie dans le cadre de son audition libre pour reconnaître avoir commis les faits, faute de quoi il serait placé en garde à vue. Il prétend que les gendarmes lui ont suggéré voire dicté l’essentiel des déclarations qu’il a faites devant eux et qu’il a accepté de signer en contrepartie de quoi les gendarmes lui aurait promis l’absence de poursuites pénales.
Il y a tout d’abord lieu de rappeler que l’audition libre est légale et prévue par l’article 73 du code de procédure pénale et que l’assistance obligatoire d’un avocat pendant l’audition n’est prévue par les textes qu’en cas de garde à vue de l’intéressé.
[M. Merahi] a donc été entendu par les militaires de la gendarmerie de manière strictement régulière.
Il y a ensuite lieu de relever que celui-ci avait déjà été entendu dans le cadre de procédures antérieures et qu’il est de ce fait peu crédible à prétendre qu’ayant donné son nom aux gendarmes, ceux-ci lui auraient indiqué et qu’il aurait cru à l’absence de toutes poursuites pénales alors que [M. Merahi] énonce clairement dans le même temps que l’objectif des enquêteurs était la recherche du responsable.
Par ailleurs, il y a lieu de relever que [M. Merahi] ne s’est pas contenté dans le cadre de cette audition de donner son nom comme responsable mais a également exposé la participation de [M. Delahaye]., ce qui n’était nullement utile si le seul objectif poursuivi par les militaires de la gendarmerie était l’obtention d’un nom à faire figurer en procédure comme il le soutient encore devant la Cour.
Enfin, si les militaires de la gendarmerie lui avaient, comme le prétend [M. Merahi], dicté de toute pièce une déposition longue et détaillée dans le seul but de le désigner comme coupable, ils n’auraient certainement pas repris au procès-verbal les déclarations de [M. Merahi] sur le fait que le feu a été initialement déclenché à l’arrière du bus mais aurait fait correspondre les déclarations du coupable avec le rapport d’expertise qui localise lui le départ de feu au milieu du bus.
4) Sur l’exploitation de la téléphonie des appareils de [M. Merahi] et [M. Delahaye]
L’étude de la téléphonie de [M. Merahi] permet de confirmer que son téléphone a déclenché la nuit des faits les relais couvrant la zone où s’est produite l’incendie.
Il est en relation fréquente à cette époque avec [M. Delahaye] et notamment dans le début de la soirée du 30 juillet mais plus dans la suite de la soirée ce qui permet de penser qu’ils étaient alors ensemble.
Les 30 et 31 juillet 2009, [M. Merahi] a eu plusieurs échanges vocaux et surtout par SMS avec [M. Delahaye] et deux jeunes filles, [C.F.] et [P.P.], cette dernière étant à la fois celle qu’il a jointe la dernière avant les faits (appel vocal entre O H et 2 H le 31/10) et la première après les faits (par sms entre 2 H et 13 H). Elle dit l’avoir fréquenté cet été-là mais n’avoir eu aucune conversation avec lui sur l’incendie. Elle est aussi celle qui témoigne de ce qu’il n’était pas doté de béquilles à cette période.
[C.F.] n’a rien non plus à déclarer sur les faits elle indique seulement qu’à cette période, [M. Merahi] buvait beaucoup.
Par ailleurs et contrairement à ce que le conseil de [M. Delahaye] a soutenu, les services de gendarmerie ont bien effectué des recoupements entre l’incendie du bus avec d’autres procédures et notamment celle de l’incendie d’un bâtiment proche sur la commune de Montrond les bains quelques semaines auparavant pour lequel un certain [JJ.A.] défavorablement connu était soupçonné.
Après l’identification du numéro de téléphone de monsieur [JJ.A.], il a été constaté que [JJ.A.] avait été en relation avec [M. Merahi] à plusieurs reprises 1 mois avant les faits ce qui n’a pas permis d’établir de lien avec les présents faits.
L’étude de la téléphonie de [M. Delahaye] permet de confirmer que son téléphone a bien déclenché la nuit des faits les mêmes relais que ceux de [M. Merahi]. Par ailleurs, [M. Merahi] et [M. Delahaye] s’appellent en début de soirée puis des SMS sont échangés entre eux dans la journée du 31 octobre. Un appel de l’appareil de [M. Delahaye] est localisé à Chazelle le soir de l’incendie et à Saint-Galmier le lendemain.
