CJUE, 3e ch., 8 juin 2023, n° C-567/21
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
BNP Paribas SA
Défendeur :
TR
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Jürimäe
Juges :
M.Safjan, M. Piçarra, M. Jääskinen, M. Gavalec
Avocat général :
M. Pikamäe
Avocats :
Me Lyon-Caen,, Me Lyon-Caen, Me Thiriez
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 33 et 36 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant BNP Paribas SA à TR au sujet du licenciement de celui‑ci, qui a fait l’objet d’une décision prononcée par un tribunal anglais, dont les effets sur la recevabilité d’une action introduite ultérieurement, devant des juridictions françaises, donnent lieu à une contestation.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement no 44/2001
3 Les considérants 2, 6, 16 et 19 du règlement no 44/2001 sont libellés comme suit :
« (2) Certaines différences entre les règles nationales en matière de compétence judiciaire et de reconnaissance des décisions rendent plus difficile le bon fonctionnement du marché intérieur. Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de simplifier les formalités en vue de la reconnaissance et de l’exécution rapides et simples des décisions émanant des États membres liés par le présent règlement sont indispensables.
[...]
(6) Pour atteindre l’objectif de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, il est nécessaire et approprié que les règles relatives à la compétence judiciaire, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions soient déterminées par un instrument juridique communautaire contraignant et directement applicable.
[...]
(16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.
[...]
(19) Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32)] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de [cette] convention [...] par la Cour [...] »
4 Figurant au chapitre III dudit règlement, relatif à la reconnaissance et à l’exécution, sous la section 1 de ce chapitre, intitulée « Reconnaissance », l’article 33 du même règlement prévoit :
« 1. Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.
2. En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater, selon les procédures prévues aux sections 2 et 3 du présent chapitre, que la décision doit être reconnue.
3. Si la reconnaissance est invoquée de façon incidente devant une juridiction d’un État membre, celle-ci est compétente pour en connaître. »
5 Sous cette section 1, l’article 36 du règlement no 44/2001 énonce :
« En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »
6 Ce règlement a été abrogé et remplacé par le règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1). Cependant, conformément à l’article 66, paragraphe 2, du règlement no 1215/2012, le règlement no 44/2001 continue à être applicable aux décisions rendues dans les actions judiciaires intentées avant le 10 janvier 2015 qui relèvent du champ d’application de ce dernier règlement.
L’accord de retrait
7 L’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (JO 2020, L 29, p. 7, ci-après l’« accord de retrait »), a été adopté le 17 octobre 2019 et est entré en vigueur le 1er février 2020.
8 L’article 67 de cet accord, intitulé « Compétence, reconnaissance et exécution des décisions judiciaires, et coopération connexe entre autorités centrales », énonce, à son paragraphe 2, sous a) :
« Au Royaume-Uni ainsi que dans les États membres en cas de situations impliquant le Royaume-Uni, les actes ou dispositions suivants s’appliquent comme suit en ce qui concerne la reconnaissance et l’exécution des jugements, décisions, actes authentiques, transactions judiciaires et accords :
a) le règlement [...] no 1215/2012 s’applique à la reconnaissance et à l’exécution des décisions rendues dans le cadre d’actions judiciaires intentées avant la fin de la période de transition [...] »
9 L’article 126 dudit accord prévoit une période de transition commençant à la date d’entrée en vigueur de celui-ci et se terminant le 31 décembre 2020, pendant laquelle, conformément à l’article 127, paragraphe 1, premier alinéa, du même accord, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire, sauf disposition contraire de l’accord de retrait.
Le droit national
Le droit français
10 L’article L. 1234‑5, premier alinéa, du code du travail dispose :
« Lorsque le salarié n’exécute pas le préavis, il a droit, sauf s’il a commis une faute grave, à une indemnité compensatrice. »
11 Aux termes de l’article L. 1234‑9, premier alinéa, de ce code :
« Le salarié titulaire d’un contrat de travail à durée indéterminée, licencié [...], a droit, sauf en cas de faute grave, à une indemnité de licenciement. »
12 Selon l’article L. 1235‑3 dudit code, si le licenciement d’un salarié survient pour une cause qui n’est pas réelle et sérieuse, le juge peut proposer la réintégration du salarié dans l’entreprise, avec maintien de ses avantages acquis, et, si l’une ou l’autre des parties refuse cette réintégration, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur.
