Cass. com., 7 juin 2023, n° 22-10.545
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Groupe Lactalis (SA), Lactalis Nestlé ultra frais MDD (SNC), Lactalis beurres & crèmes (SNC)
Défendeur :
Cora (SAS), Supermarchés Match (SAS), Eurial ultra frais (Sasu), Novandie (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Champalaune
Avocat général :
M. Douvreleur
Avocats :
SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Piwnica et Molinié, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° S 22-10.545, U 22-11.099, et V 22-11.100 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 24 novembre 2021) et les productions, par une décision N° 15-D-13 du 11 mars 2015, devenue définitive, l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) a dit que différentes entreprises avaient enfreint les dispositions des articles 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et L. 420-1 du code de commerce en mettant en oeuvre des pratiques concertées sur le marché des produits laitiers frais vendus sous marque de distributeurs (MDD), pour une durée, variable selon les entreprises, comprise entre le 6 décembre 2006 et le 9 février 2012.
3. Les 21, 22, 23, 27 et 29 mars 2017, les sociétés Cora et Supermarchés Match (la société Match) ont assigné, notamment, les sociétés Groupe Lactalis, LNUF MDD, Lactalis beurres & crèmes (les sociétés Lactalis), Novandie et Eurial ultra frais (la société Eurial), devant un tribunal de commerce, en réparation du préjudice causé par ces pratiques.
4. Les parties ont produit des analyses économiques établies, s'agissant des sociétés Cora et Match, par le cabinet RBB, s'agissant des sociétés Lactalis, par le cabinet Compass-Lexecon, s'agissant de la société Novandie, par le cabinet CRA et, s'agissant de la société Eurial, par le cabinet Deloitte finance.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, pris en ses troisième, sixième et dixième branches, du pourvoi n° S 22-10.545, le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, du pourvoi n° U 22-11.099 et le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, du pourvoi n° V 22-11.100
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen du pourvoi n° S 22-10.545 (responsabilité civile de la société mère)
Enoncé du moyen
6. La société Groupe Lactalis fait grief à l'arrêt de la condamner à payer, in solidum avec la société Lactalis beurres & crèmes, la somme de 61 326,60 euros à la société Cora et la somme de 9 983,40 euros à la société Match, alors « que si l'article L 481-2 du code de commerce prévoit désormais qu'une pratique anticoncurrentielle "est présumée établie de manière irréfragable à l'égard de la personne physique ou morale désignée au même article dès lors que son existence et son imputation à cette personne ont été constatées par une décision qui ne peut plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire pour la partie relative à ce constat, prononcée par l'Autorité de la concurrence ou par la juridiction de recours", cette présomption irréfragable de faute ou d'imputation de la faute ne vaut que pour les fautes commises après 2017, et ne peut pas s'appliquer de manière rétroactive à des fautes commises avant l'entrée en vigueur de la loi : qu'en affirmant que la société Groupe Lactalis ne pouvait pas contester sa faute dans la mesure où "il ressort du point 260 de la Décision que la responsabilité de la société Groupe Lactalis est établie en raison de sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur le comportement de sa filiale Lactalis B&C détenue à 99,99 %, laquelle n'a pas contesté être l'auteur des pratiques anticoncurrentielles pendant la période de commission des pratiques", après avoir constaté que les pratiques illicites en cause ayant été commises entre décembre 2006 et février 2012, soit avant la date de transposition de la directive de 2014, il ne pouvait être fait application des présomptions légales insérées depuis 2017" et que l'affaire devait donc être examinée au regard du droit commun de la responsabilité civile, ce dont il résulte que la présomption de faute appliquée à une société mère censée exercer une influence déterminante ne pouvait non plus être appliquée à des faits antérieurs à 2017, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
Réponse de la Cour
7. Selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, le comportement d'une filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien qu'ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l'essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques (arrêts du 16 juin 2016, [M] [X] et [W]/Commission, C-155/14 P, point 27, 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a., C-97/08 P, point 58 e). Lorsqu'une société mère détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale et que cette filiale a commis une infraction aux règles de la concurrence de l'Union, il existe une présomption réfragable selon laquelle ladite société mère exerce effectivement une influence déterminante sur le comportement de sa filiale ou, en cas de détention indirecte, sur le comportement de la société interposée, et par l'intermédiaire de cette dernière, sur le comportement de la filiale (arrêts Akzo Nobel e.a., précité, point 60 , 8 mai 2013, Eni, C-508/11 P, point 48, 15 avril 2021, Italmobiliare et al., C-694/19, points 47 et 55 ). Afin de renverser cette présomption, une société mère doit apporter tout élément relatif aux liens organisationnels, économiques et juridiques entre elle-même et sa filiale de nature à démontrer que cette dernière avait un comportement autonome sur le marché et qu'elles ne constituent pas une seule entité économique (arrêts du 15 avril 2021, Italmobiliare et al., C-694/19, points 47 et 55, 20 janvier 2011, General Química e.a, C-90/09 P, point 51).
8. Ces règles s'appliquent en droit interne de la concurrence.
9. Ayant relevé que la société Groupe Lactalis détenait 99,9 % du capital de la société Lactalis beurres & crèmes, laquelle n'avait pas contesté être l'auteur des pratiques anticoncurrentielles en cause, la cour d'appel a exactement retenu, dès lors qu'il ressort de ses conclusions que la société Groupe Lactalis ne soutenait pas que sa filiale avait un comportement autonome sur le marché, et sans faire une application rétroactive de la directive UE 2014/104 du Parlement et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines des règles régissant les actions en dommage et intérêts en doit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union (la directive dite « dommages » ) , que la société Groupe Lactalis devait répondre, comme sa filiale avec laquelle elle formait une seule entreprise, de la faute résultant des agissements de cette filiale.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi n ° S 22-10.545 et les premiers moyens, pris en leur quatrième branche, rédigés en des termes identiques, des pourvois n° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, réunis (méthode de détermination du surcoût : problématique de la temporalité de la période de comparaison des données sur les produits affectés, par rapport aux points de départ et de terme de l'entente)
Enoncé des moyens
11. Par le deuxième moyen, pris en sa première branche, de leur pourvoi, les sociétés Lactalis font grief à l'arrêt de dire que les sociétés Cora et Match ont subi un préjudice « financier » certain du fait de l'entente illicite entre fabricants de produits laitiers sur la période de décembre 2006 à février 2012, de fixer celui subi par la société Cora à la somme globale de 2 044 220 euros et celui subi par la société Match à la somme globale de 332 780 euros et, en conséquence, de condamner in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais et Lactalis Nestlé produits frais à payer la somme de 838 130,20 euros à la société Cora et la somme de 136 439,80 euros à la société Match, de condamner in solidum les sociétés Lactalis beurres & crèmes et Groupe Lactalis à payer la somme de 61 326,60 euros à la société Cora et la somme de 9 983,40 euros à la société Match et de dire que ce préjudice doit être actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt, alors « qu'il incombe à celui qui sollicite l'indemnisation de préjudices résultant de pratiques anticoncurrentielles de démontrer l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre ces fautes et le préjudice ; que seul ouvre droit à réparation le dommage en lien causal direct et certain avec la faute commise ; qu'en considérant qu'il importait peu, pour caractériser le préjudice direct et certain lié à l'entente, que les périodes dites affectées choisies par le cabinet RBB pour étudier les effets de l'entente sur les situations respectives des supermarchés Cora et Match ne correspondent pas exactement à la période des pratiques illicites, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