Il apparaît en conséquence qu’il existe donc un ensemble d’éléments qui établit que les deux prévenus étaient bien sur les lieux de l’incendie et dans un laps de temps très proche des faits, très alcoolisés. Les tentatives de [M. Merahi] de faire reconnaître son incapacité à se déplacer par de fausses déclarations et l’extrême réticence de [M. Delahaye] à reconnaître sa présence sur les lieux avec [M. Merahi] malgré l’étude de la téléphonie des numéros des prévenus accréditent la version initialement énoncée par [M. Merahi] devant les gendarmes, laquelle apparaît comme retraçant l’exacte chronologie des faits et non une version « arrangée » par les services enquêteurs. Il y a donc lieu de retenir leur culpabilité quant aux faits reprochés et de réformer la décision déférée sur la culpabilité. »
18. La cour d’appel déclare les requérants coupables des faits reprochés et les condamne à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis, assortie d’une mise à l’épreuve pendant trois ans. Ils sont en outre condamnés solidairement à payer aux parties civiles les sommes de 200 843,75 euros (EUR) à titre de dommages et intérêts à la société IVECO outre 1 000 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale (CPP), 571 EUR à titre de dommages et intérêts à la société LOIRE CONVOYAGE outre 1 000 EUR au titre de l’article 475-1 du CPP, 3 774,11 EUR à titre de dommages et intérêts à la société GAN outre 1 000 EUR au titre de l’article 475-1 du CPP, 2 662,87 EUR à titre de dommages et intérêts à la commune de Chazelle outre 1 000 EUR au titre de l’article 475-1 du CPP.
19. M. Merahi se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 28 novembre 2013. Dans son mémoire devant la Cour de cassation, il invoque notamment une atteinte à l’article 6 de la Convention, faisant grief à l’arrêt d’appel de s’être fondé, pour le déclarer coupable, sur les déclarations recueillies au cours de son audition libre, qui s’est déroulée sans l’assistance d’un avocat et sans qu’il ait été informé de son droit de garder le silence.
20. Pour sa part, M. Delahaye se borne à produire des observations à l’appui du pourvoi de M. Merahi, s’associant aux moyens soulevés par celui‑ci et tendant à ce que la Cour de cassation étende à son bénéfice, sur le fondement de l’article 612-1 du CPP, les effets de la cassation potentielle.
21. Par un arrêt du 18 février 2015, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par M. Merahi notamment pour les motifs suivants :
« [...] si la personne entendue sous le régime de l’audition libre n’a pas été avertie expressément de son droit de quitter à tout moment les locaux de la gendarmerie, l’arrêt n’encourt pour autant pas le grief invoqué dès lors que la cour d’appel s’est fondée, notamment, sur d’autres éléments que les déclarations recueillies au cours de cette audition libre [...] »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- La pratique de l’audition libre à la date des faits litigieux
22. Avant le 1er juin 2011, la pratique de l’audition libre n’était pas encadrée par la loi. Sous l’empire de l’article 62 du CPP dans sa version alors applicable, la Cour de cassation avait jugé « qu’aucun texte n’impos[ait] le placement en garde à vue d’une personne qui, pour les nécessités de l’enquête, accepte (...) de se présenter sans contrainte aux officiers de police judiciaire afin d’être entendue et n’est à aucun moment privée de sa liberté d’aller et venir » (Crim, 3 juin 2008, no 08-81932).
Article 62
(version en vigueur du 10 mars 2004 au 01 juin 2011)
« L’officier de police judiciaire peut appeler et entendre toutes les personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les faits ou sur les objets et documents saisis.
Les personnes convoquées par lui sont tenues de comparaître. L’officier de police judiciaire peut contraindre à comparaître par la force publique les personnes [se trouvant sur le lieu de l’infraction]. Il peut également contraindre à comparaître par la force publique, avec l’autorisation préalable du procureur de la République, les personnes qui n’ont pas répondu à une convocation à comparaître ou dont on peut craindre qu’elles ne répondent pas à une telle convocation.
Il dresse un procès-verbal de leurs déclarations. Les personnes entendues procèdent elles-mêmes à sa lecture, peuvent y faire consigner leurs observations et y apposent leur signature. Si elles déclarent ne savoir lire, lecture leur en est faite par l’officier de police judiciaire préalablement à la signature. Au cas de refus de signer le procès-verbal, mention en est faite sur celui-ci.
Les agents de police judiciaire désignés à l’article 20 peuvent également entendre, sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, toutes personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les faits en cause. Ils dressent à cet effet, dans les formes prescrites par le présent code, des procès-verbaux qu’ils transmettent à l’officier de police judiciaire qu’ils secondent.
Les personnes à l’encontre desquelles il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps strictement nécessaire à leur audition. »
23. En 2010, environ la moitié des auditions de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions était alors réalisée sous le régime de l’audition librement consentie, sans placement en garde à vue (Rapport no 3040 fait au nom de la commission des lois de l’Assemblée Nationale, déposé le 15 décembre 2010, sur le projet de loi relatif à la garde à vue).
24. L’article 73 du CPP dans sa rédaction applicable à la date des faits litigieux, disposait que :
Article 73
Version en vigueur du 08 avril 1958 au 01 juin 2011
« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. »
- Les modifications ultérieures
25. Dans sa décision no 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré les articles 62, 63, 63-1, 63-4 alinéas 1 à 6, et 77 du CPP contraires à la Constitution au motif qu’ils « n’institu[ai]ent pas les garanties appropriées à l’utilisation qui était faite de la garde à vue compte tenu des évolutions précédemment rappelées ».
