CA Colmar, 3e ch. civ. A, 17 octobre 2016, n° 16/00380
COLMAR
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Supermarche Robertsau (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Martino
Conseillers :
Mme Wolf, Mme Fabreguettes
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
La SAS Supermarché Marché U, aux droits de laquelle vient la Sarl Supermarché Robertsau, a entrepris en 2010 la transformation d'un ancien garage situé [...] en magasin d'alimentation dont elle serait chargée de l'exploitation. Ce garage était alors la propriété de la SCI de l'Ancien Garage, avec laquelle elle a donc conclu un bail commercial pour la location des murs.
Selon contrat sous seing privé en date du 3 août 2010, la Sarl Supermarché Robertsau a chargé la société L2 Développement de l'assistance à maître d'ouvrage, avec notamment pour mission d'élaborer le dossier de permis de construire pour les travaux de transformation, la conclusion des marchés et le suivi de ces travaux, avec l'aide d'un architecte, Monsieur Jean R..
L'exécution de ce contrat a connu quelques vicissitudes, car les plans initiaux élaborés par la société L2 Développement prévoyaient l'installation au sous-sol de l'ancien garage des réserves et de la salle des machines, mais ces plans se sont révélés incompatibles avec le PPRI et il a donc fallu prévoir la construction d'un étage, ce qui a créé un conflit avec les propriétaires du terrain voisin, les consorts R., qui ont formé pour ce motif un recours gracieux contre le permis déjà accordé.
Les parties se sont alors rapprochées et un protocole d'accord a été signé le 26 mars 2012 entre les consorts R., la Sarl Supermarché Robertsau, la SCI de l'Ancien Garage et la Sarl L2 Développement, par lequel cette dernière s'engageait à effectuer divers travaux dans un délai de 6 mois après obtention définitive du permis modificatif purgé de tout recours, sous peine de devoir verser aux consorts R. une pénalité forfaitaire de 360 000 euros.
La SCI l'Ancien Garage et la Sarl Supermarché Robertsau se sont engagées dans ce protocole à garantir solidairement les consorts R. de l'exécution de ces engagements pris par la Sarl L2 Développement.
Cette société n'ayant pas respecté le protocole, Madame Astrid R., épouse E., seule propriétaire en dernier lieu, a assigné les trois signataires de l'acte devant le tribunal de grande instance de Strasbourg le 24 avril 2014 pour demander leur condamnation solidaire au paiement du coût des travaux évalué à 62 836,80 euros et de la pénalité forfaitaire convenue, plus un montant de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, soit au total une somme de 427.836,80 euros, hors frais.
Le 24 octobre 2012, la Sarl Supermarché Robertsau avait déjà assigné elle-même la Sarl L2 Développement et Monsieur R. devant ce même tribunal pour voir reconnaître leur responsabilité dans le retard pris par le chantier du fait de cette erreur dans l'élaboration du permis de construire et de ce conflit avec les consorts R., qui avait retardé l'ouverture du magasin prévue initialement en novembre 2011, et pour un manque de suivi de ce chantier, demandant une provision à valoir sur son préjudice et l'organisation d'une expertise judiciaire.
La Sarl L2 Développement, qui adressait à la Sarl Supermarché Robertsau des factures d'appel de fonds correspondant aux différents éléments de sa mission au fur et à mesure de leur achèvement et réclamait en dernier lieu à titre reconventionnel dans le cadre de la procédure susvisée le paiement de trois factures impayées d'un montant total de 344 883,83 euros, a fait l'objet à la demande de certains de ses créanciers d'un redressement judiciaire par jugement de la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Strasbourg du 2 février 2015 , avec désignation de Maître P. en qualité d'administrateur et de Maître C. en qualité de mandataire judiciaire.
