CC, 25 février 2022, n° 2021-975 QPC
CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Décision
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 décembre 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1560 du 7 décembre 2021), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Roger C. par Me Marie-Emmanuelle Beloncle, avocate au barreau de Nantes. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-975 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit, d’une part, de l’article 77-1 du code de procédure pénale et, d’autre part, de l’article 706-112-2 du même code, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Au vu des textes suivants :
• la Constitution ;
• l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
• le code de procédure pénale ;
• la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
• le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
• les observations présentées pour le requérant par la SCP Thouvenin, Coudray, Grévy, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 30 décembre 2021 ;
• les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
• les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Manuela Grévy, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 15 février 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi, pour celle des dispositions dont la rédaction n’a pas été précisée, de l’article 77-1 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus.
2. L’article 77-1 du code de procédure pénale, dans cette rédaction, prévoit :
« S’il y a lieu de procéder à des constatations ou à des examens techniques ou scientifiques, le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l’officier ou l’agent de police judiciaire, a recours à toutes personnes qualifiées.
« Les dispositions des deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article 60 sont applicables ».
3. L’article 706-112-2 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 23 mars 2019, prévoit :
« Lorsque les éléments recueillis au cours d’une procédure concernant un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement font apparaître qu’une personne devant être entendue librement en application de l’article 61-1 fait l’objet d’une mesure de protection juridique, l’officier ou l’agent de police judiciaire en avise par tout moyen le curateur ou le tuteur, qui peut désigner un avocat ou demander qu’un avocat soit désigné par le bâtonnier pour assister la personne lors de son audition. Si le tuteur ou le curateur n’a pu être avisé et si la personne entendue n’a pas été assistée par un avocat, les déclarations de cette personne ne peuvent servir de seul fondement à sa condamnation ».
4. Le requérant reproche aux dispositions de l’article 77-1 du code de procédure pénale de ne pas prévoir que la personne mise en cause soit informée de son droit de garder le silence lorsqu’elle est entendue sur les faits qui lui sont reprochés par une personne qualifiée requise par le procureur de la République. Il en résulterait une méconnaissance du droit de se taire.
5. Il fait par ailleurs valoir que les dispositions de l’article 706-112-2 du même code ne prévoiraient pas que le tuteur ou le curateur, lorsqu’il est avisé de l’audition libre du majeur protégé, soit informé de la possibilité qu’il a de désigner ou de faire désigner un avocat pour l’assister. Elles seraient ainsi contraires aux droits de la défense et, pour les mêmes motifs, entachées d’incompétence négative.
6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte, d’une part, sur les mots « a recours à toutes personnes qualifiées » figurant au premier alinéa de l’article 77-1 du code de procédure pénale et, d’autre part, sur la première phrase de l’article 706-112-2 du même code.
- Sur les dispositions contestées de l’article 77-1 du code de procédure pénale :
7. Selon l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire.
8. Les dispositions contestées permettent au procureur de la République d’avoir recours, dans le cadre d’une enquête préliminaire, à toutes personnes qualifiées pour procéder à des constatations ou examens techniques ou scientifiques.
9. En application de ces dispositions, il peut, en particulier, requérir une telle personne pour procéder à l’examen psychologique ou psychiatrique de la personne soupçonnée d’avoir commis une infraction afin, notamment, de s’assurer des conditions préalables à l’exercice des poursuites.
10. Au cours de cet examen, la personne requise a la faculté d’interroger la personne mise en cause sur les faits qui lui sont reprochés. Cette dernière peut ainsi être amenée, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître sa culpabilité.
11. Or, le rapport établi à l’issue de cet examen, dans lequel sont consignées les déclarations de la personne mise en cause, est susceptible d’être porté à la connaissance de la juridiction de jugement.
12. Dès lors, en ne prévoyant pas que la personne soupçonnée d’avoir commis une infraction doit être informée de son droit de se taire lors d’un examen au cours duquel elle peut être interrogée sur les faits qui lui sont reprochés, les dispositions contestées de l’article 77-1 du code de procédure pénale méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les dispositions contestées de l’article 706-112-2 du code de procédure pénale :
13. Selon l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Sont garantis par ces dispositions les droits de la défense.
14. En vertu de l’article 61-1 du code de procédure pénale, la personne à l’égard de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ne peut être entendue librement sur ces faits qu’après avoir été informée de ses droits, notamment de celui d’être assistée par un avocat choisi par elle ou, à sa demande, désigné d’office par le bâtonnier de l’ordre des avocats.
15. Les dispositions contestées prévoient que, lorsque les éléments recueillis au cours de la procédure font apparaître que la personne devant être entendue librement fait l’objet d’une mesure de protection juridique, l’officier ou l’agent de police judiciaire doit aviser par tout moyen son tuteur ou son curateur. Elles prévoient également que, dans ce cas, ce dernier peut désigner un avocat ou demander la désignation d’un avocat commis d’office afin d’assister le majeur protégé lors de son audition.
16. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu que le majeur protégé soit, au cours de son audition libre, assisté dans l’exercice de ses droits et, en particulier, dans l’exercice de son droit à l’assistance d’un avocat.
17. Ainsi, les dispositions contestées impliquent nécessairement que, lorsqu’il est avisé de l’audition libre du majeur protégé, le tuteur ou le curateur est informé par les enquêteurs de la possibilité qu’il a de désigner ou faire désigner un avocat pour assister ce dernier.
18. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance des droits de la défense ne peut qu’être écarté.
19. Par conséquent, les dispositions contestées de l’article 706-112-2 du code de procédure pénale, qui ne sont pas entachées d’incompétence négative et qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
20. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
21. En l’espèce, d’une part, les dispositions de l’article 77-1 du code de procédure pénale déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.
22. D’autre part, la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, ces mesures ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.