26. À la suite de cette décision, la loi no 2011-392 du 14 avril 2011, entrée en vigueur le 1er juin 2011, a notamment modifié les articles 62 et suivants du CPP. Aux termes du nouvel article 62 :
Article 62
Version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014
« Les personnes à l’encontre desquelles il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps strictement nécessaire à leur audition, sans que cette durée ne puisse excéder quatre heures.
S’il apparaît, au cours de l’audition de la personne, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, elle ne peut être maintenue sous la contrainte à la disposition des enquêteurs que sous le régime de la garde à vue. Son placement en garde à vue lui est alors notifié dans les conditions prévues à l’article 63. »
Article 63
Version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014
« I.-Seul un officier de police judiciaire peut, d’office ou sur instruction du procureur de la République, placer une personne en garde à vue.
Dès le début de la mesure, l’officier de police judiciaire informe le procureur de la République, par tout moyen, du placement de la personne en garde à vue. Il lui donne connaissance des motifs justifiant, en application de l’article 62-2, ce placement et l’avise de la qualification des faits qu’il a notifiée à la personne en application du 2o de l’article 63-1. Le procureur de la République peut modifier cette qualification ; dans ce cas, la nouvelle qualification est notifiée à la personne dans les conditions prévues au même article 63-1.
II.-La durée de la garde à vue ne peut excéder vingt-quatre heures.
Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt‑quatre heures au plus, sur autorisation écrite et motivée du procureur de la République, si l’infraction que la personne est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre est un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement supérieure ou égale à un an et si la prolongation de la mesure est l’unique moyen de parvenir à l’un au moins des objectifs mentionnés aux 1o à 6o de l’article 62-2.
L’autorisation ne peut être accordée qu’après présentation de la personne au procureur de la République. Cette présentation peut être réalisée par l’utilisation d’un moyen de télécommunication audiovisuelle. Elle peut cependant, à titre exceptionnel, être accordée par une décision écrite et motivée, sans présentation préalable.
III.-L’heure du début de la mesure est fixée, le cas échéant, à l’heure à laquelle la personne a été appréhendée.
Si une personne a déjà été placée en garde à vue pour les mêmes faits, la durée des précédentes périodes de garde à vue s’impute sur la durée de la mesure. »
27. Dans une décision no 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il résultait nécessairement de ces dispositions qu’une personne à l’encontre de laquelle il apparaissait qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner qu’elle avait commis ou tenté de commettre une infraction pouvait être entendue par les enquêteurs en dehors du régime de la garde à vue dès lors qu’elle n’était pas maintenue à leur disposition sous la contrainte. Il a ensuite considéré que le respect des droits de la défense exigeait qu’une personne contre laquelle il existait de telles raisons « ne pouvait être entendue librement par les enquêteurs que si elle [avait été] informée de la nature et de la date de l’infraction qu’on la soupçonn[ait] d’avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie ». Il en a déduit que, sous cette réserve, les dispositions du second alinéa de l’article 62 du CPP ne méconnaissait pas les droits de la défense et était conforme à la Constitution.
28. La loi no 2011-392 du 14 avril 2011 a également ajouté un alinéa à l’article préliminaire du CPP et un second alinéa à l’article 73 de ce même code.
Article préliminaire
Version en vigueur du 01 juin 2011 au 07 août 2013
« (...)
En matière criminelle et correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui. »
Article 73
Version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014
« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche.
Lorsque la personne est présentée devant l’officier de police judiciaire, son placement en garde à vue, lorsque les conditions de cette mesure prévues par le présent code sont réunies, n’est pas obligatoire dès lors qu’elle n’est pas tenue sous la contrainte de demeurer à la disposition des enquêteurs et qu’elle a été informée qu’elle peut à tout moment quitter les locaux de police ou de gendarmerie. Le présent alinéa n’est toutefois pas applicable si la personne a été conduite par la force publique devant l’officier de police judiciaire. »
29. En ce qui concerne les modifications des dispositions relatives à l’ensemble des droits du suspect lors de l’audition libre intervenues depuis la loi no 2014-535 du 27 mai 2014 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, entrée en vigueur le 2 juin 2014, la Cour renvoie à la description du droit interne pertinent qui figure dans l’arrêt Dubois c. France (no 52833/19, §§ 26 à 35, 28 avril 2022).
- Les exceptions de nullité de la procédure
30. L’article 385 alinéa 1 du CPP dispose que :
« Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu’il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d’instruction ou la chambre de l’instruction.
(...) »
- La possibilité d’étendre les effets d’une décision de la Cour de cassation aux parties ne s’étant pas pourvues
31. L’article 612-1 du CPP dispose que :
« En toute matière, lorsque l’intérêt de l’ordre public ou d’une bonne administration de la justice le commande, la Cour de cassation peut ordonner que l’annulation qu’elle prononce aura effet à l’égard des parties à la procédure qui ne se sont pas pourvues.