12. Par les premiers moyens, pris en leur quatrième branche, de leur pourvoi, rédigés en des termes identiques, les sociétés Eurial et Novandie font grief à l'arrêt de dire que les sociétés Cora et Match ont subi un préjudice « financier » certain du fait de l'entente illicite entre fabricants de produits laitiers sur la période de décembre 2006 à février 2012, de fixer ce préjudice, pour la société Cora, à la somme globale de 2 044 220 euros et, pour la société Match, à la somme globale de 332 780 euros, de les condamner à payer, pour la société Eurial, la somme de 429 286,20 euros à la société Cora et la somme de 69 883,80 euros à la société Match, et, pour la société Novandie, la somme de 715 477 euros à la société Cora et la somme de 116 473 euros à la société Match et de dire que ce préjudice serait actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt, alors « que l'Autorité avait relevé dans sa décision du 11 mars 2015 que "l'utilisation, comme période de référence, de la période antérieure aux pratiques (soit antérieure à décembre 2006) est peu pertinente dès lors que les pratiques en cause ont pu débuter avant la date de début des pratiques retenue par la notification des griefs" et qu' "au cas d'espèce, certaines pièces du dossier révèlent l'existence d'une réunion en date du 31 janvier 2002 au cours de laquelle des informations sensibles ont été échangées" (point 316) ; que la cour d'appel de Paris avait à son tour constaté dans son arrêt du 23 mai 2017 que "serait irrémédiablement privé de fiabilité le résultat d'une étude fondée sur une période contrefactuelle aussi incertaine que l'est en l'espèce la période antérieure aux pratiques" (point 287) ; qu'en approuvant le parti contraire choisi par le consultant privé des demanderesses d'étudier les effets de l'entente sur les situations respectives de ses mandantes en tenant la période écoulée entre janvier 2007 et septembre 2007 comme une période de référence "non affectée" par l'entente, sans s'expliquer sur les circonstances relevées par l'Autorité et sa juridiction de contrôle de nature à retirer toute fiabilité à une étude économique construite sur de telles bases, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
13. L'arrêt constate que, pour évaluer le préjudice né du surcoût qu'elles prétendent avoir subi du fait de l'entente, les sociétés Cora et Match s'appuient sur des analyses fondées sur des données empiriques comparant celles observées sur une période considérée comme affectée par l'entente, soit d'octobre 2007 à décembre 2015, et incluant la quasi-totalité des produits vendus sous MDD achetés par elles, avec celles relevées sur des périodes de référence considérées comme concurrentielles, soit de janvier 2007 à septembre 2007, puis de janvier 2016 à octobre 2016, et retient qu'il se dégage de ces données un surcoût dans leurs prix d'achat aux fabricants.
14. Il observe que l'Autorité a défini trois phases dans la période durant laquelle les pratiques anticoncurrentielles ont eu lieu, une première, de décembre 2006 à août 2009, d'entente sur une augmentation des prix, une deuxième, de septembre 2009 à juin 2010, dite de « guerre des prix », et une troisième, de juillet 2010 à février 2012, relative à une entente sur les volumes et appels d'offres principalement, mais aussi sur des augmentations de prix au cours de l'année 2011.
15. L'arrêt retient que si les périodes dites « affectées », choisies par l'étude économique invoquée par les sociétés Cora et Match pour étudier les effets de l'entente sur leur situation respective, ne correspondent pas exactement à la période des pratiques illicites, elles sont bien comprises dans la période dite d'entente fixée par la décision de l'Autorité et constate que l'étude explique son choix de reculer la date de début de la période affectée de quelques mois en relevant, à bon escient, que les périodes de 2007 à 2009 correspondent très probablement aux effets des réunions du cartel tenues de fin 2006 à 2009 et notamment à partir des réunions du 8 février 2007 et du 4 juillet 2007 pour lesquelles des notes d'une partie à l'entente mentionnent des demandes de hausses de prix pour la société Cora et font état d'un accord des membres du cartel pour augmenter les prix sur le secteur, ce cartel correspondant à 90 % des fabricants de produits laitiers frais vendus sous MDD, dès lors qu'il existe un décalage dans le temps entre les réunions du cartel et les négociations tarifaires effectives.
16. Il ajoute qu'il ressort également de la décision de l'Autorité que des demandes de hausses de prix concertées ont été décidées par les membres de l'entente courant 2011, notamment au cours de réunions du 4 janvier 2011 et du 22 juin 2011, mentionnant des demandes de hausses de prix pour les sociétés Cora et Match, ce qui est confirmé par les lettres de demande d'augmentation de leurs tarifs en 2010 et 2011 émanant des sociétés Novandie, Senagral (devenue Eurial) et LNUF MDD, reçues par la centrale d'achat de la société Cora et de la société Match et produites aux débats, et que, même si une demande d'augmentation des fabricants n'est pas toujours effective du fait du fort pouvoir de négociation des distributeurs de grande surface, néanmoins, ce pouvoir de négociation se trouve affaibli en période d'entente qui lie la quasi-totalité (90 %) des fabricants du secteur concerné.
17. Il retient également que l'existence d'un surcoût lié à l'entente sur le secteur concerné n'est d'ailleurs pas démentie par la décision de l'Autorité qui se fonde sur l'étude économétrique produite par les rapporteurs indiquant que les pratiques illicites mises en oeuvre entre décembre 2006 et août 2009 ont effectivement engendré un surprix sur le marché des produits laitiers frais vendus sous MDD et jusqu'à la fin de l'entente en 2012. Il relève que l'étude des rapporteurs, sur laquelle s'appuie cette décision, identifie un surprix causé par les pratiques illicites de décembre 2006 à septembre 2009, allant de 5,7 à 10 % dans le cadre de la méthode « avant-après » et de 7,4 % dans le cadre de la méthode de la « double différence », ces chiffres étant en concordance avec ceux de l'étude relative au surcoût réalisée par les experts des sociétés Cora et Match sur cette même période.
18. L'arrêt en déduit que l'analyse en cause, en présentant un échantillon représentatif des produits objet de l'entente sur des périodes « affectées » en lien avec les effets probables de l'entente, tout au moins pour les périodes antérieures à décembre 2012, l'entente ayant pris fin en février 2012, est suffisamment robuste pour permettre de démontrer l'existence d'un surcoût effectivement subi par les sociétés Cora et Match et directement lié à la pratique concertée d'augmentation des prix pour les produits concernés, telle qu'établie par la décision, en tenant compte d'un décalage entre les accords du cartel et leur mise en oeuvre. Il estime, en revanche, que la période d'inertie doit être considérée comme prenant fin en décembre 2012, un délai maximum de 10 mois après la fin des pratiques, fixée à février 2012, étant conforme à ce qu'a retenu la décision, selon laquelle la période d'inertie relative aux effets de cette entente pouvait varier de 0 à 10 mois, sans pouvoir atteindre la date excessivement lointaine retenue par l'étude, s'agissant du terme de l'effet du cartel.
19. En l'état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir que l'absence de coïncidence parfaite, entre la date du début des pratiques relevée par l'Autorité, d'un côté, et la date de début de la période considérée comme affectée par l'étude économique produite par les sociétés Cora et Match, de l'autre, ne privait pas de pertinence l'analyse des effets de la pratique sur les coûts subis par les acheteurs des produits objet de l'entente réalisée par cette étude, la cour d'appel, qui a relevé que l'Autorité avait également retenu, sur le fondement d'une étude des rapporteurs ne reposant pas sur la même analyse temporelle que celle produite par les demanderesses à la réparation, l'existence de surcoûts cohérents avec ceux invoqués par ces dernières, a pu, sans avoir à s'expliquer davantage sur l'analyse de l'Autorité et de l'arrêt statuant sur recours contre sa décision avec laquelle elle n'était pas en contradiction quant à l'existence d'un surcoût, décider que l'existence de surcoûts subis à cause des pratiques illicites était avérée.
