CA Paris, 14e ch. A, 14 novembre 2007, n° 07/09171
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Banque de l’Europe Méridionale (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Foulon
Conseillers :
Mme Percheron, M. Blanquart
Avoués :
SCP Lagourgue - Olivier, Me Teytaud
Avocats :
Me Reinhart, Me Berruyer
La BANQUE DE L'EUROPE MERIDIONALE (plus loin 'la BEMO' ) est un établissement de crédit agréé pour réaliser toutes les opérations de banque.
Le conseil d’administration de la BEMO a créé, par délibération du 30 juin 1998, un comité d' audit dans le but de se faire assister dans sa mission de surveillance et de faciliter l'exercice effectif de cette mission.
Le règlement du comité de la réglementation bancaire et financière ( CRBF ), qui fixe, dans le cadre des orientations définies par le gouvernement, les prescriptions d'ordre général applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d'investissement, précise que le comité d' audit est chargé, sous la responsabilité du conseil d' administration , de vérifier la clarté des informations fournies, de porter une appréciation sur la pertinence des méthodes comptables adoptées pour l'établissement des comptes individuels et, le cas échéant, consolidés, de porter, enfin, une appréciation sur la qualité du contrôle interne, notamment sur la cohérence des systèmes de mesure, de surveillance et de maîtrise des risques et proposer, en tant que de besoin, des actions complémentaires à ce titre.
La mission du comité d’audit, telle que définie par le conseil d' administration de la BEMO, consiste à délibérer sur l'état du contrôle interne, l'information financière externe et le fonctionnement de l' audit interne. Ce comité peut se faire produire tout renseignement ou document utile et faire procéder à toutes investigations. Pour cela, il doit faire appel au service de l’audit interne de la banque, qui demeure sous la dépendance hiérarchique du comité de direction.
Par acte du 19 février 2007, Madame K. N., alors qu'elle était membre du comité d’audit de la BEMO, a saisi le juge des référés du tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de l'article 145 du NCPC.
Elle a demandé, estimant qu'elle devait agir seule à raison de l'immobilisme des autres membres du comité d’audit dont elle était membre et du manque d'indépendance de ce dernier, qu'un expert soit désigné avec pour mission :
1- de vérifier que toutes les mesures ont été prises par la direction de la BEMO Europe pour pallier les dysfonctionnements relevés dans un rapport d’audit sur la sécurité des biens et des personnes établi le 26 janvier 2006,
2- de vérifier que toutes les mesures ont été prises par la direction de la BEMO Europe quant au respect des conditions de sécurité et de confidentialité à l'égard de la société Caraïbos partageant les mêmes locaux que la banque,
3- de procéder à la vérification et de donner son avis sur les conditions dans lesquelles un prêt intergroupe a été octroyé par la BEMO Europe à la société Noël Investments, actionnaire de la holding luxembourgeoise EMEIC,
4- de procéder à la vérification et de donner son avis sur les conditions dans lesquelles certains comptes bancaires ont été ouverts, malgré une absence totale de documents pour des particuliers sur décision de la direction,
5- de procéder à la vérification et de donner son avis sur les conditions dans lesquelles le rapprochement avec la société ODDO a été décidé sans que le comité d’audit n'ait été consulté sur ce rapprochement, son enjeu et ses conséquences pour la BEMO Europe,
6- de procéder à la vérification et de faire rapport sur les avantages et prêts accordés aux sociétés directement ou indirectement liées aux actionnaires directs ou indirects de la banque, ainsi qu'aux actionnaires et/ou dirigeants de cette dernière,
7- de procéder à la vérification et de donner son avis sur les conditions dans lesquelles le comité d’audit est amené à intervenir dans le cadre de la mission qui lui est dévolue en toute indépendance,
8- de faire rapport sur les liens capitalistiques existant entre la société Caraïbos et les actionnaires directs ou indirects du groupe BEMO,
9- le cas échéant, se faire communiquer tous documents et pièces permettant de vérifier et de donner son avis sur les différents éléments ci-dessus listés,
10- de fournir, d'une manière générale, tout élément technique ou de fait, de nature à permettre à la juridiction du fond éventuellement saisie de se prononcer sur les responsabilités encourues par les dirigeants de la BEMO Europe,
11- de dresser un rapport en prenant en considération l'urgence qu'il y a à ce qu'il soit remédié à certaines situations, compte tenu des risques graves encourus par la BEMO Europe.
Le 14 mars 2007, tous les membres du comité d’audit de la BEMO, dont Madame K. N., ont été révoqués.