13 L’article R. 1452‑6 du même code, dans sa version en vigueur avant son abrogation par le décret no 2016‑660, du 20 mai 2016, relatif à la justice prud’homale et au traitement judiciaire du contentieux du travail (JORF du 25 mai 2016, texte no 30), énonçait :
« Toutes les demandes liées au contrat de travail entre les mêmes parties font, qu’elles émanent du demandeur ou du défendeur, l’objet d’une seule instance.
Cette règle n’est pas applicable lorsque le fondement des prétentions est né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil de prud’hommes. »
Le droit du Royaume-Uni
14 L’Employment Rights Act 1996 (loi de 1996 sur les droits en matière d’emploi, ci‑après l’« ERA 1996 ») comprend une partie X, intitulée « Licenciement abusif ».
15 Le chapitre I de cette partie X, intitulé « Droit à ne pas être licencié abusivement », contient une section 98, qui est libellée comme suit :
« (1) Pour déterminer aux fins de cette Partie si le licenciement d’un salarié est justifié ou abusif, l’employeur doit démontrer :
(a) le motif (ou, s’il en existe plusieurs, le motif principal) du licenciement, et
(b) qu’il s’agit soit d’un motif relevant de la sous-section (2) ou d’un autre motif de fond de sorte à justifier le licenciement d’un salarié occupant le poste que le salarié occupait.
(2) Un motif relève de la présente sous‑section s’il :
[...]
(b) concerne le comportement du salarié.
[...]
(4) Lorsque l’employeur a satisfait aux exigences de la sous‑section (1), la décision de savoir si le licenciement est justifié ou abusif (au regard du motif démontré par l’employeur) :
(a) dépend du fait de savoir si dans les circonstances (y compris la taille et les ressources administratives de l’entreprise de l’employeur), l’employeur a agi de façon raisonnable ou non en le traitant comme un motif valable pour licencier le salarié, et
(b) sera tranchée conformément à l’équité et au bien-fondé du dossier.
[...] »
16 Le chapitre II de ladite partie X, intitulé « Recours en cas de licenciement abusif », comporte une section 118 selon laquelle, lorsqu’un tribunal alloue des indemnités pour licenciement abusif conformément aux sections 112(4) et 117(3), ces indemnités consistent en, d’une part, un basic award (indemnité de base) et, d’autre part, un compensatory award (indemnité compensatoire).
Le litige au principal et les questions préjudicielles
17 Le 25 août 1998, en vertu d’un contrat de droit anglais, BNP Paribas, anciennement BNP SA, a engagé le défendeur au principal afin qu’il travaille au sein de la succursale située à Londres (Royaume-Uni) de cette société française.
18 Le 2 avril 2009, ces parties ont signé un contrat de travail à durée indéterminée, de droit français, qui prévoyait le détachement de l’intéressé à Singapour. Par la suite, en vertu d’un avenant à ce contrat daté du 16 août 2010, il a été affecté à la succursale de Londres.
19 Par une lettre du 30 septembre 2013, le défendeur au principal a été licencié pour faute grave, en raison de faits survenus au cours de son détachement à Singapour, licenciement qu’il a contesté.
20 Il ressort du dossier dont dispose la Cour que, le 20 décembre 2013, ce salarié a saisi l’Employment Tribunal, London Central (tribunal du travail de Londres, Royaume-Uni, ci‑après le « tribunal anglais ») d’une action en constatation de licenciement abusif et en indemnisation à ce titre, tout en formulant une réserve tendant à présenter par ailleurs des demandes de paiement en lien avec la rupture de son contrat de travail.