20. Les moyens ne sont donc pas fondés.
Sur les premiers moyens, pris en leur première branche, rédigés en des termes identiques, des pourvois n° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, réunis (méthode de détermination du surcoût : effet de l'épisode de « guerre des prix » sur la détermination de la période affectée)
Enoncé des moyens
21. Les sociétés Eurial et Novandie font grief à l'arrêt de dire que les sociétés Cora et Match ont subi un préjudice « financier » certain du fait de l'entente illicite entre fabricants de produits laitiers sur la période de décembre 2006 à février 2012, de fixer ce préjudice, pour la société Cora, à la somme globale de 2 044 220 euros et, pour la société Match, à la somme globale de 332 780 euros, de les condamner, pour la société Eurial, à payer la somme de 429 286,20 euros à la société Cora et la somme de 69 883,80 euros à la société Match, et pour la société Novandie, à payer la somme de 715 477 euros à la société Cora et la somme de 116 473 euros à la société Match et de dire que ce préjudice serait actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt, alors « que le juge saisi d'une action indemnitaire engagée en conséquence d'une entente sanctionnée par une autorité de concurrence doit tenir compte des constatations matérielles que celle-ci a effectuées dans l'exercice de ses pouvoirs d'instruction et ne saurait s'en écarter qu'à la condition de justifier, par une motivation concrète et spécifique, des raisons qui commandent, à l'égard des relations particulières des parties, d'y déroger ; qu'en l'espèce, il ressortait de la décision de l'Autorité du 11 mars 2015 que les sociétés Novandie et Senoble s'étaient livrées entre mi-2009 et fin octobre 2010 à une intense « guerre des prix » venant perturber le fonctionnement de l'entente, à telle enseigne que l'Autorité avait constaté qu'au cours de cette période de guerre des prix, les rapporteurs n'avaient pu identifier de « surprix significatif » (§. 323) ; que, statuant sur les recours formés contre cette décision, la cour d'appel de Paris avait à son tour constaté que cet épisode s'était caractérisé par un retour à des prix concurrentiels, que l'absence de surprix au cours de cet épisode avait été expressément constatée dans l'étude économique produite par les rapporteurs et en avait déduit que cette période de guerre des prix était même un contrefactuel pertinent pour apprécier ce dommage à l'économie (§. 299 à 301) ; que, pour rejeter les critiques articulées par les sociétés défenderesses à l'encontre de la méthodologie retenue par le consultant privé des demanderesses, la cour d'appel retient qu'il n'était « pas incohérent », de la part de ce dernier, d'évaluer le surprix causé par l'entente, en traitant cet épisode de guerre des prix comme une « période affectée par l'entente », compte tenu de ce que cette guerre des prix s'était concentrée sur les enseignes Carrefour et Systeme U et avait eu pour effet de perturber le fonctionnement de l'entente sans l'interrompre totalement ; qu'en se prononçant par ses seuls motifs, impropres à justifier des raisons de s'écarter des constatations mêmes de l'Autorité et de sa juridiction de contrôle ayant analysé cette période de guerre des prix comme un « contrefactuel pertinent » marqué par des prix concurrentiels, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
22. L'arrêt retient que le choix fait par le cabinet RBB d'intégrer la période dite de « guerre des prix » entre les sociétés Novandie et Senoble dans les périodes dites « affectées » n'est pas incohérent compte tenu de la situation singulière des sociétés Cora et Match, la « guerre des prix » s'étant concentrée sur les seuls distributeurs Carrefour et Système U, ainsi qu'il résulte des paragraphes 153 à 159 de la décision de l'Autorité, et dès lors que, selon le paragraphe 160 de celle-ci, si cet épisode a eu pour effet de perturber le fonctionnement de l'entente, il ne l'a toutefois pas interrompu.
23. Par cette appréciation, la cour d'appel ne s'est écartée, s'agissant de la durée de l'entente et de ses effets potentiels sur les prix payés par les distributeurs aux fournisseurs pendant cette période, ni de l'analyse de l'Autorité, laquelle, si elle a constaté l'absence, pendant l'épisode de « guerre des prix », de surprix significatif, ce qui n'en exclut pas l'existence, a, en outre, conclu à la caractérisation d'un dommage à l'économie sur toute la durée de la pratique, ni de celle de l'arrêt ayant statué sur le recours formé contre cette décision, lequel, s'il a relevé l'absence vraisemblable de surprix au cours de l'épisode de « guerre des prix » et l'absence de preuve d'un surprix significatif à compter de septembre 2009 et jusqu'à la fin de l'entente, a également retenu l'existence d'un dommage à l'économie sur cette période. Elle a fait ressortir qu'elle avait estimé, au regard des éléments soumis aux débats devant elle et propres à la situation concrète des parties présentes dans l'instance en réparation, qui n'a pas le même objet que celle relative à la constatation et à la sanction de pratiques anticoncurrentielles, que les sociétés Cora et Match n'avaient pas été concernées par le rétablissement de prix concurrentiels au cours de la période dite de « guerre des prix », ce dont elle a déduit que cette période pouvait, pour évaluer l'existence et, le cas échéant, l'étendue du préjudice de surcoût invoqué par ces sociétés sur cette période, dans le respect du principe de la réparation intégrale du préjudice, être considérée comme étant affectée par l'entente. En cet état, elle a légalement justifié sa décision.
Sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche, du pourvoi n° S 22-10.545 et les premiers moyens, pris en leur septième branche, rédigés en des termes identiques, des pourvois n° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, réunis (méthode de détermination du surcoût : problématique des données utilisées pour le groupe de contrôle)
Enoncé des moyens
24. Par le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche, de leur pourvoi, les sociétés Lactalis font le même grief à l'arrêt, alors « qu'il incombe à celui qui sollicite l'indemnisation de préjudices résultant de pratiques anticoncurrentielles de démontrer l'existence d'un lien de causalité entre ces fautes et le préjudice ; que seul ouvre droit à réparation, le dommage en lien causal direct et certain avec la faute commise ; qu'en considérant, concernant la pertinence du choix des groupes de contrôle, et plus particulièrement le groupe de produits sous marque de fabricants (MDF), qu'il ne pouvait être légitimement reproché à l'étude RBB d'avoir, à défaut de données disponibles sur les produits sous MDF en 2007 et 2008, utilisé des données qui n'étaient pas exactement sur la même période que les données du groupe affecté, quand ce biais méthodologique rendait impossible toute comparaison fiable de nature à caractériser un lien de causalité direct et certain entre l'entente et le préjudice invoqué, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
25. Par les premiers moyens, pris en leur septième branche, de leur pourvoi, rédigés de façon identique, les société Eurial et Novandie font le même grief à l'arrêt, alors « que seul est réparable un préjudice en lien de causalité direct avec la faute invoquée ; qu'en l'espèce, il ressortait des termes mêmes de l'un des rapports du cabinet RBB, consultant privé des sociétés demanderesses, "[qu']en l'absence de données pour les années 2007 et 2008, l'observation comparée des indices de prix des produits MDD affectés et des MDF pendant le cartel ne permet de conclure ni à l'existence d'un effet du cartel, ni à l'absence d'effet du cartel" (Rapport du 22 mai 2020, p. 10, point 23) ; qu'après avoir constaté que le consultant privé des demanderesses avait, pour identifier le surcoût causé par l'entente, mis en oeuvre une analyse en "double différence", dont le but était de comparer au cours des mêmes périodes, antérieure, concomitante puis postérieure à l'entente, l'évolution des prix des produits affectés par l'entente et celle des prix des produits non affectés par celle-ci, la cour d'appel a considéré qu'il ne pouvait être légitimement reproché à l'étude RBB d'avoir, à défaut de données disponibles sur les produits de marques de fabricant en 2007 et 2008, utilisé des données d'une autre période, laquelle ne coïncidait pas exactement avec celle des données du groupe affecté dès lors que "les principes de base de l'économétrie ne s'y opposent pas" ; qu'en se prononçant par de tels motifs, quand il lui appartenait de rechercher si les principes de base de la responsabilité civile n'étaient pas de nature à s'opposer à l'application d'une méthode ainsi viciée par l'absence de coïncidence temporelle des données employées pour comparer l'évolution des prix des produits affectés par l'entente à celle des prix des produits épargnés par cette entente, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
26. L'arrêt retient, se référant à un ouvrage d'économétrie, qu'il cite, que, concernant la pertinence du choix des groupes de contrôle, retenus pour rechercher l'existence d'un surcoût sur les produits vendus sous MDD ayant fait l'objet de l'entente, et plus particulièrement le groupe de produits sous marque de fabricant (MDF), il ne peut être reproché à l'étude économique du cabinet RBB d'avoir, à défaut de données disponibles sur les produits vendus sous MDF en 2007 et 2008, utilisé des données qui ne relèvent pas exactement de la même période que les données du groupe affecté, dès lors que, dans ce cas, les principes de base de l'économétrie ne s'y opposent pas.