Ces derniers ont demandé par requête du 17 juin 2015 au juge de l'exécution de Strasbourg l' autorisation pour la société L2 Développement de faire procéder à la saisie conservatoire des biens meubles et créances de la Sarl Supermarché Robertsau et à l'inscription d'un nantissement provisoire sur son fonds de commerce pour, au vu du montant mentionné, garantir le paiement de deux des trois factures dont le règlement est poursuivi au fond :
' une facture n°2012-09-15-1 d'un montant de 192 915,42 euros, intitulée «décompte final actualisé à fin septembre des travaux réalisés pour votre compte»,
' une facture n°2012-09-15-2 d'un montant de 85 108,46 euros, intitulée «facture d'honoraires pour assistance à maîtrise d'ouvrage, chantier du supermarché de la Robertsau, conformément à la convention du 3 août 2010»,
soit une créance d'un montant total en principal de 278 023,87 euros.
Le juge a par ordonnance du 18 juin 2015 accordé cette autorisation pour ce montant et la somme de 27 802,38 euros au titre des intérêts et frais évalués forfaitairement et la Sarl L2 Développement, représentée par les organes de sa procédure collective, a alors fait procéder le 25 août 2015 à une saisie conservatoire des créances possédées par sa débitrice auprès de la Banque Populaire, le 28 août 2015 à une saisie conservatoire de ses meubles corporels et le 15 septembre 2015 au nantissement provisoire de son fonds de commerce.
Le 16 septembre 2015, la Sarl Supermarché Robertsau a fait assigner la créancière saisissante devant le même juge de l'exécution délégué près le tribunal d'instance de Strasbourg pour demander la rétractation de l'ordonnance du 18 juin 2015 et l'annulation des mesures prises sur son fondement, ainsi que sa condamnation, outre aux dépens de l'instance, à lui payer les sommes de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts et 7 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, contestant notamment l'authenticité des factures et le bien fondé des créances réclamées, ainsi que l'existence de menaces pour leur recouvrement.
Par jugement en date du 13 janvier 2016, le juge a débouté la Sarl Supermarché Robertsau de sa demande de mainlevée des mesures conservatoires et de ses demandes pécuniaires, la condamnant aux dépens, mais a limité les mesures conservatoires autorisées le 18 juin 2015 uniquement à la garantie du paiement de la créance en principal de 192 915,42 euros, correspondant à la première facture, et de 19 291,54 euros en intérêts et frais.
Pour parvenir à cette décision, le juge de l'exécution a écarté l'argument du faux, mais a considéré que seule la facture n° 2012-09-15-1 correspondait à une créance paraissant fondée dans son principe, celle numérotée 2012-09-15-2 retenant un mode de calcul des honoraires ne correspondant pas à la convention des parties.
La Sarl Supermarché Robertsau a interjeté appel le 25 janvier 2016 et, par conclusions déposées le 5 février 2016, elle demande l'infirmation de ce jugement et reprend ses prétentions ainsi que son argumentation de première instance, en réduisant à 3 000 euros la somme réclamée en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Il convient en application de l'article 455 du code de procédure civile de se référer à ces conclusions pour un plus ample exposé de ses moyens et prétentions.
La Sarl L2 Développement, assistée de Maîtres P. et C., a constitué avocat, lequel n'a pas conclu.
MOTIFS DE LA DECISION
Aux termes de l'article L. 511-1 du code des procédures civiles d'exécution«toute personne dont le créance paraît fondée en son principe peut solliciter du juge de l'exécution l' autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur, sans commandement préalable , si elle justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement.»
La validité d'une saisie conservatoire dépend donc, indépendamment du débat au fond pouvant éventuellement opposer le créancier et le débiteur qui ne relève pas de la compétence du juge de l'exécution, de la seule appréciation par ce juge des deux critères tenant à l'existence d'une «créance paraissant fondée en son principe» et de «circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement».
En l'espèce, même si l'appelante discute dans ses écrits de l'authenticité et du bien fondé des trois factures dont la Sarl L2 développement lui réclame le paiement dans le cadre de l'instance au fond, il est constant que les saisies conservatoires n'ont été autorisées qu'en garantie du paiement de deux d'entre elles et que le premier juge a au surplus limité la validité des saisies à la seule créance résultant de la facture n° 2012-09-15-1.