21 Par un jugement du 26 septembre 2014 (ci‑après le « jugement britannique »), cette juridiction a déclaré cette action bien fondée au regard du droit du Royaume‑Uni et a renvoyé à une audience ultérieure les autres points relatifs aux mesures de réparation. BNP Paribas a versé à l’intéressé une somme de 81 175 livres sterling (GBP) (environ 96 517 euros) à titre d’indemnité compensatoire. Dans ce jugement, ladite juridiction a, notamment, exposé que BNP Paribas avait sanctionné son employé conformément au code du travail français, mais que le conseil de cette société avait accepté que le litige soit tranché en vertu de l’ERA 1996 et de la jurisprudence du Royaume‑Uni.
22 Le 27 novembre 2014, ledit salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Paris (France), afin d’obtenir que BNP Paribas soit condamnée à lui verser diverses sommes, en particulier, des dommages‑intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, une indemnité compensatrice de préavis, une indemnité de licenciement ainsi que des bonus et des primes prévus par son contrat de travail. Par un jugement du 17 mai 2016, ces demandes ont été déclarées irrecevables en raison de l’autorité de la chose jugée s’attachant au jugement britannique.
23 Par un arrêt du 22 mai 2019, la cour d’appel de Paris (France) a infirmé le jugement du 17 mai 2016. Elle a considéré que le jugement britannique avait autorité de la chose jugée en ce qu’il avait estimé le licenciement non fondé sur une cause réelle et sérieuse, mais que le salarié était cependant recevable en ses demandes présentées en France. Cette juridiction a relevé que la requête introduite devant le tribunal anglais indiquait explicitement que l’intéressé sollicitait « une indemnité de base et compensatoire », mais pas « les indemnités et avantages sociaux en lien avec la rupture de son contrat de travail », qu’il entendait obtenir en saisissant une autre juridiction. La cour d’appel de Paris a retenu que les demandes pécuniaires formées devant le tribunal anglais n’étaient pas les mêmes et n’avaient pas la même cause que celles formées devant elle, si bien qu’aucune autorité de la chose jugée ne pouvait leur être opposée. Elle a condamné BNP Paribas au paiement de dommages‑intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, d’une indemnité compensatrice de préavis, d’une indemnité de licenciement ainsi que de bonus et de primes, en application du droit français et du contrat de travail en cause au principal.
24 BNP Paribas a formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour de cassation (France), qui est la juridiction de renvoi dans la présente procédure. Elle invoque, en particulier, l’article 33 du règlement no 44/2001 pour soutenir que, en raison du jugement britannique, les juridictions françaises n’avaient pas la faculté d’examiner les demandes formées par le salarié concerné. À ce titre, en premier lieu, elle considère que l’exception de chose jugée aurait dû être appréciée au regard de l’autorité et de l’efficacité dont le jugement étranger jouissait dans l’État membre où il a été rendu et qu’il aurait fallu rechercher si ce jugement faisait obstacle à ce que les juges d’un autre État membre statuent sur des demandes qui auraient pu être formulées dès l’instance introduite dans ce premier État. En second lieu, elle fait valoir que, dans le litige au principal, les demandes introduites en France par le salarié ont le même objet, à savoir l’indemnisation des conséquences de son licenciement, et la même cause, à savoir le contrat de travail signé le 2 avril 2009, que celles dont avait déjà été saisi le tribunal anglais, de sorte qu’elles se heurteraient à la chose jugée par ce dernier, et donc seraient irrecevables.
25 À cet égard, la Cour de cassation se demande, premièrement, si, au regard des articles 33 et 36 du règlement no 44/2001, la reconnaissance d’une décision rendue par une juridiction d’un État membre peut rendre irrecevable une action opposant les mêmes parties et fondée sur le même contrat, qui a été formée ultérieurement dans un autre État membre afin qu’il soit statué sur des demandes non formulées devant ladite juridiction étrangère, dans la circonstance où le droit de l’État membre d’origine, c’est-à-dire ce premier État, prévoit une règle de concentration des demandes ou d’unicité d’instance et éventuellement le droit de l’État membre requis, c’est‑à‑dire ce second État, prévoit une règle similaire.