27. En cet état, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain que la cour d'appel, en se fondant sur une analyse théorique relative à la composition de panels de données pour opérer des comparaisons dont la pertinence, ainsi qu'il ressort des conclusions échangées devant elle, a été discutée entre les parties, a estimé que la méthodologie qui lui était soumise était, malgré la thèse adverse, de nature à établir l'existence d'un préjudice de surcoût par l'emploi de la méthode des double-différences, procédant ainsi à la recherche prétendument omise.
28. Les moyens ne sont donc pas fondés.
Sur le cinquième moyen (moyen additionnel) du pourvoi n° S 22-10.545 et les premiers moyens, pris en leurs cinquième et sixième branches, rédigés en des termes identiques, des pourvois n ° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, réunis (caractérisation de « l'effet d'ombrelle »)
Enoncé des moyens
29. Par le cinquième moyen de leur pourvoi, les sociétés Lactalis font le même grief à l'arrêt, alors « que l'appréciation de l'existence et du montant d'un préjudice anticoncurrentiel selon la méthode dite de "double différence" consiste à comparer l'évolution des prix des produits affectés par l'entente par rapport à un groupe de contrôle de produits témoins non affectés par l'entente ; qu'en considérant que le groupe de contrôle de produits laitiers sous MDD non affectés par l'entente retenu par les sociétés Cora et Match était représentatif et pouvait être pris en compte, tout en admettant ensuite qu'elles pouvaient néanmoins invoquer un préjudice d'ombrelle sur ce même groupe de produits, ce dont il résultait que l'entente n'avait pas été sans conséquence sur les produits en cause et ôtait nécessairement toute représentativité à ce groupe de contrôle, la cour d'appel qui a entaché sa décision d'une contradiction manifeste, a violé de plus fort l'article 1382 ancien du code civil devenu l'article 1240 du même code. »
30. Par les premiers moyens, pris en leurs cinquième et sixième branches, de leur pourvoi, les sociétés Eurial et Novandie font le même grief à l'arrêt, alors :
« 5°/ que les juges du fond ne peuvent, sans entacher leur décision d'une contradiction de motifs, considérer qu'une même catégorie de produits, en l'espèce fournis par des entreprises extérieures à l'entente, peut valablement être utilisée comme un "groupe de contrôle" composé de produits non affectés par l'entente, afin de faire apparaître, par effet de contraste, le surprix causé par l'entente, et, dans le même temps, considérer que les prix de cette même catégorie de produits ont subi un "effet d'ombrelle", ce qui postule au contraire qu'ils ont été affectés par l'entente, du fait du comportement consistant, de la part de leurs fournisseurs, à fixer, dans le sillage des membres de l'entente, leurs propres prix à un niveau plus élevé que celui qu'auraient permis des conditions normales de concurrence ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a considéré que les produits laitiers sous marque de distributeur fournis par des entreprises extérieures à l'entente pouvaient valablement être utilisés comme un "groupe de contrôle" de produits non affectés par l'entente, dans le cadre du modèle économétrique des doubles différences, dès lors que l'échantillon retenu était suffisamment représentatif des produits sous marque de distributeur achetés par Cora et Match ; qu'elle a toutefois retenu plus bas que les prix des produits laitiers fournis par des entreprises non membres de l'entente et commercialisés sous marque de distributeur avaient subi un "effet d'ombrelle", lui-même révélé par l'examen de leur évolution dans le temps ; qu'en se prononçant ainsi par des motifs contradictoires, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
6°/ que "l'effet d'ombrelle" désigne la situation dans laquelle des entreprises qui ne sont pas elles-mêmes parties à une entente ont, par mimétisme, pu fixer, dans le sillage des membres de l'entente, les prix de leurs propres produits à un niveau plus élevé que ne l'auraient permis les conditions normales d'une concurrence non faussée (CJUE, 5 juin 2014, C-557/12, [N] et a.) ; qu'en l'espèce, la Cour d'appel a considéré que les sociétés Cora et Match avaient apporté la preuve d'un tel effet d'ombrelle ayant concerné les produits laitiers sous marque de distributeur que leur avaient livrés des entreprises tierces à l'entente ; qu'en jugeant néanmoins que, dans la mise en oeuvre de la méthode dite des "doubles différences", laquelle a pour objet de comparer, au cours de plusieurs périodes, l'évolution des prix des produits affectés par l'entente et celle des prix de produits d'un "groupe de contrôle" composé de produits similaires non affectés par l'entente, les sociétés demanderesses avaient valablement pu intégrer à ce "groupe de contrôle" les produits laitiers sous marque de distributeur que leur avaient livrés des entreprises tierces à l'entente dès lors que l'échantillon utilisé était suffisamment représentatif, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales qui découlaient de ses propres appréciations selon lesquelles les prix de ces produits avaient subi un effet d'ombrelle et n'avaient donc pas été épargnés par tout effet de contamination de l'entente ; que, ce faisant, elle a violé de plus fort l'article 1382 ancien, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
31. L'arrêt retient que les sociétés Cora et Match invoquent « l'effet d'ombrelle » sur les prix, lequel consiste dans la circonstance où des entreprises, qui ne sont pas elles-mêmes parties à une entente, fixent, délibérément ou non, dans le sillage des agissements de cette entente, leurs propres prix à un niveau plus élevé que ce que les conditions de la concurrence leur auraient permis de faire. Il constate qu'en se fondant sur les prix d'achat des sociétés Cora et Match relatifs aux produits laitiers sous MDD non affectés par l'entente, l'étude RBB établit que ces derniers ont connu une augmentation tarifaire fin 2007 et début 2008 de moindre ampleur que ceux objet du cartel et quelques mois après les hausses constatées sur ces derniers produits. Il retient que le choix du cabinet RBB des produits sous MDD non affectés est suffisamment pertinent, en ce qu'il s'agit de données empiriques fondées sur les achats effectifs des sociétés Cora et Match sur cette période.