Par ordonnance du 5 avril 2007, le juge des référés du tribunal de commerce de Paris a :
- dit n'y avoir lieu à référé,
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du NCPC,
- condamné Madame K. N. aux dépens, dont ceux à recouvrer par le Greffe, liquidés à 18,73 €.
Le 25 mai 2007, Madame K. N. a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions en date du 9 octobre 2007, auxquelles il convient de se référer, Madame K. N. fait valoir que son intérêt à agir doit être apprécié au jour de l'introduction de sa demande en justice ; que sa révocation est contestée ; que les risques pesant sur elle en qualité de membre du comité d' audit justifient les mesures qu'elle sollicite, du fait que sa responsabilité individuelle est engagée ; que des opérations réalisées au sein de la BEMO apparaissent suspectes et dangereuses : ouverture de comptes au profit de personnes ne disposant pas de documents d'identité, partage des locaux avec une société ayant une activité différente, défaut de sécurité, prêts non justifiés, dont certains ont été abandonnés, cette circonstance laissant penser à des transferts occultes de capitaux ou à des opérations de blanchiment ; que la création d'un nouveau comité d' audit ne remet pas en cause ses droits ; que rien ne permet de déduire que le comité d' audit n'a pas de personnalité juridique propre ou que l'un de ses membres ne peut agir en cas de carence ou de disparition de ce dernier ; que ce comité, au regard des dispositions de son règlement, a un véritable rôle et un véritable pouvoir d'investigation.
Elle demande à la cour :
- d'infirmer l'ordonnance entreprise,
- de désigner un expert, avec la mission exposée à son acte introductif d'instance,
- de mettre à la charge de la BEMO Europe les frais de cette expertise,
- de débouter la BEMO de ses demandes,
- de condamner cette dernière aux dépens, dont distraction au profit de la SCP LAGOURGUE & OLIVIER, Avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.
Dans ses dernières conclusions en date du 26 septembre 2007, auxquelles il convient de se référer, la BEMO fait valoir que la demande de l'appelante ne vise qu'à instrumentaliser une procédure dans le cadre du règlement de la succession de son père ; que Madame K. N. ne saurait se substituer à son audit interne ou à son autorité de tutelle ; que le fait d'être membre du comité d' audit ne confère pas à l'appelante une qualité à agir individuellement contre elle ; que le comité d' audit a un caractère strictement collégial, chacun de ses membres étant dépourvu de pouvoir ; que Madame K. N. n'a pas qualité à agir dans l'intérêt de la BEMO, de ses dirigeants, de ses actionnaires ou clients ; que l'appelante n'est pas actionnaire, sa qualité à agir comme membre du comité d' audit relevant de la compétence des juges du fond ; subsidiairement, que le comité d' audit n'est pas un organe de contrôle de l'activité de la direction de la banque ou du conseil d' administration ; que les investigations demandées ne relèvent ni des compétences, ni de la mission du comité d' audit ; subsidiairement, que l'appelante ne démontre pas un intérêt légitime, n'ayant pour but que de faire réaliser par un tiers le travail qu'elle estime devoir, à tort, réaliser, alors qu'elle n'a plus de mission à exercer au sein du comité d' audit ; que le cadre et les limites d'une éventuelle saisine des juges du fond ne sont pas déterminés par l'appelante ; que la mise en cause de responsabilité qu'invoque l'appelante n'est qu'hypothétique et ne pourrait la viser personnellement, alors qu'au surplus, elle a saisi le conseil d' administration et les commissaires aux comptes des éléments qui lui paraissaient suspects ; qu'un plaideur ne peut se garantir à l'avance, par une décision de justice, de l'irrégularité d'une situation ; que l'appelante ne pourrait exercer une action en responsabilité contre ses dirigeants, alors qu'elle n'est pas actionnaire ; que si le but de Madame K. N. est d'exercer sa mission, elle n'en a plus à accomplir ; qu'il n'y a pas de risque de dépérissement des preuves ; subsidiairement, que la mesure sollicitée constitue une mission d'investigation générale prohibée, donnerait lieu à une violation du secret bancaire et tend à des appréciations en droit; plus subsidiairement, que l'appelante doit supporter les frais de l'expertise qu'elle demande ; que l'intention de nuire et le caractère abusif de la demande sont évidents.
Elle demande à la cour :
- de débouter Madame K. N. de ses demandes,
- de confirmer l'ordonnance entreprise,
- de condamner Madame K. N. à lui verser la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du NCPC,
- de condamner Madame K. N. aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître TEYTAUD, Avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.