Le condamné qui ne s’est pas pourvu et au profit duquel l’annulation de la condamnation a été étendue en application des dispositions du premier alinéa ne peut être condamné à une peine supérieure à celle prononcée par la juridiction dont la décision a été annulée. »
- La possibilité de réouverture du procès pénal
32. L’article 622-1 du CPP dispose que :
« Le réexamen d’une décision pénale définitive peut être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’une infraction lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a été prononcée en violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne, pour le condamné, des conséquences dommageables auxquelles la satisfaction équitable accordée en application de l’article 41 de la convention précitée ne pourrait mettre un terme. Le réexamen peut être demandé dans un délai d’un an à compter de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Le réexamen d’un pourvoi en cassation peut être demandé dans les mêmes conditions. »
EN DROIT
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 c) DE LA CONVENTION
33. Les requérants invoquent une violation de la Convention, dans la mesure où leur condamnation pénale s’est fondée sur les déclarations recueillies au cours de l’audition libre de M. Merahi, à l’occasion de laquelle il ne s’est pas vu notifier le droit de garder le silence et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
(...) »
- Sur la recevabilité
- Sur la question de l’épuisement des voies de recours internes
a) Thèses des parties
- Concernant M. Merahi
34. Le Gouvernement soutient que M. Merahi n’a pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir soulevé, sur le fondement de l’article 385 alinéa 1 du CPP, une exception de nullité devant la cour d’appel pour se plaindre des modalités de son audition libre (voir paragraphe 30 ci‑dessus).
35. M. Merahi rappelle qu’aussi bien son conseil que celui de M. Delahaye ont déposé des conclusions devant la cour d’appel, aux termes desquelles étaient contestées les modalités de son audition libre et, plus précisément, l’absence de notification du droit de quitter les lieux à tout moment, du droit de garder le silence et du droit à l’assistance d’un avocat. M. Merahi précise que leurs conseils ont soutenu devant la cour d’appel que les modalités de son audition avaient porté atteinte notamment à l’article préliminaire du CPP et à l’article 6 de la Convention. M. Merahi en déduit que la cour d’appel a été mise en mesure de redresser les violations alléguées.
- Concernant M. Delahaye
36. Le Gouvernement soutient que M. Delahaye n’a pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel.
37. M. Delahaye fait valoir qu’un pourvoi en cassation a été formé par M. Merahi, de sorte que la Cour de cassation a bien été saisie de la violation de la Convention alléguée et mise à même d’y porter remède. Il ajoute qu’il a produit des observations devant la Cour de cassation, s’associant aux moyens soulevés par M. Merahi et tendant à ce que les effets de la cassation potentielle lui soient étendues.
b) Analyse de la Cour
- Principes généraux
38. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 142, CEDH 2010 et Matalas c. Grèce, no 1864/18, §§ 23-25, 25 mars 2021).
39. La Cour rappelle également que le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours à épuiser en principe pour se conformer aux exigences de l’article 35 (Remli c. France, 23 avril 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI, et Jans c. Belgique (déc.), no 68494/10, §§ 24-27, 1er octobre 2013).
- Application au cas d’espèce
α) Concernant M. Merahi
40. La Cour relève, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, que M. Merahi n’a pas soulevé devant la cour d’appel d’exception de nullité de la procédure.
41. Elle note cependant que si M. Merahi n’a pas usé de cette possibilité, il a contesté les modalités de son audition libre dans son argumentation au fond.
42. Dans ces conditions, et alors même qu’il n’a pas soulevé devant elle d’exception de nullité de la procédure, M. Merahi doit être regardé comme ayant mis la cour d’appel en mesure de se prononcer sur le respect des droits qu’il tient de l’article 6 de la Convention au cours de son audition libre, ce qu’elle a fait en en reconnaissant expressément la régularité (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour note en outre que, saisie d’un moyen sur ce point, la Cour de cassation s’est penchée sur les modalités de l’audition libre et a considéré, au terme de son examen, qu’elles étaient sans conséquence sur l’issue de la procédure pénale dès lors que la cour d’appel s’était fondée sur d’autres éléments que les déclarations recueillies au cours de cette audition (voir paragraphe 21 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour considère que le grief tiré de la méconnaissance des droits protégés par l’article 6 soulevé devant elle a bien été invoqué en substance dans le cadre des procédures diligentées devant les juridictions internes.
43. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
β) Concernant M. Delahaye
44. La Cour constate, à l’instar du Gouvernement, que M. Delahaye n’a pas présenté de pourvoi en cassation en son nom contre l’arrêt de la cour d’appel du 28 novembre 2013 (voir paragraphe 20 ci-dessus). Elle note que M. Delahaye fait valoir qu’en s’associant au pourvoi de M. Merahi, il a demandé à la Cour de cassation l’extension à son bénéfice des effets d’une cassation éventuelle. Le Gouvernement ne se prononce pas sur cette possibilité.