32. En cet état, c'est sans se contredire et sans méconnaître les conséquences légales de ses constatations que la cour d'appel a pu décider que, au regard des données qui étaient versées aux débats, les prix relevés sur les produits, qui n'étaient pas l'objet de l'entente, pouvaient révéler l'existence d'un « effet d'ombrelle » sur ces produits, et que ces produits pouvaient aussi être inclus dans le groupe de contrôle destiné à examiner l'existence d'un surprix sur les produits objet de l'entente, leur inclusion dans ce groupe de contrôle, cependant qu'ils auraient eux-mêmes été vendus à un prix plus élevé que ceux qui auraient prévalu en l'absence d'entente, n'ayant pour conséquence que de réduire l'ampleur du surcoût relevé, le cas échéant, sur les produits objet de l'entente.
33. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le deuxième moyen, pris en ses huitième et neuvième branches, du pourvoi n° S 22-10.545 et les troisièmes moyens des pourvois n° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, rédigés en des termes identiques, réunis (caractérisation du « préjudice d'ombrelle » : lien de causalité entre les hausses de prix relevées sur les produits non affectés par l'entente et les pratiques illicites au regard de la prise en compte du prix d'un intrant)
Enoncé des moyens
34. Par le deuxième moyen, pris en ses huitième et neuvième branches, de leur pourvoi, les sociétés Lactalis font le même grief à l'arrêt, alors :
« 8°/ que si toute personne peut obtenir réparation par les membres d'une entente d'un "effet d'ombrelle" qu'elle a subi, encore faut-il caractériser l'existence d'un lien de causalité entre l'entente et le surprix invoqué à ce titre ; qu'en se bornant à affirmer, pour considérer que les sociétés Cora et Match avaient subi un "préjudice d'ombrelle" certain de 2009 à février 2012, que les parties à l'entente n'étaient pas fondées à critiquer le choix du cabinet RBB des produits MDD non affectés par l'entente dans la mesure où ce choix était suffisamment pertinent puisqu'il s'agissait de données empiriques fondées sur les achats effectifs des sociétés Cora et Match pendant cette période, sans rechercher, comme elle y avait été invitée, si la hausse des prix des produits laitiers sous marques de distributeurs non affectés par l'entente ne résultait pas de facteurs extérieurs à ladite entente et spécialement de la hausse du prix du lait pendant cette période, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien du code civil, devenu 1240 du même code ;
9°/ que si toute personne peut obtenir réparation par les membres d'une entente d'un "effet d'ombrelle" qu'elle a subi, encore faut-il caractériser l'existence d'un lien de causalité entre l'entente et le surprix invoqué à ce titre ; qu'en se bornant à affirmer, pour considérer que les sociétés Cora et Match avaient subi un "préjudice d'ombrelle" certain de 2009 à février 2012, que les sociétés Cora et Match "font valoir que cet effet d'ombrelle est d'autant plus probable quand il s'agit comme en l'espèce de pratiques anticoncurrentielles mises en oeuvre sur l'ensemble du territoire national par des fabricants de produits laitiers frais sous MDD qui représentent plus de 90 % du marché concerné" ou encore que les parties à l'entente n'étaient pas fondées à critiquer le choix du cabinet RBB des produits MDD (Marques de distributeurs) non affectés par l'entente dans la mesure où ce choix était suffisamment pertinent puisqu'il s'agissait de données empiriques fondées sur les achats effectifs des sociétés Cora et Match pendant cette période, la cour d'appel qui a statué par des motifs impropres à établir l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre l'entente alléguée et le préjudice invoqué, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien du code civil, devenu 1240 du même code. »
35. Par les troisièmes moyens de leur pourvoi, les sociétés Eurial et Novandie font le même grief à l'arrêt, alors « que le "préjudice d'ombrelle" désigne le préjudice complémentaire qu'a pu subir l'acheteur lorsque ceux de ses fournisseurs qui n'étaient pas eux-mêmes parties à une entente ont, par mimétisme, pu fixer, dans le sillage des membres de l'entente, les prix de leurs propres produits à un niveau plus élevé que ne l'auraient permis les conditions normales de concurrence (CJUE, 5 juin 2014, C-557/12, [N] et a.) ; que, pour juger que les prix des produits laitiers commercialisés sous marque de distributeur fournis par des entreprises non membres de l'entente avaient subi un « effet d'ombrelle », la cour d'appel s'est bornée à relever que l'étude du cabinet RBB avait établi que ces prix avaient connu une augmentation tarifaire fin 2007 et début 2008, quoique de moindre ampleur que ceux affectés par le cartel et quelques mois après les hausses constatées sur les produits affectés ; qu'en négligeant de rechercher si l'augmentation des prix qu'elle constatait ne s'expliquait pas par l'élévation du prix du lait, matière première employée par tous les industriels de la filière laitière qu'ils fussent, ou non, membres de l'entente, la cour d'appel s'est prononcée par des motifs impropres à caractériser un préjudice d'ombrelle, privant par-là sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
36. L'arrêt estime que l'étude RBB produite dans les dernières conclusions des sociétés Cora et Match prend en considération de manière pertinente la variante du prix du lait, principal intrant dans le secteur, en neutralisant les effets des variations du prix de celui-ci dans l'étude du surcoût subi par ces sociétés et en tenant compte d'un léger décalage temporel pour étudier les effets de ces augmentations sur les prix effectivement pratiqués sur le marché des produits laitiers frais. Il relève que les sociétés Cora et Match se prévalent de ce que les pratiques anticoncurrentielles ont été mises en oeuvre sur l'ensemble du territoire national par des fabricants de produits laitiers frais sous MDD, qui représentent plus de 90 % du marché concerné. Il retient qu'il est établi que les produits laitiers sous MDD, qui ne faisaient pas l'objet de l'entente, ont connu une augmentation tarifaire fin 2007 et début 2008, de moindre ampleur que ceux affectés par le cartel et quelques mois après les hausses constatées sur les produits affectés, et qu'il en est résulté une hausse pour la société Cora de 1,8 % pendant la période de « guerre des prix », de 2,4 % pendant la période d'entente, de 1,6 % pendant la période d'inertie et, pour la société Match, de 2,4 %, de 2,8 % et de 1,4 % pendant ces mêmes périodes. Il retient encore que ces sociétés ont démontré l'existence d'un « effet d'ombrelle » entre 2009 et février 2012, la période postérieure étant trop éloignée des pratiques anticoncurrentielles telles qu'établies par la décision de l'Autorité pour pouvoir la prendre en considération, et que les hausses de prix constitutives de cet « effet d'ombrelle » sont un préjudice certain subi par les sociétés Cora et Match.
37. En l'état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir que les caractéristiques du marché étaient suffisantes pour relier les hausses de prix, subies par les sociétés Cora et Match sur les produits qui ne faisaient pas l'objet de l'entente, aux pratiques illicites mises en oeuvre par les fournisseurs appelés à la réparation, établissant ainsi « un effet d'ombrelle », la cour d'appel, qui a effectué la recherche prétendument omise, a légalement justifié sa décision.