Il n'y a dès lors pas lieu de statuer sur la facture n° 2012-09-15-3 pour la garantie du paiement de laquelle il n'a pas été demandé de mesures conservatoires et qui est donc étrangère aux débats.
S'agissant de la facture n° 2012-09-15-2, pour laquelle en l'absence de conclusions de l'intimée il n'y a pas eu d'appel incident, il convient d'approuver la position du premier juge, qui a constaté qu'elle indiquait un taux d'honoraires pour l'assistance à maîtrise d'ouvrage de 15 % ne correspondant pas à la convention des parties et en a déduit que la créance résultant de cette facture ne pouvait être considérée comme fondée en son principe.
Le contrat d'assistance du 3 août 2010 stipule en effet des honoraires forfaitaires librement négociés, sans référence à un taux déterminé, si ce n'est un taux de 1,5% du montant HT des travaux pour des missions complémentaires hors mission de base,
En l'espèce, il ne résulte d'aucun des éléments produits aux débats que c'est ce taux de 15% qui aurait été négocié à titre forfaitaire entre les parties et il est constant que l'appelante conteste jusqu'à l'existence même de cette facture, fabriquée selon elle pour les besoins de la cause, rappelant aussi que le devis proposé par le gérant de L2 Développement, Monsieur L., faisait état d'un montant d'honoraires de 95 000 euros pour 117 722,40 euros en définitive déjà payés par elle.
S'agissant de la facture n° 2012-09-15-1, il est constaté qu'elle repose sur un décompte établi par L2 Développement en date du 2 juillet 2013 intitulé «Marché U Express Robertsau», alors que la facture est elle-même datée du 15 septembre 2012, retraçant les travaux effectués par l'ensemble des prestataires sur le chantier, y compris les bureaux d'études et de contrôle et les sociétés chargées des branchements en fluides et énergies, avec indication pour chacun d'eux du montant du marché HT et TTC, des acomptes «payés à ce jour» par L2 Développement et des soldes restant dus par cette dernière à ces intervenants, arrêtés au montant total de 142 754,50 euros.
Ce document indique que la somme de 192 915,47 euros, repris par la facture litigieuse, correspond à la différence entre le montant facturé par les diverses entreprises titulaires de lots du marché, soit la somme totale de 1 359 845,72 euros, et apparemment les sommes payées par Supermarché Robertsau à L2 Développement arrêtées au montant total de 1 116 930,30 euros.
Il est en effet constaté que ce dernier montant est visé sur la facture comme «total des sommes reçues à ce jour» (sous-entendu de la Sarl Spermarché Robertsau) et non des sommes payées aux prestataires, ce qui peut expliquer la différence entre le solde total de 142 754,50 euros encore du aux entreprises et le solde plus élévé de 192 915,47 euros réclamé à la mandante, mais pose néanmoins interrogation.
L'appelante produit de son côté, pour contester devoir ce solde, toutes les factures émanant de la Sarl L2 Développement dont elle dit avoir été régulièrement destinataire de la part de sa co contractante, portant quasiment toutes une référence à un ou des éléments de mission visés au contrat, ce qui n'est pas le cas de la facture litigieuse, et qu'elle dit avoir payées pour un montant total de 1 071 047 euros, ainsi que les factures correspondant aux honoraires de la société L2 ou de l'architecte payées pour un total de 117 722,40 euros.
Il convient d'emblée de s'interroger sur la distorsion entre les montants ainsi payés et celui retenu par l'intimée comme «total des sommes reçues», dont en l'absence de conclusions de cette dernière et de production par elle de justificatifs, il est absolument impossible de vérifier la véracité.