SUR QUOI, LA COUR
Considérant qu'en vertu des dispositions de l'article 31 du NCPC, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou pour combattre une prétention ;
Que cet intérêt implique la qualité à agir, sauf si la loi a fait attribution exclusive du droit d'agir à des personnes désignées par le législateur, auquel cas cette qualité doit s'ajouter à cet intérêt ;
Considérant qu'en vertu des dispositions de l'article 145 du NCPC, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé ; qu'une telle demande ne nécessite pas la démonstration d'une urgence et, pouvant viser à la constitution de preuves, ne nécessite pas la preuve de leur dépérissement ; que, parmi les mesures susceptibles d'être ordonnées sur ce fondement, figure l'expertise in futurum ;
Que l'intérêt à agir en demande d'une telle mesure existe dès lors que le demandeur justifie d'un motif légitime pour ce faire ;
Que la qualité à agir, de ce chef, existe dès lors que ce demandeur est une personne intéressée au prononcé de la mesure qu'il sollicite ;
Qu'au moment de l'introduction de sa demande, Madame K. N. sollicitait le prononcé d'une mesure d'expertise in futurum, en tant que membre du comité d’audit de la BEMO, fonction qui était, alors, la sienne et qu'elle a perdu, depuis ;
Que Madame K. N. réclame le prononcé d'une mesure d'expertise dans le but de se prémunir d'une action tendant à la recherche de sa responsabilité, en tant qu'ancien membre du comité d’audit de la BEMO à raison d'opérations qu'elle suppose suspectes et dangereuses ;
Que la seule action au fond qu'elle envisage d'engager, à l'examen de la mission d'expertise qu'elle expose, tend à la recherche de la responsabilité des dirigeants de la BEMO ;
Qu'elle se prévaut, enfin, des droits du comité d’audit et de l'intérêt de la BEMO ;
Que l'objet de sa demande n'étant pas explicite, il y a lieu d'envisager les différentes hypothèses que cette demande apparaît recouverte ;
Que, nul ne plaidant par procureur, Madame K. N. n'a ni intérêt, ni qualité à agir au nom du comité d’audit dont elle a fait partie, ni au nom de celui qui aurait, selon la BEMO, été constitué depuis et dont elle n'est pas membre ;
Qu'elle n'a pas, pour la même raison, intérêt ou qualité à agir au nom de la BEMO, de ses actionnaires, de ses clients, ou de la société, que seul le ministère public à qualité pour représenter ; qu'elle ne peut, donc, avoir d'intérêt à agir que personnel ;
Que le bien-fondé de la demande d'expertise de Madame K. N. suppose un motif légitime et, donc, le fait qu'une action judiciaire au fond, de quelque nature que ce soit, puisse être engagée, qui ne soit pas manifestement vouée à l'échec ;
Qu'un seul travail d’audit que l'appelante n'aurait aucune légitimité à accomplir seule, aux lieu et place du comité collégial d' audit agréé par la BEMO, sans perspective d'action au fond, ne constitue pas un motif légitime justifiant le prononcé de la mesure d'expertise requise ;
Que, dans l'hypothèse où des opérations douteuses imputables à la BEMO seraient révélées par la mesure d'instruction qu'elle sollicite, l'appelante n'étant ni actionnaire, ni administrateur de la BEMO, elle ne pourrait engager, sur quelque fondement juridique que ce soit, une action en recherche de la responsabilité 'des dirigeants' de cet établissement de crédit, en sa seule qualité d'ancien membre du comité d’audit ;
Qu'aucune action au fond, qui ne serait pas manifestement vouée à l'échec, ne pouvant être engagée par l'appelante pour les motifs qu'elle invoque, il y a lieu, en conséquence, de confirmer l'ordonnance entreprise et de rejeter les demandes de Madame K. N. ;
Que, dans l'hypothèse où une action civile ou pénale serait engagée, au fond, contre Madame K. N., l'intérêt d'agir, préalablement, aux fins de réunion ou de sauvegarde de preuve serait celui de la partie envisageant d'engager une telle action, sur laquelle pèserait la charge d'une telle preuve et non celui de l'appelante ;
Que sa demande doit, donc, également être rejetée, dans une telle hypothèse ;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la BEMO les frais irrépétibles qu'elle a exposés pour la présente instance ;
Que Madame K. N., qui succombe, devra supporter la charge des dépens d'appel, qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du NCPC ;
PAR CES MOTIFS
Confirme l'ordonnance entreprise,
Y ajoutant,
Condamne Madame K. N. à verser à la société BANQUE DE L'EUROPE MERIDIONALE la somme de 1.000 € au titre de l'article 700 du NCPC,
Condamne Madame K. N. aux dépens d'appel, dont distraction au profit de Maître TEYTAUD, Avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.