Sur le deuxième moyen, pris en ses quatrième, cinquième et septième branches, du pourvoi n ° S 22-10.545 et les deuxièmes moyens, pris en leurs première, deuxième, troisième et quatrième branches, rédigés en des termes identiques, des pourvois n ° U 22-11.099 et n ° V 22-11.100, réunis (répercussion du surcoût)
Enoncé du moyen
38. Par le deuxième moyen, pris en ses quatrième, cinquième et septième branches, de leur pourvoi, les sociétés Lactalis font le même grief à l'arrêt, alors :
« 4°/ que les orientations de la Commission publiée le 9 août 2019, à l'intention des juridictions nationales, sur la façon d'estimer la part du surcoût répercutée sur les acheteurs indirects et le guide pratique qui les accompagnent, trouvent leur fondement juridique dans l'article 16 de la directive « dommages et intérêts » n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ; qu'en se fondant sur ces orientations de la Commission, pour écarter certains principes admis par la doctrine économique permettant de caractériser l'existence et le montant du préjudice, après avoir constaté que ni la directive du 26 novembre 2014, ni l'ordonnance de transposition n'était applicable au litige dans la mesure où les faits étaient antérieurs, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code ;
5°/ que les orientations de la Commission et le guide pratique sur le surcoût ne fournissent aux juges nationaux que de simples indications ; qu'en considérant que ces documents s'imposaient à elle, la cour d'appel a violé l'article 16 de la directive du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l'Union européenne, ensemble l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code ;
7°/ que l'existence d'un préjudice direct et certain n'est établie qu'à la condition de démontrer que les distributeurs ont été dans l'impossibilité de répercuter la hausse des prix provoquée par l'entente sur les clients ; que l'allocation de dommages et intérêts ne doit pas conduire à un enrichissement sans cause et que si l'indemnisation doit être intégrale, elle ne doit jamais profiter à la victime ; que dès lors, en retenant que les sociétés Cora et Match avaient subi un préjudice direct et certain, du fait d'un surcoût non répercuté lié à l'entente, après avoir constaté que « le document marketing intitulé "Méthodologie de développement produits Cora" justifie que l'entreprise Cora a, dans un choix unilatéral, décidé de maintenir un écart de prix entre les produits MDD et MDF d'au moins 20 %, malgré le surprix dû à l'entente » ce qui démontrait que l'absence partielle de répercussion des surcoûts liés à l'entente sur le consommateur ne résultait pas d'une impossibilité, mais d'une décision commerciale unilatérale de la société Cora, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
39. Par les deuxièmes moyens, pris en leurs première, deuxième, troisième et quatrième branches, rédigés en des termes identiques, de leur pourvoi, les sociétés Eurial et Novandie font le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que le juge ne peut, pour asseoir la preuve des faits dont la matérialité est débattue, se fonder exclusivement sur une expertise privée réalisée à la demande de la partie sur laquelle repose la charge de les établir ; que, par ailleurs, il appartient à la partie qui se prétend victime d'une entente entre ses fournisseurs, de justifier de ce qu'il n'a pu, en tout ou partie, répercuter sur ses propres acheteurs les surcoûts que l'entente lui a occasionnés ; qu'il se déduit de ces principes que le juge ne saurait tenir pour établi le taux de répercussion des surcoûts allégué par le demandeur à l'action indemnitaire en se fondant sur les seules affirmations contenues dans le rapport d'expertise privée produit au soutien de ses intérêts et doit s'assurer de leur exactitude, au besoin en désignant un expert judiciaire aux fins de contrôler leur concordance avec des pièces justificatives ; qu'en l'espèce, pour considérer comme suffisamment démontrés les taux de répercussion de surcoûts allégués par les sociétés Cora et Match, estimés respectivement à 32,7 % et 35,4 % dans le rapport d'expertise de leur consultant privé, la cour d'appel s'est bornée à énoncer que ces taux n'étaient pas utilement critiqués par les sociétés défenderesses, que les analyses précises et chiffrées de l'étude RBB ne se fondaient pas seulement sur des considérations théoriques, mais sur les données spécifiques à leur enseigne concernant les prix de gros et les prix de détails de chaque article et, enfin, que le document marketing intitulé « Méthodologie de développement produits Cora » justifie de ce que la société Cora a, dans un choix unilatéral, décidé de maintenir un écart de prix entre les produits MDD et MDF d'au moins 20 %, malgré le surprix dû à l'entente ; qu'en se prononçant par de tels motifs, lesquels ne révèlent aucun contrôle juridictionnel de la réalité des taux de répercussion allégués dans le rapport d'expertise privée produit par les sociétés demanderesses, ni même un simple examen de leur concordance avec les pièces sur la base desquelles ce consultant privé avait fondé ses estimations, la cour d'appel a violé les articles 16 et 455 du code de procédure civile, ensemble l'article 1315, devenu 1353, du code civil ;
2°/ qu'un opérateur économique n'est pas fondé à solliciter la réparation d'un préjudice qui n'est que la conséquence directe d'un choix de politique commerciale qui lui est propre ; qu'en estimant que les sociétés demanderesses étaient fondées à solliciter la réparation de la fraction des surcoûts qu'elles n'avaient pas répercutée, cependant qu'il ressortait de ses propres constatations que cette absence partielle de répercussion n'avait pas été subie, mais résultait de leur « choix unilatéral » de maintenir un écart de prix entre les produits MDD et MDF d'au moins 20 %, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien devenu 1240 du code civil ;
3°/ qu'en se bornant, pour considérer comme suffisamment établis les taux de répercussion des surcoûts estimés par le consultant privé des sociétés Cora et Match à hauteur de 32,7 % et de 35,4 %, à relever que le document marketing intitulé "Méthodologie de développement produits Cora" justifiait de ce que la société Cora avait, dans un choix unilatéral, décidé de maintenir un écart de prix entre les produits MDD et MDF d'au moins 20 %, malgré le surprix dû à l'entente, sans s'assurer de ce que cet objectif avait été effectivement mis en oeuvre par l'entreprise, ainsi que le requiert la Commission européenne, dans sa communication relative aux orientations à l'intention des juridictions nationales sur la façon d'estimer la part du surcoût répercutée sur les acheteurs indirects (§. 109), ni même rechercher si cet objectif de maintien d'un écart entre les produits MDD et MDF n'avait pas été atteint par une élévation corrélative du prix de ces derniers, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 ancien, devenu 1240 du code civil ;
4°/ qu'en s'abstenant de répondre aux moyens par lesquels la société Eurial faisait valoir, premièrement, que se trouvaient en l'espèce réunis plusieurs facteurs que l'analyse économique identifie comme propices à des taux de répercussion très élevés des augmentations de prix (ampleur de l'entente, réunissant plus de 90 % des produits laitiers MDD offerts sur le marché selon la décision de l'Autorité, produits d'entrée de gamme pour lesquels les consommateurs ont une faible sensibilité au prix), deuxièmement, que les estimations des taux de répercussions établies par le cabinet RBB étaient erronées, puisque reposant sur le postulat inexact consistant à poser que la relation entre les prix de gros et de détail des produits est restée constante entre octobre 2007 et décembre 2015, et, troisièmement, que le choix commercial prétendument affiché par la société Cora de maintenir un écart de prix d'au moins 20 % entre les produits MDD et les produits MDF se trouvait démenti par l'observation du comportement même de ce distributeur, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
40. L'arrêt constate que, dans la dernière version de l'étude de l'expert des sociétés Cora et Match, le taux de répercussion du surcoût est estimé à 32,7 % pour la première et à 35,4 % pour la seconde, et relève que ce taux est critiqué par les défenderesses à la réparation, qui s'appuient sur des contre-études prenant en compte les niveaux de répercussion, élevés, habituellement observés dans le secteur des produits laitiers frais de MDD et sur le fait que l'entente a concerné la quasi-totalité des fabricants de ces produits. Il ajoute que ces dernières font valoir que cette tendance générale est confirmée par les études économiques concernant ce secteur spécifique, et notamment l'étude académique établie par Toulouse School of Economics intitulée « Price transmission in Food Chains : The Case of the Dairy Industry ».