Il convient aussi, - en dehors des doutes émis par l'appelante sur l'authenticité des trois factures au constat notamment de nettes différences de polices de caractère, de taille de logo et de mentions de bas de page, qui sont effectivement avérées et ont donné lieu au dépôt d'une plainte pénale pour faux et usage de faux -, de constater que la Sarl Supermarché Robertsau justifie amplement du caractère erroné de nombre des mentions portées par l'intimée dans son décompte du 2 juillet 2013, à savoir que :
' certains des prestataires (SMAC, R., Bureau Veritas) dont les créances sont mentionnées comme payées en tout ou en quasi totalité ont en fait intenté des actions judiciaires pour le paiement de leurs factures contre L2 Développement ou l'appelante elle-même, la société R. ayant même été à l'origine de l'assignation de L2 Développement en redressement ou liquidation judiciaire pour avoir été payée avec un chèque rejeté pour défaut de provision ;
' l'appelante produit diverses factures de prestataires, également prétendûment payées en tout ou partie par L2 Développement, mais qui lui ont été adressées directement par ces derniers (menuiserie M., ALS électricité, AXIMA Réfrigération, M.) et qui portent toutes mention d'un paiement par chèque, dont elle dit qu'il a été de son fait.
Même si ces paiements directs, d'un montant total de 238 805 euros supérieur au montant de la facture litigieuse, ne sont pas autrement justifiés, les éléments produits par l'appelante jettent néanmoins un doute sérieux sur la véracité de la créance pour laquelle l'intimée a sollicité et entrepris les mesures conservatoires contestées.
Il convient encore de relever que la Sarl L2 Développement n'a pas mené sa mission à terme puisqu'il n'y a pas eu réception des différents lots et de l'ouvrage et qu'il n'existe donc pas de décompte final établi de manière contradictoire entre les parties, pouvant conforter cette facturation unilatérale reposant sur des éléments incertains.
Il ne peut en définitive, au vu de toutes ces observations et éléments de preuve contraires apportés par l'appelante, être considéré que la Sarl L2 Développement disposait au moment où elle a saisi le juge de l'exécution d'une créance paraissant fondée en son principe résultant de la facture numérotée 2012-09-15-1 et, dès lors il y a lieu, après infirmation du jugement entrepris, de rétracter l'ordonnance du 18 juin 2015 et, en conséquence, d'ordonner non pas l'annulation, mais, comme le prévoit l'article L. 512-1 du code des procédures civiles d'exécution au cas où les conditions de l'article L. 511-1 ne sont pas réunies, la mainlevée des actes accomplis sur son fondement, dont les frais resteront à la charge de l'intimée.
Il est précisé qu'il est inutile de statuer sur la condition tenant aux menaces pesant sur le recouvrement de la créance dès lors que celle tenant au bien fondé de cette créance en son principe n'est pas remplie, les deux conditions étant cumulatives.
Par ailleurs, aucune faute n'étant caractérisée, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de dommages et intérêts de l'appelante.
Les dépens de première instance et d'appel accroîtront les frais privilégiés de la procédure de redressement judiciaire de l'intimée.
L'équité n'impose pas l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant après débats en audience publique par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, après en avoir délibéré conformément à la loi,
INFIRME le jugement entrepris et, statuant à nouveau,
RETRACTE l'ordonnance rendue par le juge de l'exécution délégué près le tribunal d'instance de Strasbourg le 18 juin 2015, ayant autorisé les mesures conservatoires diligentées par la Sarl L2 Développement, assistée par Maître P., es qualité d'administrateur judiciaire, et Maître C., es qualité de représentant des créanciers sur les biens, créances et fonds de commerce de la Sarl Supermarché Robertsau ;
ORDONNE la mainlevée de ces mesures conservatoires, à savoir, la saisie conservatoire de créances entre les mains de la Banque Populaire d'Alsace Lorraine Champagne du 25 août 2015, la saisie conservatoire de biens meubles chez le débiteur du 28 août 2015 et l'inscription de nantissement judiciaire provisoire du fonds de commerce du 15 septembre 2015, dont les frais seront traités en frais privilégiés de la procédure de redressement judiciaire de la Sarl L2 Développement ;
DEBOUTE la Sarl Supermarché Robertsau du surplus de ses prétentions ;
DIT que les dépens de première instance et d'appel accroîtront les frais privilégiés de la procédure de redressement judiciaire de la Sarl L2 Développement.