45. La Cour note que les dispositions de l’article 612-1 du CPP (voir paragraphe 31 ci-dessus) ne prévoient aucun droit au bénéfice de la cassation obtenue par d’autres parties, puisqu’il conditionne l’extension d’un succès éventuel à l’intérêt de l’ordre public ou d’une bonne administration de la justice, sous l’appréciation de la Cour de cassation, qui n’est pas tenue de l’accorder (voir, en ce sens, Vassis et autres c. France, no 62736/09, §§ 33 à 34, 27 juin 2013).
46. Au cas d’espèce, la Cour relève que dans ses observations produites au soutien du pourvoi formé par M. Merahi, M. Delahaye s’est borné à demander à la Cour de cassation, en se prévalant de l’indivisibilité de l’instance pénale, d’user du pouvoir qu’elle tient de l’article 612-1 du CPP sans aucunement contester, en tant qu’il le concerne, l’arrêt de la cour d’appel.
47. Il s’ensuit que la requête, en ce qui concerne M. Delahaye, doit être rejetée pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
- Sur la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal
a) Thèses des parties
48. Les parties s’accordent sur le fait que M. Merahi, au moment de son audition libre, se trouvait « accusé » pénalement au sens de cette disposition.
b) Analyse de la Cour
- Principes généraux
49. Sur cette question, la Cour renvoie au rappel des principes généraux qui figure dans les arrêts Dubois, précité, §§ 39 à 44 et Wang c. France, no 83700/17, §§ 36 à 41, 28 avril 2022.
- Application au cas d’espèce
50. S’agissant de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal à l’audition libre telle qu’elle est prévue en droit français, la Cour renvoie également aux arrêts Dubois et Wang, précités, respectivement § 45 et § 42.
51. En l’espèce, la Cour note que M. Merahi a fait l’objet d’une audition libre d’une durée d’une heure et trente-cinq minutes, le 14 mai 2011, dans les locaux de la gendarmerie. À cette occasion, il a été informé du fait qu’il était soupçonné d’avoir détruit par incendie un bus stationné. La Cour en déduit, à l’instar des parties (voir paragraphe 48 ci-dessus), que le requérant doit être regardé comme « accusé » au sens de l’article 6 de la Convention.
- Conclusion
52. Enfin, en ce qui concerne M. Merahi, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
- Sur le fond
- Thèses des parties
a) M. Merahi
53. M. Merahi considère qu’il a fait l’objet d’une mesure de contrainte lors de son audition, au même titre qu’une personne gardée à vue. Or, il rappelle que toute personne privée de sa liberté doit bénéficier de l’assistance d’un avocat, sauf à porter atteinte aux droits de la défense.
54. Il souligne que, contrairement à ce qu’avance le Gouvernement (voir paragraphe 61 ci-dessous), c’est dans ces conditions, alors qu’il était vulnérable, sans l’assistance d’un avocat, et qu’il ne pouvait pas déduire son droit de garder le silence du droit de quitter les lieux à tout moment, puisque ce droit ne lui avait pas non plus été notifié, qu’il s’est auto-incriminé.
55. M. Merahi ajoute que par la suite, M. Delahaye et lui-même ont fermement contesté les faits reprochés. Il en déduit que les déclarations recueillies au cours de l’audition libre ont manifestement et substantiellement affecté sa position et sa crédibilité.
56. Il considère que ses déclarations ont joué un rôle déterminant dans la suite de la procédure. En effet, il relève qu’une fois celles-ci écartées par le tribunal correctionnel, ce dernier a conclu qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour entrer en voie de condamnation, la seule présence de l’empreinte digitale de M. Merahi sur une bouteille retrouvée à plus de trente mètres de l’incendie étant regardée, en l’absence de réitération d’aveux, insuffisante à établir sa culpabilité.
57. M. Merahi relève que la cour d’appel, quant à elle, non seulement n’a pas écarté les déclarations litigieuses, mais encore s’est fondée principalement, voire exclusivement, sur ces dernières pour entrer en voie de condamnation. Il en conclut que la cour d’appel n’aurait pas reconnu les requérants coupables si M. Merahi avait gardé le silence lors de son audition.
58. M. Merahi estime que ces défaillances ont porté atteinte à son droit à un procès équitable.
b) Le Gouvernement
59. Le Gouvernement rappelle tout d’abord, d’une manière générale, que la mesure de garde à vue est une mesure de contrainte, qui n’est pas anodine, et qui répond à des critères définis qui, s’ils ne sont pas remplis, n’en nécessitent pas la mise en œuvre. Un placement en garde à vue est une atteinte à la liberté d’aller et venir soumise aux principes de la nécessité, de la proportionnalité et de la légalité.
60. Le Gouvernement rappelle ensuite les principes dégagés par la Cour en matière de garde à vue, considérant toutefois qu’ils ne peuvent être transposés à l’identique à l’audition libre. D’après lui, un contrôle moins strict doit être appliqué par la Cour dans le cas de l’audition libre puisque la personne ne fait pas l’objet d’une mesure coercitive, mais, au contraire, peut y mettre fin à tout moment, ce qui lui est rappelé dès le début de l’audition.