41. Il retient que si les juges du fond ne peuvent ignorer les analyses économiques relatives au marché concerné, ils doivent toutefois prendre en compte les éléments concrets de politique interne de l'entreprise concernée quand ceux-ci sont produits au dossier, relevant que, conformément aux orientations de la Commission européenne sur la façon d'estimer la part du surcoût répercutée, « les documents internes qui décrivent la politique tarifaire d'une entreprise peuvent revêtir une importance particulière. » Il observe que les analyses précises et chiffrées de l'étude RBB ne se fondent pas seulement sur des considérations générales, mais sur les données spécifiques aux enseignes Cora et Match concernant les prix de gros et les prix de détail, tels qu'identifiés via le système européen utilisé dans les codes-barres apposés sur les produits dit EAN (« European article numbering »), et pratiqué par leurs supermarchés. Il retient également que le document intitulé « Méthodologie de développement produits Cora » démontre que l'entreprise Cora a choisi de maintenir un écart de prix entre les produits MDD et MDF d'au moins 20 %, malgré le surprix dû à l'entente.
42. Il ressort de ces constatations et appréciations que, pour retenir l'existence d'une répercussion seulement partielle du surcoût fixé par l'arrêt à un certain taux, lequel est vainement critiqué par la troisième branche du deuxième moyen qui, sous le couvert de manque de base légale, ne tend qu'à remettre en cause l'appréciation souveraine, par les juges du fond, de l'étendue du préjudice, la cour d'appel a analysé tant l'étude produite par les demanderesses à l'indemnisation que celles, la contestant, fournies par les défenderesses à la réparation, ainsi que des pièces internes des sociétés Cora et Match reposant sur un constat de leurs prix effectifs d'achat et de revente pouvant être contrôlés. En cet état, c'est sans inverser la charge de la preuve ni méconnaître son office, le principe de la contradiction ou, en dépit d'une formulation inadéquate, le caractère seulement indicatif des orientations de la Commission européenne qu'elle a pu prendre en considération, peu important que ces orientations aient été émises en exécution de la directive dite « dommages », tout comme les préconisations du guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'article 101 ou 102 du TFUE, que la cour d'appel, qui n'avait pas à entrer dans le détail de l'argumentation des parties, et dès lors que la victime n'est pas tenue de minimiser son dommage, a, à bon droit, décidé que le choix des sociétés victimes de l'entente de ne répercuter que partiellement le surcoût en résultant n'excluait pas la réparation de la partie de celui resté à leur charge, constitutive du préjudice subi par elles.
43. Les moyens ne sont donc pas fondés.
Sur le premier moyen des pourvois incidents (obligation à la dette)
Enoncé du moyen
44. Les sociétés Cora et Match font grief à l'arrêt de rejeter leur demande tendant à voir condamner in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais et Lactalis Nestlé produits frais, Lactalis beurres & crèmes et Groupe Lactalis, Novandie et Eurial à réparer leur préjudice et en conséquence de condamner la société Eurial à payer la somme de 429 286,20 euros à la société Cora et la somme de 69 883,80 euros à la société Match, de condamner la société Novandie à payer la somme de 715 477 euros à la société Cora et la somme de 116 473 euros à la société Match, de condamner in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais et Lactalis Nestlé produits frais à payer la somme de 838 130,20 euros à la société Cora et la somme de 136 439,80 euros à la société Match, et condamner in solidum les sociétés Lactalis beurres & crèmes et Groupe Lactalis à payer la somme de 61 326,60 euros à la société Cora et la somme de 9 983,40 euros à la société Match, alors « que chacun des responsables d'un même dommage doit être condamné à le réparer en totalité, sans qu'il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité auquel il est procédé entre eux et qui n'affecte pas l'étendue de leurs obligations envers la partie lésée ; qu'en retenant, pour refuser de condamner in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais, Lactalis Nestlé produits frais, Lactalis beurres & crèmes, Groupe Lactalis, Novandie et Eurial à réparer le préjudice des sociétés Cora et Match, qu'il convenait de tenir compte de la gravité de l'implication de chacune d'elles dans les pratiques illicites en cause, cependant que les agissements anticoncurrentiels de ces sociétés avaient contribué à la création d'un même dommage, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
45. C'est à tort que la cour d'appel a statué comme elle a fait, dès lors qu'il lui appartenait de condamner l'ensemble des coauteurs d'un même dommage in solidum.
46. Néanmoins, dès lors qu'il n'est pas contesté que la condamnation a été exécutée, le moyen, qui est devenu sans objet, est irrecevable, faute d'intérêt.
Mais sur les quatrièmes moyens des pourvois n° U 22-11.099 et n° V 22-11.100, rédigés en des termes identiques, réunis (caractérisation du préjudice additionnel pris de l'indisponibilité des sommes perdues du fait de l'entente)
Enoncé du moyen
47. Les sociétés Eurial et Novandie font grief à l'arrêt de dire que le préjudice financier serait actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt, alors « que si le préjudice complémentaire de trésorerie afférent à la privation de la jouissance de sommes représentatives de pertes subies par un opérateur économique en conséquence de pratiques anticoncurrentielles doit par lui-même être réparé, compte tenu de l'écoulement du temps entre le moment où les pertes ont été subies et le jour où le juge statue sur leur indemnisation, il incombe au demandeur qui entend, de ce chef, obtenir une réparation supérieure au rendement moyen d'un placement financier sans risque tel que le taux légal des intérêts d'administrer de manière concrète la preuve de l'emploi qu'il aurait raisonnablement pu faire des sommes qui lui ont manqué ; qu'en l'espèce, pour faire droit à la demande subsidiaire des société Cora et Match tendant à l'attribution d'un taux d'intérêt représentatif du "taux marginal de financement" de chacune de ces deux sociétés, la cour d'appel a énoncé que le préjudice financier subi par ces deux sociétés du fait des pratiques anticoncurrentielles les avaient empêchées de disposer de cette somme et avait "nécessairement" eu un impact sur leur trésorerie, ce qui "impliqu(ait)" un accroissement de leur besoin de financement et donc de leurs frais financiers ; qu'en posant par-là, en faveur des demanderesses à l'action indemnitaire, une présomption d'accroissement de leur besoin de trésorerie que ne justifiaient ni les principes du droit commun de la responsabilité civile, ni les principes d'équivalence et d'effectivité du droit de l'Union, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 101 du TFUE. »
Réponse de la Cour
Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
48. Pour appliquer aux dommages et intérêts principaux alloués un taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match représentant le taux marginal auquel ces sociétés se financent, l'arrêt retient que ces sociétés ont été privées, par les pratiques anticoncurrentielles, de disposer de ces sommes, ce qui a nécessairement eu un impact sur leur trésorerie et impliqué un accroissement de leur besoin de financement et donc de leurs frais financiers.
49. En se déterminant par ces motifs, impropres à établir la nature de l'usage qu'auraient fait les sociétés Cora et Match des sommes perdues et permettant l'octroi d'un taux d'intérêt supérieur au taux légal, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le troisième moyen du pourvoi n° S 22-10.545 (fixation du régime des intérêts réparant le préjudice additionnel pris de l'indisponibilité des sommes perdues du fait de l'entente)
Enoncé du moyen
50. Les sociétés Lactalis font grief à l'arrêt de dire que le préjudice financier doit être actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé du présent arrêt, alors « que le juge doit réparer intégralement le préjudice, sans perte ni profit pour la victime ; qu'ainsi la réparation doit correspondre à l'exact préjudice personnellement subi par la victime ; qu'en décidant d'actualiser le préjudice financier subi par les sociétés Cora et Match en appliquant un taux d'intérêt moyen de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé du présent arrêt, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
51. Les sociétés Cora et Match contestent la recevabilité du moyen. Elles soutiennent que les sociétés Lactalis n'ont pas contesté le taux marginal d'actualisation du préjudice dont elles réclamaient l'application. Elles estiment que le grief est nouveau et mélangé de fait et de droit.