26 Selon la juridiction de renvoi, en l’occurrence, s’agissant du droit du Royaume‑Uni, BNP Paribas invoque la règle de l’« abuse of process » issue de la décision du 20 juillet 1843, Henderson v. Henderson, de la Court of Chancery (England and Wales) [Cour de la Chancery (Angleterre et pays de Galles), Royaume-Uni], qui « imposerait aux parties, quand leur question devient l’objet d’un litige devant une juridiction compétente, de porter l’ensemble de leur affaire devant cette dernière afin que tous les aspects de cette question puissent être tranchés, sous réserve d’appel, une fois pour toutes ». La juridiction de renvoi ajoute que, s’agissant du droit français, la règle dite de « l’unicité d’instance » énoncée à l’article R. 1452-6 du code du travail, prévoyant que toutes les demandes liées à un contrat de travail entre les mêmes parties doivent en principe faire l’objet d’une seule instance, était encore en vigueur lors de la saisine du conseil de prud’hommes de Paris.
27 Deuxièmement, dans l’hypothèse où il serait jugé qu’une irrecevabilité ne découle pas des effets d’une décision étrangère, au sens de l’article 36 du règlement no 44/2001, en de telles circonstances, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’incidence d’une éventuelle identité de « cause » et d’« objet » aux fins de l’application des articles 33 et 36 de ce règlement, en particulier eu égard aux demandes spécifiques ayant été formées, dans le cas d’espèce, respectivement devant le tribunal anglais et devant les juridictions françaises.
28 À ce titre, d’une part, la juridiction de renvoi souhaiterait savoir s’il faut qualifier comme ayant un « même objet » toutes les demandes qui ont pour but de sanctionner pécuniairement l’inexécution d’obligations nées d’un même contrat de travail, ou bien s’il convient de distinguer ces demandes selon qu’elles se rapportent soit à des obligations inhérentes à l’exécution de ce contrat, soit à des obligations propres à la rupture de celui-ci.
29 D’autre part, cette juridiction se demande, plus particulièrement, s’il existe une identité d’« objet » entre, d’un côté, une indemnité compensatoire due en cas de licenciement abusif, telle que celle prévue dans le droit du Royaume-Uni par l’ERA 1996, et, d’un autre côté, une indemnité due en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, telle que celle prévue dans le droit français à l’article L. 1235‑3 du code du travail, ou, éventuellement, une indemnité compensatrice de préavis et une indemnité de licenciement, telles que celles prévues respectivement à l’article L. 1234‑5, premier alinéa, et à l’article L. 1234‑9, premier alinéa, de ce code.
30 Troisièmement et enfin, elle voudrait savoir si une action telle que celle en licenciement abusif existant au Royaume‑Uni et une action aux fins de paiement de bonus ou de primes prévus par un contrat de travail doivent être considérées comme ayant la « même cause » et le « même objet », lorsque ces deux actions sont fondées sur un même rapport contractuel entre les parties.
31 Dans ces conditions, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les articles 33 et 36 du règlement [no 44/2001] doivent‑ils être interprétés en ce sens que, lorsque la loi de l’État membre d’origine de la décision confère à cette dernière une autorité telle que celle-ci fait obstacle à ce qu’une nouvelle action soit engagée par les mêmes parties afin qu’il soit statué sur les demandes qui auraient pu être formulées dès l’instance initiale, les effets déployés par cette décision dans l’État membre requis s’opposent à ce qu’un juge de ce dernier État, dont la loi applicable ratione temporis prévoyait en droit du travail une obligation similaire de concentration des prétentions, statue sur de telles demandes ?
2) En cas de réponse négative à cette première question, les articles 33 et 36 du règlement [no 44/2001] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une action telle que celle en “unfair dismissal” au Royaume‑Uni a la même cause et le même objet qu’une action telle que celle en licenciement sans cause réelle et sérieuse en droit français, de sorte que les demandes faites par le salarié de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, d’indemnité compensatrice de préavis et d’indemnité de licenciement devant le juge français, après que le salarié a obtenu au Royaume-Uni une décision déclarant l’“unfair dismissal” et allouant des indemnités à ce titre (compensatory award), sont irrecevables ? Y a-t-il lieu à cet égard de distinguer entre les dommages‑intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse qui pourraient avoir la même cause et le même objet que le “compensatory award”, et les indemnités de licenciement et de préavis qui, en droit français, sont dues lorsque le licenciement est fondé sur une cause réelle et sérieuse, mais ne sont pas dues en cas de licenciement fondé sur une faute grave ?