61. La personne ne se trouverait donc pas, d’après le Gouvernement, dans la même situation de vulnérabilité que la personne placée en garde à vue, qui exige la présence d’un avocat et la notification du droit de garder le silence. Le droit de garder le silence, même lorsqu’il n’est pas explicitement notifié, découlerait implicitement du droit de mettre fin à l’audition à tout moment et de quitter les lieux.
62. Le respect de ces droits ne serait pas en principe requis dans le cas d’une audition libre. Ceux-ci représenteraient néanmoins des garanties supplémentaires du procès équitable et leur respect devrait, à ce titre, être vérifié dans le cadre de l’appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble. La démonstration de raisons impérieuses ne devrait dès lors pas être imposée par la Cour au Gouvernement.
63. Au cas d’espèce, le Gouvernement considère que la procédure interne applicable à l’audition libre au moment des faits a été respectée. S’agissant de l’équité de la procédure dans son ensemble, il s’en rapporte à la sagesse de la Cour.
- Analyse de la Cour
a) Principes généraux
64. La Cour renvoie aux principes généraux rappelés dans les arrêts Dubois, précité, §§ 64 à 68 et Wang, précité, §§ 63 à 67.
b) Application au cas d’espèce
65. La Cour précise d’emblée qu’elle suivra les étapes de son analyse dans les arrêts Dubois et Wang, précités, respectivement §§ 69 à 92 et §§ 73 à 91.
66. La Cour note qu’à l’époque des faits, le 14 mai 2011, en matière d’audition libre, la législation française en vigueur ne prévoyait ni le droit de garder le silence ni le droit à l’assistance d’un avocat (voir paragraphes 22 et suivants ci-dessus). Aucune garantie particulière n’était d’ailleurs prévue par le CPP au profit de la personne entendue librement.
67. La Cour relève toutefois que M. Merahi a bénéficié, dans le cadre de sa garde à vue postérieure à l’audition libre litigieuse, d’un certain nombre de garanties. Ainsi, il a été informé du fait qu’il bénéficiait du droit, d’une part, d’être assisté par un avocat et, d’autre part, lors des auditions, de faire des déclarations, de répondre aux questions ou de se taire. Il a d’ailleurs immédiatement demandé à être assisté par un avocat et les interrogatoires n’ont débuté qu’après l’arrivée de son conseil. L’avocat désigné a pu non seulement communiquer avec M. Merahi de manière confidentielle à son arrivée, pendant vingt minutes, mais a également assisté à ses auditions. La Cour note que dès l’instant où M. Merahi a bénéficié de l’assistance d’un avocat dans le cadre de sa garde à vue, il a choisi de garder le silence.
68. Revenant sur le déroulement de l’audition libre, la Cour constate que M. Merahi, informé des faits qui lui étaient reprochés dès le début de celle‑ci, a consenti à être entendu librement. Elle souligne toutefois, à la lumière des considérations figurant aux paragraphes 50 et 51 ci-dessus, qu’alors même qu’en principe, il devait pouvoir quitter les lieux à tout moment, il n’était pas encore prévu à cette époque que ce droit lui soit expressément notifié. La Cour considère dès lors que, dans la pratique, M. Merahi se trouvait, de manière analogue à un suspect placé en garde à vue, dans une situation asymétrique, seul face aux questions des enquêteurs et sans l’assistance d’un avocat.
69. La Cour prend acte notamment de l’intervention postérieure, et dès lors sans effet concret sur la situation du requérant, des réformes législatives, qui ont progressivement et largement renforcé les droits de la personne auditionnée librement, pour aboutir, à l’heure actuelle, à un régime quasiment identique à celui de la garde à vue (voir Dubois, précité, §§ 26 à 35).
70. Ainsi, il n’est pas contesté que les restrictions litigieuses aux garanties posées par l’article 6 résultaient de la loi française applicable au moment des faits. Or, la Cour a rappelé, s’agissant en particulier des restrictions à l’accès à un avocat pour des raisons impérieuses, qu’elles ne sont permises durant la phase préalable au procès que dans des cas exceptionnels, et qu’elles doivent être de nature temporaire et reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce (Beuze, précité, § 161, s’agissant d’une personne placée en garde à vue). Tel n’a clairement pas été le cas en l’espèce.
71. En outre, le Gouvernement, auquel il appartenait, contrairement à ce qu’il soutient, d’avancer des raisons impérieuses (voir paragraphe 62 ci‑dessus), n’a pas établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions dont a fait l’objet le droit du requérant et il n’appartient pas à la Cour d’en chercher de son propre chef (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 130, 12 mai 2017 et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 163, 9 novembre 2018). Il est vrai que les observations du Gouvernement sont parvenues à la Cour avant les arrêts Dubois et Wang, précités. En tout état de cause, il ne ressort pas des pièces du dossier soumis à la Cour l’existence de raisons impérieuses de nature à justifier en l’espèce les restrictions susmentionnées.