52. Cependant, il résulte des conclusions des sociétés Lactalis que celles-ci ont contesté la demande subsidiaire d'indemnisation formulée par les sociétés Cora et Match, fondée sur l'allocation du taux marginal auquel leurs ressources de financement étaient obtenues et qui ne faisait pas état d'une moyennisation des taux qu'elles exposaient avoir subis.
53. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit :
54. Selon ce texte, tout fait de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
55. Pour fixer le montant du taux d'intérêt représentant le préjudice subi par les sociétés Cora et Match du fait de l'indisponibilité des sommes dont elles ont été privées en raison des pratiques anticoncurrentielles, l'arrêt retient que les taux d'intérêts appliqués concernant la société Cora ont été de 4,16 % en 2012, de 4,06 % en 2013, de 3,75 % en 2014, de 3,55 % en 2015, de 3,63 % en 2016, de 3,08 % en 2017, de 3,56 % en 2018, de 3,56 % en 2019 et de 3,56 % en 2020 et que les taux d'intérêts appliqués concernant la société Match ont été de 3,85 % en 2012, de 3,95 % en 2013, de 2,60 % en 2014, de 2,52 % en 2015, de 2,17 % en 2016, de 2,44 % en 2017, de 2,52 % en 2018, de 2,04 % en 2019 et de 3,05 % en 2020 et qu'il en ressort une moyenne du taux d'intérêts ad hoc de 3,65 % concernant la société Cora et de 2,79 % concernant la société Match, de sorte qu'il convient d'indemniser ce préjudice en appliquant ces mêmes taux, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt.
56. En statuant ainsi, alors que le principe de la réparation intégrale impliquait la fixation d'un taux d'intérêt égal à celui supporté, le cas échéant et à le supposer distinct du taux légal, par les sociétés victimes de l'entente pour chaque année d'indisponibilité des sommes dont elles ont été privées, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés.
Sur le quatrième moyen du pourvoi n° S 22-10.545 (contribution à la dette)
Enoncé du moyen
57. Les sociétés Lactalis font grief à l'arrêt de condamner in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais et Lactalis Nestlé produits frais à payer la somme de 838 130,20 euros à la société Cora et la somme de 136 439,80 euros à la société Match et les sociétés Lactalis beurres & crèmes et Groupe Lactalis à payer la somme de 61 326,60 euros à la société Cora et la somme de 9 983,40 euros à la société Match, alors « que la contribution à la dette de réparation du dommage entre les coobligés fautifs a lieu en proportion de la gravité de leurs fautes respectives ; qu'en décidant, sous le couvert de prononcer des condamnations in solidum, de déterminer la part de chaque cartelliste dans la réparation du préjudice selon la gravité de l'implication de chacune des sociétés mises en cause au vu des niveaux d'amendes fixées par l'arrêt de la présente cour du 23 mai 2017 statuant en appel de la décision de l'Autorité, quand le niveau des amendes prononcées ne dépend pas exclusivement de la gravité des pratiques anticoncurrentielles reprochées individuellement à chacun des participants à l'entente, la cour d'appel a violé l'article 1382 ancien du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
58. Il résulte de ce texte que la contribution à la dette de réparation du dommage causé par plusieurs auteurs a lieu en proportion de la gravité des fautes respectives de ces derniers.
59. Pour fixer le montant de la contribution à la dette, l'arrêt retient qu'il est justifié de prendre en compte la gravité de l'implication de chacune des sociétés responsables des pratiques illicites en cause, au regard des montants des amendes fixées par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 23 mai 2017 statuant sur recours contre la décision de l'Autorité.
60. En statuant ainsi, alors que les sanctions prononcées sur le fondement de l'article L. 462-8, alinéa 2, du code de commerce, dans sa version applicable au litige, par l'Autorité ou par la cour d'appel de Paris statuant sur recours, ne se fondent pas sur la seule gravité du comportement des auteurs de pratiques anticoncurrentielles, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le second moyen des pourvois incidents (point de départ des intérêts compensatoires)
Enoncé du moyen
61. Les sociétés Cora et Match font grief à l'arrêt de dire que le préjudice financier devait être actualisé en appliquant le taux d'intérêt de 3,65 % pour la société Cora et de 2,79 % pour la société Match, à compter du 9 février 2012 et jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt, alors « que les intérêts compensatoires destinés à pallier l'indisponibilité des sommes dont la victime a été privée courent de la naissance du dommage à l'extinction de la créance de réparation ; qu'en retenant néanmoins que le préjudice financier des sociétés Cora et Match devait être actualisé en appliquant un taux d'intérêt à compter du 9 février 2012, date de la fin des pratiques prohibées, et jusqu'au seul jour du prononcé de sa décision, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
62. L'arrêt retient que les intérêts compensatoires du préjudice principal sont dus depuis le moment où l'entier préjudice a été constitué, soit à partir du 9 février 2012.
63. En statuant ainsi, alors que les intérêts destinés à compenser le préjudice pris de la privation des sommes, dont le cours s'achève à la date du jugement, la créance de réparation produisant ensuite intérêts au taux légal de plein droit jusqu'à complet paiement en application de l'article 1231-7 du code civil, doivent être alloués en tenant compte de la progressivité de la constitution de ce préjudice, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
64. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt qui condamne in solidum les sociétés LNUF MDD, Lactalis Nestlé ultra frais et Lactalis Nestlé produits frais à payer la somme de 838 130,20 euros à la société Cora et la somme de 136 439,80 euros à la société Match et de celui qui condamne in solidum les sociétés Lactalis beurres & crèmes et Groupe Lactalis à payer la somme de 61 326,60 euros à la société Cora et la somme de 9 983,40 euros à la société Match entraîne la cassation, par voie de conséquence, du chef de dispositif qui condamne la société Eurial à payer la somme de 429 286,20 euros à la société Cora et la somme de 69 883,80 euros à la société Match et de celui qui condamne la société Novandie à payer la somme de 715 477 euros à la société Cora et la somme de 116 473 euros à la société Match, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
Demande de mise hors de cause
65. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de mettre hors de cause les sociétés Cora et Match, dont la présence est nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la onzième branche du deuxième moyen du pourvoi n° S 22-10.545, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il dit recevables les conclusions n° 2 des sociétés du groupe Lactalis et de la société Eurial ultra frais du 30 août 2021 et en ce que, infirmant le jugement entrepris en ce qu'il déboutait les sociétés Cora et Supermarchés Match de l'ensemble de leurs demandes et les condamnait aux dépens et à payer les frais irrépétibles, il le confirme pour le surplus, et, statuant à nouveau des chefs infirmés, dit que les sociétés Cora et Supermarchés Match ont subi un préjudice « financier » certain du fait de l'entente illicite entre fabricants de produits laitiers sur la période de décembre 2006 à février 2012, et fixe celui subi par la société Cora à la somme globale de 2 044 220 euros et celui subi par la société Supermarchés Match à la somme globale de 332 780 euros, l'arrêt rendu le 24 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Dit n'y avoir lieu à la mise hors de cause des sociétés Cora et Supermarchés Match ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.