3) De même, les articles 33 et 36 du règlement [no 44/2001] doivent‑ils être interprétés en ce sens qu’ont la même cause et le même objet une action telle que celle en “unfair dismissal” au Royaume-Uni et une action en paiement de bonus ou de primes [prévus] au contrat de travail dès lors que ces actions se fondent sur le même rapport contractuel entre les parties ? »
Sur les questions préjudicielles
Observations liminaires
32 En premier lieu, s’agissant de l’applicabilité ratione temporis du règlement no 44/2001, il y a lieu d’observer que celui-ci a été abrogé et remplacé par le règlement no 1215/2012, mais que, en vertu de l’article 66, paragraphe 2, de ce dernier, le premier règlement continue à s’appliquer aux décisions rendues dans les actions judiciaires intentées avant le 10 janvier 2015.
33 Ainsi, dans le cadre d’une demande de reconnaissance ou d’exécution d’une décision rendue dans un autre État membre, afin de déterminer lequel de ces deux règlements est applicable ratione temporis, il convient de se référer à la date de l’introduction de l’action ayant abouti à la décision dont la reconnaissance ou l’exécution est demandée (voir, en ce sens, arrêt du 6 juin 2019, Weil, C‑361/18, EU:C:2019:473, point 24).
34 En l’occurrence, l’action ayant abouti à la décision dont la reconnaissance est en cause au principal a été introduite le 20 décembre 2013 devant le tribunal anglais. Il s’ensuit que le règlement no 44/2001 est applicable ratione temporis au litige dont la juridiction de renvoi est saisie.
35 En deuxième lieu, s’agissant de l’applicabilité ratione loci du règlement no 44/2001 nonobstant le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, il importe de relever que, conformément à l’article 67, paragraphe 2, sous a), de l’accord de retrait, lu en combinaison avec les articles 126 et 127 de celui-ci, le règlement no 1215/2012 s’applique, au Royaume-Uni ainsi que dans les États membres en cas de situation impliquant le Royaume-Uni, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions rendues dans le cadre d’actions judiciaires intentées avant la fin de la période de transition, à savoir le 31 décembre 2020.
36 Il en découle que les dispositions relatives à la reconnaissance et à l’exécution qui figurent dans le règlement no 44/2001, lequel avait déjà été abrogé et remplacé par le règlement no 1215/2012 lors de l’adoption de l’accord de retrait, demeurent aussi applicables dans les mêmes conditions.
37 En l’occurrence, étant donné que le jugement britannique dont la reconnaissance est demandée en France a été rendu dans le cadre d’une action judiciaire intentée le 20 décembre 2013, le règlement no 44/2001 est applicable ratione loci au litige au principal.
38 En troisième lieu, s’agissant de l’interprétation du règlement no 44/2001, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort du considérant 19 de celui-ci et dans la mesure où ce règlement remplace, dans les relations entre les États membres, la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la « convention de Bruxelles »), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ladite convention vaut également pour celles dudit règlement, lorsque les dispositions de ces instruments peuvent être qualifiées d’équivalentes (arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a., C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688, point 45 ainsi que jurisprudence citée).
39 Eu égard aux dispositions spécialement visées par la présente demande de décision préjudicielle, il convient de relever qu’une telle équivalence existe entre, d’une part, les articles 26 et 29 de la convention de Bruxelles et, d’autre part, les articles 33 et 36 du règlement no 44/2001, dès lors que le libellé de ces premiers articles a été repris pour l’essentiel dans ces seconds articles. Partant, l’interprétation déjà fournie par la Cour en ce qui concerne les uns vaut également pour les autres.
