Livv
Décisions

CA Versailles, 12e ch., 10 novembre 2022, n° 21/03513

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. THOMAS

Conseiller :

Mmes MEURANT et GAUTRON-AUDIC

Avocats :

Me KEROUREDAN, Mes ARENA et DE BROISSIA

T. com. Versailles, du 28 mai 2021

28 mai 2021

EXPOSE DU LITIGE

Le 31 juillet 2001, Mme [I] [Y], propriétaire d'un local commercial sis [Adresse 2], a signé avec la société Agence du 8 mai un mandat général de gestion immobilière.

Dans le cadre de ce mandat , le 13 février 2014, la société Agence du 8 mai a signé un bail commercial avec la société Aquarium.

A compter du mois de mai 2017, la société Aquarium a accusé des retards dans le paiement de ses loyers. Le 5 novembre 2018, a été délivré à la société Aquarium un commandement de payer la somme totale de 6.916,80 €, resté infructueux.

Mme [Y] a saisi le tribunal de grande instance de Versailles qui, par ordonnance de référé du 12 mars 2019, a déclaré acquise la clause résolutoire, ordonné l'expulsion de la société Aquarium et condamné celle-ci à payer la somme de 11.505,89 €.

La société Aquarium n'ayant pas réglé les sommes auxquelles elle a été condamnée, Mme [Y] a assigné les cautions, M. [Z] et Mme [R], devant le tribunal de commerce de Versailles.

Par jugement du 12 février 2020, le tribunal de commerce de Versailles les a condamnées solidairement au paiement de la somme de 18.681,16 €. Aucun recouvrement n'a été possible.

Par acte du 24 juillet2020, Mme [Y] a assigné la société Agence du 8 mai devant le tribunal de commerce de Versailles en paiement, notamment, de la somme de 18.681,16€ et de celle de 5.000 €.

Par jugement du 28 mai 2021, le tribunal de commerce de Versailles a :

- débouté Mme [Y] de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné Mme [Y] à payer à la société Agence du 8 mai la somme de 2.500 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné Mme [Y] aux entiers dépens.

Par déclaration du 1er juin 2021, Mme [Y] a interjeté appel du jugement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 30 août 2021, Mme [Y] demande à la cour de :

- infirmer en toutes ses dispositionsle jugement rendu le 28 mai 2021 par le tribunal de commerce de Versailles ;

Et statuant à nouveau,

- condamner l'Agence du 8 mai à :

- la somme de 18.681,16 € en réparation du préjudice relevant des fautes commises ;

- la somme de 5.000 € en réparation du préjudice subi à raison des procédures judiciaires entreprises et des manquements à l'obligation de vigilance et de conseil du mandataire ;

- condamner la société Agence du 8 mai à payer à Mme [Y] la somme de 2.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.

Par dernières conclusions notifiées le 29 octobre 2021, la société Agence du 8 mai demande à la cour de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;

- débouter Mme [Y] de ses demandes en jugeant qu'il n'est démontré aucune faute de la société Agence du 8 mai ;

- débouter Mme [Y] en jugeant que les griefs avancés sont sans relation de cause à effet avec le préjudice, Mme [Y] ayant pu mener ses procédures à l'encontre tant de la société Aquarium qu'à l'encontre de ses deux cautions ;

- débouter Mme [Y] de sa demande de dommages et intérêts qui correspond au montant des loyers impayés, lesquels ne peuvent être à charge de l'intermédiaire ;

- la débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- condamner Mme [Y] à payer la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 2 juin 2022.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Sur les fautes alléguées à l'encontre de l'agence du 8 mai

Mme [Y] reproche à l'agence du 8 mai d'avoir opéré un changement de cautions sans l'en informer et sans le faire signer par les parties au bail initial, soit elle-même et la société Aquarium, agissant ainsi au mépris des intérêts de sa cliente. Elle fait état des obligations reposant sur le mandataire et des manquements de l'agence du 8 mai, qui n'a pas procédé aux vérifications quant au sérieux et à la solvabilité des cautions. Elle souligne que l'agence du 8 mai devait l'informer de toute modification sur la situation du bien confié en gestion, et l'a privée de la possibilité de se retourner vers les débiteurs complémentaires. Elle dénonce la légèreté de l'agence du 8 mai quant aux actes de caution du 1er décembre 2016, par lesquels de nouvelles cautions garantissent la société Kapeli, qui n'est pas titulaire du bail. Elle critique le jugement d'avoir déduit l'absence de faute de l'agence du 8 mai de la seule condamnation des cautions.