72. Dans ces conditions, la Cour doit évaluer l’équité de la procédure en exerçant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale (Olivieri c. France, no 62313/12, § 33, 11 juillet 2019 et Bloise c. France, no 30828/13, § 52, 11 juillet 2019). La charge de la preuve pèse ainsi sur le Gouvernement, qui doit démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable (Beuze, précité, § 165).
73. Il revient à présent à la Cour de rechercher, au regard des différents facteurs découlant de sa jurisprudence tels qu’ils ressortent des arrêts Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 274, 13 septembre 2016, Simeonovi et Beuze (précités, respectivement §§ 120 et 150), et dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, si, combiné au défaut de notification du droit de garder le silence, le fait d’avoir été privé de la possibilité d’être assisté d’un avocat a ou non affecté l’équité de la procédure dans son ensemble.
74. La Cour estime important de souligner, comme elle l’a fait dans d’autres affaires relatives à l’article 6 § 1 de la Convention dans lesquelles un examen de l’équité globale de la procédure était en cause, qu’elle ne doit pas s’ériger en juge de quatrième instance. Lors de cet examen, elle est toutefois appelée à examiner soigneusement le déroulement de la procédure au niveau interne.
75. La Cour relève tout d’abord qu’alors même que M. Merahi n’était pas a priori d’une vulnérabilité particulière et que son audition n’a duré qu’une heure et trente-cinq minutes, il a soutenu devant les juridictions internes avoir subi une certaine pression de la part de l’officier de police judiciaire au cours de l’interrogatoire, qui l’aurait poussé aux aveux.
76. En tout état de cause, la Cour considère, à la lumière des éléments relevés aux paragraphes précédents, que le requérant se trouvait placé dans une situation de vulnérabilité au sens de sa jurisprudence (voir en ce sens, pour la vulnérabilité inhérente à la qualité de suspect mutatis mutandis, Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008 et Beuze, précité, §§ 126 et 127).
77. Ensuite, la Cour note qu’au cours de l’audition libre, M. Merahi a reconnu avoir commis l’infraction (voir paragraphe 7 ci-dessus). Il s’est donc auto‑incriminé au sens de la jurisprudence de la Cour (Beuze, précité, §§ 178 et 179).
78. La Cour relève également que M. Merahi n’a pas réitéré ses aveux par la suite, à partir du moment où il a bénéficié des conseils d’un avocat, que ce soit lors de la garde à vue qui a suivi l’audition libre ou devant les juridictions internes.
79. La Cour doit à présent rechercher si les restrictions litigieuses aux droits garantis ont été compensées de telle manière que la procédure peut être considérée comme ayant été équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 165). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions internes ont procédé à l’analyse nécessaire de l’incidence de l’absence d’avocat et du défaut de notification du droit de garder le silence à un moment crucial de la procédure (ibidem, §§ 174 et 176). Sur ce point, la Cour constate que le Gouvernement s’en remet à son appréciation (voir paragraphe 63 ci-dessus).
80. En premier lieu, il est vrai que M. Merahi a pu, dans les phases ultérieures de la procédure, valablement se défendre et faire valoir ses arguments avec le concours d’un avocat, d’abord au cours de sa garde à vue, puis devant les juridictions du fond, notamment pour discuter des différents éléments de preuve, en première instance comme en appel, dans le cadre du recours qui lui était ouvert et qu’il a pu exercer, et, enfin, devant la Cour de cassation, qui était saisie de son pourvoi. Cette dernière a examiné les moyens soulevés par M. Merahi avant de rejeter le pourvoi, considérant que la cour d’appel s’était fondée, notamment, sur d’autres éléments que les déclarations recueillies au cours de l’audition libre (voir paragraphe 21 ci-dessus).
81. En deuxième lieu, la Cour relève que M. Merahi et M. Delahaye ont été relaxés en première instance, le tribunal correctionnel ayant décidé d’écarter les déclarations de M. Merahi recueillies au cours de son audition libre dès lors que ce dernier était revenu sur ses aveux à l’audience et parce que la seule présence de son empreinte digitale, retrouvée sur une bouteille à trente mètres du bus, était insuffisante dans la mesure où il a estimé que les autres éléments dossier n’étaient pas suffisants pour parvenir à un constat de culpabilité (voir paragraphe 15 ci-dessus).
82. En troisième lieu, la Cour relève que la cour d’appel a infirmé cette solution : elle a jugé que l’audition libre avait été « strictement régulière », précisant qu’elle était « légale et prévue par l’article 73 du [CPP] et que « l’assistance obligatoire d’un avocat pendant l’audition n’[était] prévue par les textes qu’en cas de garde à vue de l’intéressé » (voir paragraphe 17 ci‑dessus).
83. Sur ce point, la Cour souligne que s’il est vrai que l’audition libre était visée par l’article 73 du CPP dans sa version applicable à la date à laquelle la cour d’appel a statué, elle ne l’était pas par celle applicable à la date de l’audition litigieuse (voir paragraphes 24 et 28 ci-dessus).