40 En quatrième et dernier lieu, s’agissant de la portée des questions posées dans la présente affaire, il y a lieu de préciser, d’une part, que la situation en cause au principal correspond à l’hypothèse visée à l’article 33, paragraphe 3, du règlement no 44/2001, à savoir celle où la reconnaissance d’une décision rendue dans un État membre, dit « État membre d’origine », est invoquée de façon incidente devant une juridiction d’un autre État membre, dit « État membre requis ». D’autre part, il ressort du rapport sur la convention de Bruxelles, élaboré par M. P. Jenard (JO 1979, C 59, p. 44), que l’article 26, troisième alinéa, de cette convention, qui équivaut à l’article 33, paragraphe 3, de ce règlement, « concerne les cas où la reconnaissance est invoquée à titre incident, c’est-à-dire comme exception de chose jugée au cours d’une autre procédure », afin d’empêcher que l’introduction dans cet autre État membre de demandes portant sur des points identiques à ceux tranchés par cette décision remette celle-ci en cause.
Sur la première question
41 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 33 du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’article 36 de ce règlement, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail.
42 À cet égard, il y a lieu de relever, à l’instar de M. l’avocat général au point 37 de ses conclusions, que la notion de « reconnaissance » n’est pas définie par le règlement no 44/2001, lequel énonce seulement, à son article 33, paragraphe 1, que les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure et, à son article 36, que, en aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond.
43 Conformément à une jurisprudence constante, les dispositions du règlement no 44/2001 doivent être interprétées de manière autonome, en se référant au système et aux objectifs de celui‑ci (arrêts du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C‑456/11, EU:C:2012:719, point 25, ainsi que du 7 mars 2018, E.ON Czech Holding, C‑560/16, EU:C:2018:167, point 25 et jurisprudence citée).
44 S’agissant des objectifs du règlement no 44/2001, il ressort des considérants 2, 6 et 16 de celui-ci que ce règlement vise, en particulier, à assurer la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale rendues dans les États membres liés par ledit règlement, en unifiant les règles relatives à la compétence judiciaire ainsi qu’en simplifiant les formalités requises en vue de la reconnaissance et de l’exécution de ces décisions (voir, en ce sens, arrêts du 4 octobre 2018, Società Immobiliare Al Bosco, C‑379/17, EU:C:2018:806, point 45 et jurisprudence citée, ainsi que du 12 décembre 2019, Aktiva Finants, C‑433/18, EU:C:2019:1074, point 25).
45 S’agissant du système établi par le règlement no 44/2001, le considérant 16 de celui-ci souligne l’importance de la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union, à plus forte raison lorsque les juridictions des États membres sont appelées à appliquer des règles communes de compétence. Cette confiance réciproque justifie une reconnaissance de plein droit des décisions rendues dans un État membre, comme le prévoit l’article 33, paragraphe 1, de ce règlement, et elle implique une absence de révision de telles décisions quant au fond, comme l’exige l’article 36 dudit règlement (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C‑456/11, EU:C:2012:719, points 28, 35 et 37 ; du 26 septembre 2013, Salzgitter Mannesmann Handel, C‑157/12, EU:C:2013:597, points 31 et 32, ainsi que du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 40).
46 Ladite confiance suppose également que les dispositions relatives au principe de la reconnaissance d’une telle décision, comme celles figurant à l’article 33 du règlement no 44/2001, ne soient pas interprétées de manière restrictive, tandis que les dispositions énonçant des exceptions à ce principe doivent être interprétées de manière stricte (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C‑456/11, EU:C:2012:719, points 28 et 30 ; du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 41, ainsi que du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association, C‑700/20, EU:C:2022:488, point 77 et jurisprudence citée).
47 Dans ce contexte, ainsi que la Cour l’a déjà rappelé en citant le rapport de M. P. Jenard mentionné au point 40 du présent arrêt, la reconnaissance doit « avoir pour effet d’attribuer aux décisions l’autorité et l’efficacité dont elles jouissent dans l’État où elles ont été rendues ». Dès lors, une décision étrangère reconnue en vertu de l’article 33 du règlement no 44/2001 doit déployer en principe, dans l’État requis, les mêmes effets que ceux qu’elle a dans l’État d’origine (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C‑456/11, EU:C:2012:719, point 34 ainsi que jurisprudence citée).