L'agence du 8 mai soutient n'être pas tenue, en tant que mandataire du propriétaire, d'une obligation de résultat à son égard, et conteste devoir supporter les loyers dont le locataire aurait dû s'acquitter. Elle ajoute que les griefs invoqués par Mme [Y] sont sans relation avec le préjudice, relevant notamment que l'avenant au bail du 19 octobre 2016 n'était en rien nécessaire, de sorte qu'il n'a eu aucune incidence sur le recours de Mme [Y] contre la société Aquarium et ses cautions. Elle avance que les actes de caution du 1er décembre 2016 n'ont pas davantage causé de préjudice à Mme [Y], ne concernant pas le bail de la société Aquarium. Elle conteste toute faute dans la rédaction du bail ou dans la rédaction des engagements de caution, lesquels étaient valables et ont été validés par une décision désormais définitive. Elle indique que la solvabilité des cautions s'apprécie lors de la signature du bail, et non trois ans après.

*****

Mme [Y] ayant confié un mandat général de gestion immobilière à l'agence du 8 mai, la responsabilité de celle-ci peut être engagée sur le fondement des articles 1991 et suivants du code civil. Ainsi répond-elle des dommages-intérêts qui pourraient résulter de l'inexécution de son mandat ; de même elle répond non seulement du dol, mais encore des fautes qu'elle commet dans sa gestion.

Mme [Y] reproche notamment à l'agence du 8 mai d'avoir voulu opérer par acte du 19 octobre2019 un changement de cautions, l'agence ayant voulu substituer à celles visées par le contrat de bail -soit M. [Z] et Mme [R], porteurs de parts de la société Aquarium-, celles de MM. [M], [T] et [U], à la suite de la cession des parts sociales de M. [Z] et Mme [R] à MM. [M], [T] et [U].

Il apparaît en effet que l'agence du 8 mai n'a pas sollicité d'instruction de son mandant en ce sens, ne l'a pas informée de cette initiative, Mme [Y] relevant aussi que cet acte n'ayant pas été signé par la société Aquarium il lui est inopposable.

Cette initiative par l'agence du 8 mai, sans avoir sollicité le bailleur son mandant, pose question, même si elle n'a pas empêché Mme [Y] d'obtenir l'expulsion de la société Aquarium, sa condamnation à lui payer la somme de 11.505,89 €, puis celle des cautions, M. [Z] et Mme [R], parle tribunal de commerce de Versailles le 12 février2020, au paiement de la somme de 18.681,16 €.

En effet cet acte n'a pas entraîné un changement de titulaire du bail, ni une substitution des cautions identifiées dans le bail commercial du 13 février 2014 signé par Mme [Y].

Les mentions qui figurent dans cet avenant sont inexactes, puisque contrairement à ce qui y est indiqué il n'a pas entraîné la substitution des anciens porteurs de parts par les nouveaux, ni une reprise par ces derniers de 'l'intégralité des conditions stipulées dans le bail d'origine (du 13/02/2014)...' qui se seraient retrouvés 'caution solidaire et personnelle du paiement des loyers, charges, accessoires etc...'.

L'agence du 8 mai reconnaît dans ses écritures être le rédacteur de cet avenant. Ce faisant, elle agissait dans le cadre du mandat général de gestion immobilière que lui avait confié Mme [Y].