84. En quatrième lieu, s’agissant des éléments ayant conduit la cour d’appel à établir la culpabilité des requérants, la Cour, compte tenu du strict contrôle qui s’impose s’agissant d’une restriction d’origine législative, considère, contrairement à la Cour de cassation (voir paragraphe 21 ci-dessus), que la cour d’appel a effectivement placé les déclarations de M. Merahi recueillies au cours de l’audition libre au fondement même de son raisonnement.
85. En effet, la Cour relève que la cour d’appel, au terme de son appréciation des faits, a estimé que « la version initialement énoncée par M. Merahi devant les gendarmes » apparaissait comme « retraçant l’exacte chronologie des faits ». L’ensemble des autres éléments qu’elle a examinés, soit pour les réfuter comme l’invocation par le requérant de son handicap de nature, selon lui, à le disculper, soit pour les mobiliser à l’appui de l’établissement de la présence des intéressés à proximité du lieu de l’infraction, comme l’empreinte digitale retrouvée sur la bouteille de whisky brisée ou l’utilisation des données résultant de l’étude de la téléphonie, ont été regardés comme confortant les aveux recueillis lors de l’audition libre (voir paragraphe 17 ci-dessus).
86. Dans ces conditions, la Cour considère que ces aveux ont permis, de manière déterminante, à la cour d’appel d’établir une chronologie des faits incriminant M. Merahi.
87. Il apparaît ainsi que les déclarations recueillies lors de l’audition libre ont constitué une partie intégrante et importante des éléments de preuve sur lesquels a reposé la condamnation des requérants.
88. La Cour considère qu’en l’espèce, c’est la conjonction des différents facteurs précités et non chacun d’eux pris isolément qui a rendu la procédure inéquitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 194, Olivieri, précité, § 40) : l’absence d’assistance d’un avocat, l’absence de notification du droit de garder le silence et du droit de quitter les lieux, qui ont contribué à ce qu’il s’auto-incrimine, et la part déterminante prise, dans l’issue de la procédure pénale, par les déclarations recueillies lors de l’audition libre (la Cour de cassation ayant rejeté le pourvoi dirigé contre l’arrêt de la cour d’appel infirmant la relaxe prononcée par le tribunal correctionnel).
89. Compte tenu de tout ce qui précède et du contrôle strict auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses, la Cour conclut que la procédure pénale menée à l’égard de M. Merahi, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier aux graves lacunes procédurales survenues pendant l’audition libre.
90. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention en ce qui concerne M. Merahi.
- SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
91. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
92. M. Merahi demande 100 000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il demande également au titre du dommage matériel 2 460 EUR et 211 851,73 EUR, correspondant respectivement à la somme qu’il a déjà remboursée aux parties civiles et au total des sommes dues au titre de sa condamnation civile.
93. Le Gouvernement considère qu’un constat de violation constituerait, en soi, une satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice moral et matériel subi par M. Merahi. Il ajoute que le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) serait en outre de nature à permettre à M. Merahi d’obtenir une révision de sa condamnation pénale, conformément aux dispositions de l’article 622‑1 du CPP. À titre subsidiaire, il considère que le montant demandé est excessif s’agissant du préjudice moral invoqué. En effet, d’après le Gouvernement, si la Cour venait à considérer que le requérant a subi un préjudice moral, l’indemnisation accordée en réparation devrait être inférieure à celle sollicitée et ne pourrait excéder 1 000 EUR.
94. Ainsi que la Cour l’a fait valoir à maintes reprises, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention à l’égard du requérant ne permet pas de conclure que celui-ci a été condamné à tort, et il est impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande de M. Merahi (Olivieri, précité, § 45).
95. La Cour note que l’article 622-1 du CPP ouvre la possibilité d’une réouverture de la procédure menée contre une personne définitivement condamnée (voir paragraphe 32 ci‑dessus). Elle rappelle à cet égard que si de telles réouvertures peuvent être considérées comme un aspect important de l’exécution de ses arrêts, la révision du procès n’est pas la seule façon d’exécuter un arrêt de la Cour. La mise en œuvre de cette possibilité en l’espèce sera examinée, le cas échéant, par les juridictions internes au regard du droit national et des circonstances particulières de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 94 et 99, 11 juillet 2017 (extraits) et Beuze, précité, § 200). Il appartient aux autorités nationales et non à la Cour de trancher cette question.
- Frais et dépens
96. M. Merahi réclame 3 600 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 3 600 EUR pour la procédure menée devant la Cour, soit un total de 7 200 EUR.
97. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour pour décider du caractère raisonnable du montant demandé par la requérante.
98. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 3 600 EUR, qui correspond aux frais et dépens engagés pour la procédure menée devant elle.
- Intérêts moratoires
99. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable concernant M. Merahi et irrecevable pour le surplus ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention concernant M. Merahi ;
- Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;
- Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à M. Merahi, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par M. Merahi à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.