48 Comme M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 42 à 52 de ses conclusions, il découle de cette jurisprudence que, lorsque la reconnaissance d’une décision rendue dans un État membre est invoquée sur le fondement du règlement no 44/2001, il y a lieu en principe, d’une part, de se référer uniquement aux règles de droit de l’État membre d’origine pour déterminer les effets que cette décision doit déployer dans l’État membre requis et, d’autre part, d’attribuer à une telle décision l’autorité et l’efficacité dont elle jouit dans l’État membre d’origine.
49 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que le droit de l’État membre d’origine impose aux parties de concentrer toutes leurs demandes relatives à une même relation juridique au sein d’une seule instance, sous peine d’irrecevabilité. Il convient donc de déterminer si une telle règle procédurale relève de l’autorité et de l’efficacité d’une décision rendue dans l’État membre d’origine lorsque celle‑ci est reconnue dans l’État membre requis, de sorte que les nouvelles demandes formées ultérieurement devant une juridiction de l’État membre requis, entre les mêmes parties et sur la base de la même relation juridique, seraient irrecevables.
50 À cet égard, il convient de relever qu’une telle règle de droit interne de concentration des demandes est de nature procédurale et a pour objet d’éviter que les demandes liées à une seule et même relation juridique liant des parties ne donnent lieu à une multitude d’instances, tant dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que dans celui des parties concernées. Or, une telle règle n’a pas vocation à régir l’autorité et l’efficacité dont une décision jouit dans l’État membre où elle a été rendue, au sens de la jurisprudence citée au point 47 du présent arrêt. Partant, ladite règle n’a pas vocation à s’appliquer aux fins de la détermination des effets attachés à une décision dont la reconnaissance est invoquée pour s’opposer à la recevabilité d’une action opposant les mêmes parties et concernant la même relation juridique qui a été introduite dans un autre État membre postérieurement à cette décision.
51 Comme M. l’avocat général l’a souligné, en substance, aux points 58 à 62 de ses conclusions, une interprétation contraire risquerait de remettre en cause l’application des dispositions relatives à la reconnaissance, qui figurent au chapitre III de ce règlement, et pourrait également compromettre la mise en œuvre des dispositions fixant de façon unifiée la compétence des juridictions des États membres, qui figurent au chapitre II dudit règlement, en ce que cela serait susceptible d’avoir pour conséquence d’empêcher une partie de saisir de nouvelles demandes une juridiction pourtant désignée comme compétente par le même règlement.
52 En tout état de cause, la Cour a rappelé que, si la reconnaissance doit avoir pour effet, en principe, d’attribuer aux décisions étrangères l’autorité et l’efficacité dont elles jouissent dans l’État membre où elles ont été rendues, il en va différemment au stade de l’exécution d’une décision, aux motifs que, lors de cette dernière, il n’y a aucune raison d’accorder à cette décision des droits qui ne lui appartiennent pas dans l’État membre d’origine ou des effets que ne produirait pas une décision du même type rendue directement dans l’État membre requis (voir, en ce sens, arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 66, ainsi que du 4 octobre 2018, Società Immobiliare Al Bosco, C‑379/17, EU:C:2018:806, point 40 et jurisprudence citée).
53 De même, lorsqu’une décision étrangère est reconnue dans l’État membre requis, celle‑ci est intégrée dans l’ordre juridique de cet État membre et les règles procédurales de celui-ci s’appliquent.
54 Il revient à la juridiction de renvoi de déterminer quelles sont les règles procédurales applicables à la suite de la reconnaissance de la décision rendue dans l’État membre d’origine et les éventuelles conséquences procédurales quant aux demandes formulées ultérieurement.
55 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 33 du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’article 36 de ce règlement, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l’État membre requis susceptibles de s’appliquer une fois cette reconnaissance effectuée.
Sur les deuxième et troisième questions
56 Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre aux deuxième et troisième questions.
Sur les dépens
57 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
L’article 33 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu en combinaison avec l’article 36 de ce règlement,
doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l’État membre requis susceptibles de s’appliquer une fois cette reconnaissance effectuée.