Or, l'intermédiaire professionnel qui prête son concours à la rédaction d'un acte, après avoir été mandat é par l'une des parties, est tenu de s'assurer que se trouvent réunies toutes les conditions nécessaires à l'efficacité juridique de la convention, même à l'égard de l'autre partie.

Etant en outre tenue dans le cadre de son mandat d'une obligation d'information et de conseil, l'agence du 8 mai devait informer son mandant Mme [Y] des modifications sur la situation du bien confié en gestion, modifications susceptibles d'avoir des conséquences en cas d'impayés.

Dès lors, quand bien même cet avenant n'a pas empêché Mme [Y] d'agir contre le débiteur la société Aquarium ni contre les cautions identifiées par le bail, l'agence du 8 mai a manqué à son obligation d'information et à son devoir de conseil à l'égard de son mandant.

Par ailleurs, par trois déclarations manuscrites, MM. [T], [U] et [M] déclarent se 'porter caution de la société Kapeli et de ses représentants associés pour les obligations contractées par la signature d'un avenant commercial venant au droit d'un bail commercial signé le 1/12/2016, cet engagement de caution porte sur un local commercial situé [Adresse 2]'.

Si l'agence du 8 mai souligne à juste titre que ces engagements de caution sont au nom de la société Kapeli et non de la société Aquarium, preneur du local au titre du bail, et font référence à un bail signé le 1er décembre 2016, elle ne fournit aucune explication sur le fait que l'adresse visée par ces engagements de caution soit le [Adresse 2],soit la même adresse que celle du local commercial objet du bail, étant relevé que MM. [T], [U] et [M] sont ceux qui s'étaient engagés, par l'acte pré-examiné du 19 octobre 2016, à se substituer à M. [Z] et Mme [R] comme cautions de la société Aquarium-, à la suite de la cession à leur profit des parts sociales de M. [Z] et Mme [R].

De même l'agence du 8 mai n'explique pas la raison pour laquelle elle s'est fait remettre, outre ces déclarations de caution, une attestation d'assurance d'Axa Assurance au profit de la société Kapeli, pour l'adresse du [Adresse 2], soit celle du local commercial objet du bail, attestation dans laquelle la société Kapeli est présentée comme 'locataire'.

L'agence du 8 mai ne peut se limiter à soutenir que les cautions visées par le contrat de bail, soit M. [Z] et Mme [R], ont été condamnées, pour en déduire que sa responsabilité ne peut être engagée. Il ressort de ce qui précède que l'agence du 8 mai a manifesté tenté, à tout le moins, de substituer les cautions [T], [U] et [M], et la société Kapeli.

Outre l'absence d'information sur la société Kapeli, 'locataire' assurée comme telle auprès de la compagnie Axa des locaux ayant la même adresse que ceux objets du bail, pour laquelle se sont portés caution MM. [T], [U] et [M] soit les mêmes que ceux qui se sont portés cautions en se substituant aux précédentes cautions de la société Aquarium (M. [Z] et Mme [R]) à la suite du rachat de leurs parts sociales, qui est de nature à révéler un manquement de l'agence du 8 mai à son obligation de renseignement et de conseil, l'agent immobilier doit donner à son mandant toute information utile quant à la bonne fin de l'opération. Il doit s'assurer que se trouvent réunies toutes les conditions nécessaires à l'efficacité juridique de la convention, et en l'espèce la substitution de caution était de nature à permettre à Mme [Y] d'obtenir paiement de ses loyers.

Au vu de ce qui précède, l'agence du 8 mai a manqué à ses obligations de mandataire de Mme [Y], et sa responsabilité est engagée de ce chef. Le jugement sera réformé sur ce point.

Sur le préjudice

Mme [Y] soutient que les actes de caution rédigés par l'agence du 8 mai rendaient inopérants ces cautions, et donc la protection des intérêts de son client, qui s'est retrouvé dans l'impossibilité de recouvrer les loyers. Elle lui reproche de n'avoir pas vérifié la solvabilité des cautions, d'avoir vainement tenté d'y substituer d'autres cautions, et que les actes de caution étaient inopérants et mal rédigés. Elle fait état d'un lien de causalité entre la faute (soit la rédaction d'actes inopérants) et l'impossibilité de récupérer les loyers, qu'il ne s'agit pas de la perte d'une chance. Subsidiairement, si une perte de chance était retenue, elle souligne qu'elle relève de l'appréciation souveraine des juges du fond.

L'agence du 8 mai soutient que Mme [Y] cherche à être indemnisée par son mandataire de sa perte de loyers, ce que la jurisprudence refuse, le mandataire n'étant tenu qu'à une obligation de moyen. Elle ajoute qu'il ne s'agirait en tout état de cause que d'une perte de chance pour le bailleur d'obtenir paiement des loyers, de sorte que la réparation ne pourrait être que partielle. Elle conteste toute faute dans la rédaction du bail ou des cautions, et rappelle qu'un jugement définitif est intervenu.

*****

Si Mme [Y] reproche à l'agence du 8 mai de n'avoir pas vérifié la solvabilité des cautions, cette solvabilité s'apprécie lors de leur engagement de caution soit au moment de la signature du bail ; en l'espèce, le bail a été conclu le 13 février 2014 et ce n'est que trois années plus tard, à compter du mois de mai 2017, que la société Aquarium a accusé des retards dans le paiement de ses loyers. L'action contre les cautions ayant été engagée aprèsla décision du 12 mars2019 ayant condamné la société Aquarium, il ne peut être déduit de l'impossibilité d'obtenir le paiement des sommes mises à la charge des cautions, par jugement du 12 février 2020, que l'agence du 8 mai n'avait pas vérifié, ou insuffisamment, leur solvabilité lors de la conclusion du contrat de bail.

Pour autant, en rédigeant des actes de substitution de caution dépourvus de tout effet, l'agence du 8 mai a privé Mme [Y] de voir le paiement des loyers garantis par l'engagement de trois cautions autres que celles s'étant révélées défaillantes.

L'agence du 8 mai ne peut faire état de la condamnation régulière de la société Aquarium, puis des cautions M. [Z] et Mme [R], pour écarter toute faute de sa part.

La responsabilité de l'agence du 8 mai est engagée notamment pour avoir rédigé des actes dénués d'efficacité juridique, ce qui a privé Mme [Y] de pouvoir agir contre les nouveaux porteurs de parts de la société Aquarium.

Néanmoins, l'indemnisation ne saurait porter que sur la perte de chance de Mme [Y] d'obtenir par le preneur -ou par les cautions- le paiement des loyers dus. Dès lors, Mme [Y] ne peut prétendre à être indemnisée par l'agence du 8 mai à hauteur des loyers qui auraient dû lui être payés.

La Cour retient que les agissements fautifs de l'agence du 8 mai ont privé Mme [Y] de la possibilité de voir les loyers pris en charge par les cautions à hauteur de 20% de chance. Aussi, Mme [Y] produisant un décompte faisant état d'un total de loyers impayés de 18.861,16 €, l'agence du 8 mai sera condamnée à lui verser la somme de 3772,23 € arrondie à 3772 €.

Sur les autres demandes

Il ne sera pas fait droit à la demande présentée par Mme [Y] tendant à l'indemnisation de son préjudice subi à raison des procédures judiciaires entreprises et des manquements à l'obligation de vigilance et de conseil du mandataire, ce préjudice étant couvert par l'indemnisation octroyée au titre de la perte de chance et des frais irrépétibles.

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné Mme [Y] au titre des dépens et frais irrépétibles.

Succombant au principal, l'agence du 8 mai sera condamnée au paiement des entiers dépens, ainsi qu'au versement à Mme [Y] d'une somme de 2.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire,

Infirme en toutes ses dispositions le jugement,

Statuant à nouveau,

Condamne l'Agence du 8 mai à verser à Mme [Y] la somme de 3772 € au titre de la perte de chance,

Déboute les parties de leurs autres demandes,

Condamne la société Agence du 8 mai à payer à Mme [Y] la somme de 2.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.